Sud/Nord, Pays en développement/pays développés : De quoi parle-t-on ?

24 janvier 2020 par CADTM


Carte mondiale avec division traditionnelle pays du Nord / pays du Sud (CC - Wikimedia)



 Un vocabulaire qui n’est pas neutre

Les termes utilisés pour désigner les différentes catégories de pays traduisent les divergences théoriques et politiques en matière d’analyse et de stratégie. Ces divergences portent généralement sur les contenus sociaux des concepts économiques : les catégories de l’économie sont souvent présentées comme reflétant des lois naturelles dans lesquelles les rapports sociaux et les rapports de forces ont peu de place. Ainsi, la conception du sous-développement comme étant un simple retard parfois imputé à des causes naturelles domine-t-elle largement. Passons en revue quelques-uns de ces termes :

« En 1951, j’ai, dans une revue brésilienne, parlé de trois mondes, sans employer toutefois l’expression ‘‘Tiers Monde’’. Cette expression, je l’ai créée et employée pour la première fois par écrit dans l’hebdomadaire français ‘‘l’Observateur’’ du 14 août 1952. L’article se terminait ainsi : ‘‘car enfin, ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers État, veut lui aussi, être quelque chose’’. Je transposais ainsi la fameuse phrase de Sieyes sur le Tiers État pendant la Révolution française. »
Alfred Sauvy, démographe et économiste
Pour le CADTM, la distinction Nord/Sud, Pays développés/pays en développement recouvre également la domination des institutions financières internationales (IFI) comme la Banque mondiale, le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et d’autres bailleurs de fonds, qui imposent des politiques impérialistes et néocoloniales sous le contrôle des grandes puissances du Nord.

Malgré les lacunes de ces différents termes, dans cet article, les termes suivants sont utilisés comme des synonymes : pays du Sud, Sud(s), Périphérie, pays appauvris, pays en développement (PED), tiers-monde.

Ces termes sont généralement utilisés par opposition à : pays du Nord, Nord, Centre, considérés comme des synonymes également. Au sein de ce groupe dominent les principaux pays industrialisés, ou pays impérialistes.

Avec une très grande réticence et pour des raisons liées aux données statistiques, nous nous voyons dans l’obligation de nous baser sur des catégories établies par la Banque mondiale. En effet, nous n’avons pas de ressources suffisantes pour établir à l’échelle mondiale notre propre base de données statistiques qui prendraient en compte des critères bien plus pertinents que ceux sur lesquels la Banque mondiale se fonde pour établir différentes catégories de pays.

En 2020, les « pays en développement » regroupent, selon la Banque mondiale, trois catégories de pays [2], différenciés selon leurs revenus, à savoir :

Selon cette classification, on trouve dans les pays en développement des économies aussi diverses que la Thaïlande et Haïti, le Brésil et le Niger, la Russie et le Bangladesh. Parmi les 60 « pays à revenus moyens supérieurs », la Banque mondiale inclut la Chine. Nous classons la Chine à part vu son fort poids économique et la taille importante de sa population. Selon notre recensement, il y a donc 137 pays du Sud en 2020 (selon la Banque mondiale, il y en a 138).

Schématiquement, le Sud regroupe l’Amérique latine, les Caraïbes, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud, l’Asie du Sud-Est et du Pacifique, l’Asie centrale, la Turquie, les pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est non-membres de l’UE, ainsi que la Bulgarie et la Roumanie qui sont membres de l’UE.

Lorsque nous employons le terme Nord, nous nous référons au groupe de pays identifiés par la Banque mondiale comme ayant atteint un niveau élevé de revenus, à savoir les 80 pays dont le PIB/habitant est supérieur à 12 375 $US annuels (voir liste complète des pays du Sud et du Nord à la fin de l’article).

