Sous la pression populaire, le président bolivien met fin à la présence de Suez en Bolivie

17 février 2005 par Eric Toussaint




Le 13 janvier 2005, après 3 jours de mobilisation des habitants de El Alto, le président bolivien a émis un décret par lequel il met fin à la concession de 30 ans accordée à la transnationale Suez des Eaux. Il s’agit d’une nouvelle victoire du peuple bolivien dans sa lutte pour
récupérer le contrôle public sur ses ressources naturelles. Déjà en avril 2000, les habitants de la région de Cochabamba avaient réussi à se débarrasser de la domination du consortium international dirigé par la transnationale états-unienne Bechtel sur la distribution d’eau dans la
région. En octobre 2003, un soulèvement national durement réprimé (plus de 90 morts) avait entraîner la chute du président Lozada et la suspension du projet de vente du gaz naturel à un consortium transnational privé dirigé lui aussi par des grandes entreprises états-uniennes.

Quelles raisons entraînèrent le soulèvement populaire de janvier 2005 à El Alto ?

Le 24 juillet 1997, suite aux pressions exercées par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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(BM) et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, les autorités boliviennes ont accordé à l’entreprise Aguas del Illimani - Suez une concession de 30 ans pour la distribution d’eau potable et l’assainissement des eaux usées de la municipalité de
El Alto et de la capitale La Paz. Aguas del Illimani est contrôlée par l’entreprise Suez qui domine au niveau mondial le commerce de l’eau en compagnie de Vivendi (France) et de Thames (Grande-Bretagne). Cette concession a été attribuée de manière frauduleuse car on n’a pas respecté les règles normales d’un appel d’offres public. Celui-ci a été lancé sur la base d’une étude réalisée par la banque française Paribas. Une seule entreprise répondit à l’appel : Aguas del Illimani - Lyonnaise des eaux (Suez). Au lieu de procéder à un nouvel appel afin de recevoir
plusieurs offres, le contrat a été signé à la va-vite. Cette concession à une entreprise transnationale est le résultat de la privatisation de l’entreprise municipale publique Samapa, qui a été imposée par la BM, le
FMI et la Banque interaméricaine de développement (BID) lors de la renégociation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
bolivienne en 1996.
La BM est d’ailleurs directement partie prenante de la privatisation puisqu’elle détient 8% des actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
de Aguas del Illimani par le biais de son instrument d’investissement privé, la Société Financière d’Investissements. De son côté, la Lyonnaise des eaux - Suez détient 55% des actions.

Suez privait 200.000 habitants de El Alto d’eau potable.

Alors que Aguas de Illimani affirmait que toute la population de El Alto avait accès à l’eau potable, la réalité était bien différente. 70.000 personnes vivaient dans des maisons non raccordées à la distribution d’eau car le prix du raccordement était exorbitant. En effet, il
atteignait la somme astronomique de 445 dollars soit approximativement 8 mois de salaire minimum. Par ailleurs, 130.000 vivant sur le territoire de la concession accordée à Aguas del Illimani sont en dehors de l’aire desservie par la transnationale.

Insuffisance d’investissement dans l’entretien et l’amélioration des installations

Selon le contrat signé en 1997, Aguas del Illimani était tenue de garantir l’entretien et l’amélioration des conduites d’eau et des égouts. En réalité, les investissements réalisés étaient tout à fait insuffisants. Entre 1997 et 2004, Aguas del Illimani n’aurait investi
que pour un montant de 55 millions de dollars provenant principalement de prêts de la Bm et de la BID ou de dons provenant de gouvernements au titre de l’aide publique au développement. C’est le cas des dons de la Suisse destinés à garantir l’accès des pauvres à l’eau potable.
L’insuffisance d’investissements s’est traduite par des foyers de contaminations dans certains quartiers dus à la distribution d’eau non potable.

Augmentation des tarifs

Au début du contrat, en 1997, les tarifs ont augmenté de 19%. Le coût du raccordement a quant à lui augmenté de 33%. Alors que la loi bolivienne interdit la dollarisation Dollarisation Substitution du dollar à la monnaie nationale, laquelle, à la différence d’un régime d’arrimage, disparaît totalement. La dollarisation est l’ultime stade de la disparition de l’autonomie monétaire. des tarifs (loi 2066 du 11 avril 2000, art. 8), Aguas del Illimani a indexé les tarifs au dollar.

Voler les pauvres et les pouvoirs publics

Avec des tarifs exorbitants, Suez amortissait ses faibles
investissements et s’octroyait un taux de profit de 13%. Non contente de
cela, elle avait obtenu grâce à l’article 26 du contrat la garantie
qu’en cas de non renouvellement de la concession en 2027, les autorités
publiques devraient rembourser à l’entreprise tous les investissements
réalisés. Par ailleurs, alors que Suez s’était engagée à verser à
l’entreprise municipale Samapa 8 millions de dollars par an, celle-ci
affirme qu’elle n’a reçu en réalité que 3,5 millions de dollars par an.

Banque mondiale : juge et partie

Pour toutes ces raisons, l’ensemble de la population de El Alto est
sorti dans les rues trois jours durant exigeant le départ de Aguas del
Illimani - Suez et le retour de la distribution d’eau au secteur public.
Suez a annoncé suite au décret pris par le président de la Bolivie,
qu’elle déposerait plainte auprès du CIRDI CIRDI Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a été créé en 1965 au sein de la Banque mondiale, par la Convention de Washington de 1965 instituant un mécanisme d’arbitrage sous les auspices de la Banque mondiale.

Jusqu’en 1996, le CIRDI a fonctionné de manière extrêmement sporadique : 1972 est la date de sa première affaire (la seule de l’année), l’année 1974 suivit avec 4 affaires, et suivirent de nombreuses années creuses sans aucune affaire inscrite (1973, 1975,1979, 1980, 1985, 1988, 1990 et 1991). L’envolée du nombre d’affaires par an depuis 1996 (1997 : 10 affaires par an contre 38 affaires pour 2011) s’explique par l’effet des nombreux accords bilatéraux de protection et de promotion des investissements (plus connus sous le nom de « TBI ») signés a partir des années 90, et qui représentent 63% de la base du consentement à la compétence du CIRDI de toutes les affaires (voir graphique)). Ce pourcentage s’élève à 78% pour les affaires enregistrées uniquement pour l’année 2011.

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(Centre international des
différends relatifs aux investissements), une des cinq branches du
groupe Banque mondiale. Si jamais, le CIRDI acceptait de recevoir la
plainte, son jugement serait frappé de nullité car la Banque mondiale
serait à la fois juge et partie. En effet, comme indiqué précédemment,
la Banque mondiale est actionnaire de Aguas del Illimani.

Soutenons la lutte des habitants de El Alto et exigeons que Suez s’abstienne de toute demande de dédommagement. Prière de signer et de faire parvenir à qui de droit la lettre suivante :

« Destinataire : Gérard Mestrallet, administrateur de Suez.
Gerard.mestrallet chez suez.com

Copie à july240608 chez yahoo.com
et à info chez cadtm.org

Monsieur,

Je soussigné(e) me déclare solidaire des 200.000 habitants de El Alto (Bolivie) qui n’ont pas accès à l’eau potable et je soutiens la décision légitime des autorités boliviennes prise le 13 janvier 2005 de mettre fin à la concession de 30 ans (1997 - 2026) accordée à Aguas del Illimani dont Suez est l’actionnaire principal.

Je vous demande de renoncer à toute poursuite et à toute demande en dommages et intérêts. Retirez-vous discrètement de ce pays, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

Prénom :

Nom :

En qualité de (facultatif) :

Adresse :


Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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