De la sorte, le Nord regroupe les pays appartenant à l’Europe occidentale, les États d’Europe centrale et d’Europe de l’Est membres de l’UE (à l’exception de la Bulgarie et la Roumanie), les États-Unis, le Canada, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et une quarantaine de pays se situant sous des latitudes variées. Tous ces pays ne sont pas « industrialisés » au sens où leur économie serait composée d’un important secteur industriel produisant des biens manufacturés. En effet, certains de ces pays ne sont que peu ou pas du tout industrialisés, mais sont considérés par les organismes internationaux comme ayant atteint un niveau élevé de revenus soit parce qu’ils ont réussi à attirer d’importants capitaux étrangers notamment grâce à leur statut de paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
(comme le Panama, les Seychelles, les Bahamas, les îles Caïmans), soit parce qu’ils tirent d’importants revenus de l’extraction pétrolière (comme les États arabes du Golfe Persique ou le sultanat de Brunei en Asie du Sud-Est).

 Répartition mondiale de la population, de la richesse et des émissions de CO2

Sur une population mondiale estimée à environ 7,8 milliards d’individus en 2020, les pays du Sud en abritent environ 66 %, la Chine environ 18 %, et les pays du Nord environ 16 % [3].

Répartition de la population mondiale en 2020

Source : Nations Unies

Le produit intérieur brut (PIB) est classiquement l’indicateur utilisé par nombre d’économistes pour évaluer la production de richesses dans le monde. Pourtant, il n’en donne qu’une vision imparfaite, tendancieuse et contestable, au moins pour cinq raisons :

  1. le travail non rémunéré, principalement fourni par les femmes et qui est vital pour la reproduction sociale, n’est pas pris en compte ;
  2. les atteintes portées à l’environnement ne sont pas enregistrées en négatif (voir encadré ci-dessous) ;
  3. l’unité de compte retenue est le prix d’un bien ou d’un service, et non la quantité de travail nécessaire à sa réalisation ;
  4. les inégalités à l’intérieur d’un pays ne sont pas incorporées dans le calcul ;
  5. l’impact de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
    Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
    Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
    sur la progression des indicateurs économiques, politiques, sociaux et culturels des pays est exclu.

Malgré ces lacunes, le PIB est un révélateur des déséquilibres économiques entre le Nord et le Sud. Le PIB ainsi que les autres indicateurs économiques rencontrés dans cet ouvrage sont exprimés en dollars américains ($US) – sauf indication contraire – car aujourd’hui environ 60 % [4] des réserves de change, 88 % [5] des échanges internationaux et la majorité des prêts sont libellés dans cette monnaie.

L’accumulation de richesses est en grande partie concentrée au Nord dans une proportion quasiment inverse à la répartition de la population. Si la part du Nord a diminué ces dernières années dans l’accumulation de richesses mondiales, il convient de noter que cela ne s’explique pas par une plus grande part accumulée par les pays du Sud, mais par la forte croissance économique de la Chine.

RégionsRépartition du PIB mondial
En 2010 En 2018 En 2020
PIB mondial 66 109 milliards $US 85 969 milliards $US 84 456 milliards $US
Pays du Nord
(Pays à haut revenu)
68,8 % 63,5 % 63,3 %
Chine 9,2 % 16,2 % 17,4 %
Pays du Sud 22 % 20,4 % 19,3 %
Dont Pays à revenu
intermédiaire supérieur
(hors Chine)
13,2 % 11,3 % 10 %
Dont Pays à revenu
intermédiaire inférieur
7,9 % 8,5 % 8,7 %
Dont Pays à
faible revenu
0,9 % 0,5 % 0,5 %
Source : Banque mondiale [6] (les totaux et sous-totaux peuvent ne pas tomber juste car les chiffres ont été arrondis)

Le chiffre du PIB par habitant révèle le gouffre économique qui sépare le Nord et le Sud.

RégionPIB par habitant (en $US)
En 2010 En 2018 En 2020
Monde 9 605,6 11 347,3 10 918,7
Nord
(pays à haut revenu)
39 412 45 240,6 44 003,4
Chine 4 550,5 9 905,3 10 434,8
Sud 3 590,2 4 933,1 4 754,8
Dont Pays à revenu
intermédiaire supérieur
(y compris la Chine)
6 324,5 9 468,9 9 177,8
Dont Pays à revenu
intermédiaire inférieur
1 806,5 2 267,6 2 217,2
Dont Pays à faible
revenu
1 125,4 674,4 691,2
Source : Banque mondiale [7]
Répartition géographique des émetteurs de CO2e [8]

On sait que les principaux pays émettant des gaz à effet de serre (GES) aujourd’hui sont les pays du Nord ainsi que la Chine, le Brésil et l’Inde. Il n’est pas rare d’entendre chez de nombreux responsables politiques et chefs de grandes entreprises de pays du Nord le discours selon lequel la Chine est la principale émettrice de GES aujourd’hui et devrait donc être le pays fournissant le plus d’efforts pour diminuer ces émissions et lutter contre le changement climatique. Un tel discours vise en réalité à se dédouaner de toute faute en faisant abstraction de la responsabilité historique des pays du Nord dans les émissions de GES depuis la révolution industrielle du 19e siècle (les GES ont une durée de vie de plusieurs décennies dans l’atmosphère, et leurs effets concrets sur le changement climatique peuvent intervenir 40 ans après leur émission). Un tel discours passe également sous silence le rôle de la Chine dans la division internationale du travail : de nombreuses émissions de GES intervenant en Chine sont la conséquence de la fabrication de biens manufacturés vendus dans le monde entier – et notamment au Nord où le pouvoir d’achat des ménages est le plus grand – par des multinationales dont les sièges se trouvent dans des pays du Nord.

Une analyse plus poussée des émissions de CO2e prenant en compte ces « émissions importées » [9] creuse davantage encore le fossé qui sépare les pays du Nord des pays du Sud.


Répartition géographique des émetteurs de CO2e par pays par catégories de revenu (1971-2012)
 [10]



Population mondiale en 2019 : Pays à faible revenu : 668,45 millions d’habitant, soit 8,71 % ; pays à revenu intermédiaire inférieur : 2,91 milliards d’habitant, soit 37,97 % ; pays à revenu intermédiaire supérieur : 2,86 milliards d’habitant, soit 37,22 % ; pays à revenu élevé : 1,23 milliard d’habitant, soit 16,11 %.


Répartition mondiale des émissions de carbone (2010-2018)
 [11]



Lecture du graphique : Sur la période 2010-2018, l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) est à l’origine de 21% des émissions carbone totales, directes et indirectes (graphique bleu). Si on regarde les émissions individuelles supérieures à la moyenne mondiale (6,2t CO2e par an), responsables de 45 % des émissions totales, cette part passe à 36 % (graphique orange). Elle augmente encore à 46 % si on étudie les émissions supérieures à 2,3 fois la moyenne mondiale, soit le top 10 % (graphique gris), alors que la moitié des émissions individuelles des pays les moins émetteurs du monde n’en émettent que 13 %. Enfin, la part de l’Amérique du Nord atteint la part gigantesque de 57 % des émissions supérieures à 9,1 fois la moyenne, soit le top 1 % des émissions individuelles mondiales, responsables de 14 % des émissions (graphique jaune). Il est donc clair que les États-Unis et le Canada sont les plus grands responsables de la surpollution mondiale massive.



Similairement, le réseau Global Footprint a développé un indicateur alliant simultanément l’indicateur de développement humain Indicateur de développement humain
IDH
Cet outil de mesure, utilisé par les Nations unies pour estimer le degré de développement d’un pays, prend en compte le revenu par habitant, le degré d’éducation et l’espérance de vie moyenne de sa population.
(IDH) et l’empreinte écologique des pays. En tenant compte de ces deux variables, l’analyse de « développement » est tout à fait différente : en 2015, aucun pays dans le monde ne réunissait à la fois un IDH très élevé et une empreinte écologique soutenable. Par ailleurs, les pays s’en rapprochant étaient principalement des pays d’Amérique du Sud, au premier rang desquels, Cuba [12].

Ainsi, les pays du Nord ont pu développer leurs économies et atteindre des niveaux de vie relativement élevés au travers d’importantes émissions de GES. Dans la nécessaire lutte contre le réchauffement climatique, la réduction des émissions de CO2 des États du Nord doit donc être proportionnellement beaucoup plus grande que celle des États du Sud, afin que l’enveloppe d’émissions permises dans le cadre d’une réduction drastique au niveau mondial puisse servir, outre à la réalisation d’une transition vers un système énergétique global 100 % renouvelable, à l’amélioration des niveaux de vie dans les pays du Sud.

Il est fondamental de mettre en cause la responsabilité des grandes entreprises capitalistes au cours des deux derniers siècles. En effet, de très grandes entreprises qui trouvent leur origine au cours du 19e siècle ou au début du 20e siècle, comme Coca-Cola (fondée en 1886), Pepsi-Cola (1898), Unilever (1930), Monsanto (1901), Cargill (1865) dans l’agro-alimentaire, BP (1909), Shell (1907), ExxonMobil (1870), Chevron (1879), Total (1924) dans le pétrole, ThyssenKrupp (1811), ArcelorMittal (issu de différents groupes nés dans la première moitié du 20e siècle) dans l’acier et le métal, Volkswagen (1937), General Motors (1908), Ford (1903), Renault-Nissan-Mitsubishi (groupement de trois entreprises créées entre 1870 et 1932) dans l’automobile, Rio Tinto (1873), BHP Billiton (1895) dans les minerais, ont une responsabilité énorme dans les émissions de GES. Si l’on calculait la quantité de GES que leurs activités ont généré depuis leur naissance, on se rendrait compte que cela représente une proportion très importante de ce qui a été accumulé dans l’atmosphère comme une véritable bombe à retardement qui a fini par exploser. Plus récemment, il faut inclure, dans la liste incomplète mentionnée ci-avant, l’impact néfaste sur l’environnement des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Enfin, il faut y ajouter plus récemment toute une série d’entreprises privées, ou dans certains cas, publiques, originaires de pays capitalistes dits émergents qui jouent également un rôle néfaste au niveau de l’environnement : Gasprom, Rosneft en Russie, Sinopec, Petrochina en Chine, Petrobras et Vale do Rio Doce au Brésil, Coal India et Tata en Inde, etc. Fondamentalement, que ce soit au Nord ou au Sud, le mode de production capitaliste est responsable de la destruction de la planète. Plutôt que rendre l’humanité responsable de la crise écologique en parlant d’anthropocène, il convient d’utiliser l’expression capitalocène, car c’est le mode de production capitaliste qui est en cause.

 Au-delà du clivage Nord-Sud : l’exploitation de classe dans chaque pays

Pourtant, ce panorama de la situation économique mondiale est très incomplet, car il ignore les très fortes inégalités de revenus et d’accumulation de richesses à l’intérieur d’une même catégorie de pays. Le capitalisme s’est étendu à l’ensemble de la planète. Dans ce système, la classe capitaliste, qui représente une minorité infime de la population, s’enrichit toujours plus grâce aux richesses produites par le travail de la majorité de la population, mais aussi grâce à l’exploitation de la nature, sans préoccupation aucune pour les limites physiques de celle-ci. Dépossédés de la propriété des moyens de production, la plupart des femmes et des hommes n’ont d’autre choix pour vivre que de vendre leur force de travail aux capitalistes (propriétaires de ces moyens de production), qui cherchent à rémunérer ce travail au niveau le plus bas possible, empêchant l’écrasante majorité de la population de sortir de la condition sociale dans laquelle elle se trouve. À l’inverse, les richesses accumulées par les capitalistes leur permettent d’investir dans des secteurs variés afin d’augmenter leurs sources de profits en exploitant à la fois les êtres humains et la nature.

Afin de maintenir ses profits au niveau le plus élevé possible et de s’assurer que ce mode de production perdure, la classe capitaliste cherche non seulement à maintenir les salaires directs au niveau le plus bas possible, mais aussi à empêcher la redistribution des richesses en contribuant le moins possible à l’impôt, en se positionnant contre les politiques sociales telles que des services publics de santé, d’éducation, de logement. Les capitalistes ont également intérêt à empêcher l’organisation collective des travailleurs et des travailleuses, notamment en se positionnant contre ce que l’on nomme les droits du travail : droit de se constituer en syndicats, droit de grève, négociations collectives, etc. Inversement, les travailleurs ont tout intérêt à s’organiser afin de gagner des droits sociaux et de contester ces inégalités. Il existe ainsi une lutte des classes au niveau international, dont l’intensité varie selon le niveau d’organisation collective des travailleurs, en un endroit et une période donnés, face aux injustices criantes.

2.153 milliardaires de la planète possédaient en 2019 plus de richesses que 4,6 milliards de personnes, soit 60 % de la population mondiale [13]

Les inégalités économiques entre les différents groupes de la population peuvent être mesurées notamment par le patrimoine possédé par les individus, et par les revenus que touchent ces derniers (revenus du travail – salaires, retraites, différentes allocations sociales – et revenus du capital – profits des entreprises, dividendes perçus par les actionnaires, etc.).

Les groupes les plus pauvres de la population mondiale possèdent littéralement moins que rien : ils sont endettés et doivent de l’argent à leurs créanciers – généralement des banques –, c’est-à-dire aux groupes les plus riches de la population. Aux États-Unis, environ 12 % de la population – soit plus de 38 millions d’individus – ont un patrimoine négatif [14]. Leur niveau d’endettement – dû notamment à des prêts étudiants et à des prêts hypothécaires – est tel qu’il tire vers le bas le patrimoine cumulé des 50 % les plus pauvres de la population au point de le rendre négatif (-0,1 %) [15].

 L’inégalité de la répartition du patrimoine

Part des différents groupes de la population dans le patrimoine totalÉtats-Unis (2014)France (2014)Chine (2014)Inde (2012)
Les 10 % les plus riches 73 % 55,3 % 66,7 % 62,8 %
Dont le 1 % le plus riche 38,6 % 23,4 % 27,8 % 30,7 %
Dont les 9 % suivants 34,4 % 31,9 % 38,9 % 32,1 %
Les 40 % du milieu 27,1 % 38,4 % 26,7 % 30,8 %
Les 50 % les plus pauvres -0,1 % 6,3 % 6,6 % 6,4 %
Source : World Inequality Database (le total de certaines colonnes peut ne pas être égal à 100 % car les chiffres sont arrondis)

 L’inégalité des revenus totaux

Part des différents groupes de la population dans les revenus totauxMonde (2016)UE28 (2016)États-Unis (2014)Chine (2015)Inde (2015)
Les 10 % les plus riches 52,1 % 33,4 % 47 % 41,4 % 56,1 %
Dont le 1 % le plus riche 20,4 % 10,3 % 20,2 % 13,9 % 21,3 %
Dont les 9 % suivants 31,7 % 23,1 % 26,8 % 27,5 % 34,8 %
Les 40 % du milieu 38,2 % 44,6 % 40,4 % 43,7 % 29,2 %
Les 50 % les plus pauvres 9,7 % 22 % 12,6 % 14,8 % 14,7 %
Source : World Inequality Database (le total de certaines colonnes peut ne pas être égal à 100 % car les chiffres sont arrondis)

Les 22 hommes les plus fortunés au monde possèdent plus que l’ensemble de la population féminine d’Afrique [16]

Par conséquent, il ne s’agit à aucun moment d’opposer Nord et Sud dans leur globalité mais de faire émerger une dynamique « géographique » d’ensemble : la plupart des décisions se prennent par une infime minorité de la population du Nord et du Sud (le 1 %) et ont de lourdes conséquences négatives sur l’écrasante majorité de la population du Sud et du Nord (les 99 %). A l’intérieur de chaque pays et de chaque région, le système de domination et d’exploitation existe et se reproduit.

Ainsi, en Inde, une infime minorité s’enrichit de façon phénoménale grâce au travail effectué par les centaines de millions d’Indiens les plus pauvres. Concernant une autre région du monde, le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) révélait en janvier 2020 les mécanismes de prédation et de spoliation utilisés par Isabel dos Santos pour devenir la femme la plus riche d’Afrique, au détriment notamment de la population de son pays, l’Angola [17].

Aux États-Unis – la première économie du monde –, plus de 14 millions de familles, incapables de rembourser leurs prêts hypothécaires, ont été expulsées de leur logement à la suite de la crise des subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
de 2006 (mais les expulsions massives sont bien antérieures à la crise, et continuent largement aujourd’hui).

Au-delà de la distinction entre blocs géographiques, il s’agit avant tout – et c’est là essentiel – de l’exploitation de l’écrasante majorité de la population, au Sud comme au Nord, par l’infime minorité qu’est la classe capitaliste appelée communément « le 1 % ». Le comportement de cette classe dominante est mû par la recherche du profit maximum à court terme. Il est indispensable de comprendre et de combattre ce clivage, sans quoi on risque de ne pas identifier les alternatives pertinentes dans la lutte pour l’émancipation de la grande majorité victime des rapports d’exploitation et d’oppressions.

 La domination patriarcale

Selon Oxfam : Des femmes et des filles assument chaque jour l’équivalent de 12,5 milliards d’heures de travail de soin non rémunéré. Toujours, selon Oxfam : Les femmes réalisent plus des trois quarts du travail non rémunéré dans le monde [18]

De même, il est fondamental de prendre en compte l’oppression et l’exploitation des femmes partout à l’échelle de la planète. L’oppression des femmes est très ancienne et préexiste au capitalisme. On appelle « patriarcat » l’oppression que les femmes subissent en tant que femmes de la part des hommes. Dans le capitalisme, le patriarcat se traduit notamment par l’assignation aux femmes et aux minorités de genre de la majorité des tâches de « reproduction sociale » qui permettent de produire et de régénérer les conditions d’existence de la force de travail (comme l’éducation, les soins, l’alimentation, etc.), et donc du capitalisme. Ces tâches sont majoritairement prises en charge au sein de la sphère familiale, de manière invisibilisée et non-rémunérée. Cette oppression se reproduit de multiples façons au-delà de l’aspect strictement économique : par le langage, la filiation, les stéréotypes, les religions, la culture, etc. L’oppression des femmes et le système patriarcal se combinent de manière indissoluble à l’exploitation capitaliste que ce soit au Sud ou au Nord de la planète. Les effets de l’endettement public et privé illégitime renforcent l’oppression des femmes.

 Des relations Centre-Périphérie au Nord et au Sud

Les grandes entreprises privées du Brésil exercent sur ses voisins d’Amérique latine des rapports impérialistes de domination ; les grandes entreprises de Chine exercent de tels rapports sur plusieurs pays d’Afrique, d’Asie du Sud et d’Asie du Sud-Est. On nomme parfois ces rapports de domination « sous-impérialismes », « impérialismes périphériques » ou encore « impérialismes régionaux ».

Au sein de l’Union européenne dont la quasi-totalité des pays est rangée dans le groupe des pays du Nord (à l’exception de la Roumanie et de la Bulgarie), des pays périphériques sont dominés par les pays aux économies les plus fortes et leurs grandes entreprises privées – c’est notamment le cas des pays dits de la « périphérie Sud » tels que la Grèce, Chypre, l’Espagne, le Portugal et des pays dits de la « périphérie Est » en Europe centrale et orientale. A l’intérieur des États-Unis, le peuple de l’Ile de Puerto Rico est lui-même soumis à une relation néocoloniale.

Il convient dès lors de compléter notre compréhension des relations internationales avec le concept de centre(s) et périphérie(s) économique(s), tant à l’échelle continentale que régionale [19]. Ce modèle centre-périphérie permet de mieux rendre compte du système d’oppression d’un centre constitué d’économies dominantes qui imposent leurs conditions aux économies périphériques qui subissent ce système, basé sur des relations d’inégalités et des mécanismes de dépendance, au service de l’accumulation du capital.


Ont participé à la rédaction de cet article : Maud Bailly, Nathan Legrand, Milan Rivié, Eric Toussaint et le groupe national de coordination du Cadtm Belgique.


Liste des pays du Sud et du Nord (d’après la classification de la Banque mondiale)

ÉCONOMIES À FAIBLE REVENU (PIB PAR HABITANT : 1 025 $US OU MOINS) :

Afghanistan, Bénin, Burkina Faso, Burundi, République centrafricaine, Tchad, République démocratique du Congo (Congo-Kinshasa), Erythrée, Ethiopie, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Haïti, Corée du Nord, Liberia, Madagascar, Malawi, Mali, Mozambique, Népal, Niger, Ouganda, Rwanda, Sierra Leone, Somalie, Soudan du Sud, Syrie, Tadjikistan, Tanzanie, Togo, Yémen


ÉCONOMIES À REVENU MOYEN INFÉRIEUR (PIB PAR HABITANT : 1 026 À 3 995 $US)

Angola, Bangladesh, Bhoutan, Bolivie, Cap-Vert, Cambodge, Cameroun, Comores, République du Congo (Congo-Brazzaville), Côte d’Ivoire, Djibouti, République arabe d’Égypte, El Salvador, Eswatini, Ghana, Honduras, Inde, Indonésie, Kenya, Kiribati, Kirghizistan, Laos, Lesotho, Mauritanie, États fédérés de Micronésie, Moldavie, Mongolie, Maroc, Myanmar, Nicaragua, Nigeria, Pakistan, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Philippines, São Tomé-et-Principe, Sénégal, Îles Salomon, Soudan, Timor-Oriental, Tunisie, Ukraine, Ouzbékistan, Vanuatu, Vietnam, Cisjordanie et Gaza, Zambie, Zimbabwe


ÉCONOMIES À REVENU MOYEN SUPÉRIEUR (PIB PAR HABITANT : 3 996 À 12 375 $US)

Albanie, Algérie, Samoa américaines, Argentine, Arménie, Azerbaïdjan, Belarus, Belize, Bosnie-Herzégovine, Botswana, Brésil, Bulgarie, Chine, Colombie, Costa Rica, Cuba, Dominique, République dominicaine, Guinée équatoriale, Équateur, Fidji, Gabon, Géorgie, Grenade, Guatemala, Guyana, Afrique du Sud, Iran, Iraq, Jamaïque, Jordanie, Kazakhstan, Kosovo, Liban, Libye, Malaisie, Maldives, Maurice, Îles Marshall, Mexique, Monténégro, Namibie, Nauru, Macédoine du Nord, Paraguay, Pérou, Roumanie, Fédération de Russie, Samoa, Serbie, Sri Lanka, St. Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Suriname, Thaïlande, Tonga, Turquie, Turkménistan, Tuvalu, Venezuela


ÉCONOMIES À HAUT REVENU (PIB PAR HABITANT : 12 376 $US OU PLUS) :

Allemagne, Andorre, Antigua-et-Barbuda, Aruba, Australie, Autriche, Bahamas, Bahreïn, Barbade, Belgique, Bermudes, Brunei Darussalam, Canada, îles Caïmans, îles Anglo-Normandes, Chili, Chypre, Croatie, Curaçao, Danemark, Estonie, îles Féroé, Finlande, France, Polynésie française, Gibraltar, Grèce, Groenland, Guam, Hong Kong, Hongrie, Islande, Irlande, République tchèque, Île de Man, Israël, Italie, Japon, Corée du Sud, Koweït, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Macao, Malte, Monaco, Pays-Bas, Nouvelle-Calédonie, Nouvelle-Zélande, Îles Mariannes du Nord, Norvège, Oman, Palau, Panama, Pologne, Portugal, Porto Rico, Qatar, Saint-Marin, Arabie Saoudite, Seychelles, Singapour, Saint-Martin (partie néerlandaise), Slovaquie, Slovénie, Espagne, Saint-Martin (partie française), Suède, Suisse, Taiwan, Trinidad et Tobago, Îles Turques-et-Caïques, Émirats arabes unis, Royaume-Uni, États-Unis, Uruguay, Îles Vierges (États-Unis)


Notes

[1Tariq Khokar, « Should we continue to use the term “developing world” », novembre 2015, http://blogs.worldbank.org/opendata/should-we-continue-use-term-developing-world

[2Banque mondiale, « World Bank Country and Lending Groups », 2020, https://datahelpdesk.worldbank.org/knowledgebase/articles/906519-world-bank-country-and-lending-groups (consulté le 3 janvier 2020).

[3Organisation des Nations Unies, Département des affaires économiques et sociales, Division de la population, World Population Prospects 2019, Online Edition. Rev. 1.

[4Fonds monétaire international, World Currency Composition of Official Foreign Exchange Reserves, troisième trimestre 2019. URL : http://data.imf.org/?sk=E6A5F467-C14B-4AA8-9F6D-5A09EC4E62A4 (consulté le 21 janvier 2020)

[5Banque des règlements internationaux, Triennial Central Bank Survey. Foreign exchange turnover in April 2019, septembre 2019.

[6Banque de données de la Banque mondiale (consultée le 7 avril 2022).

[7Banque de données de la Banque mondiale (consultée le 4 avril 2022).

[8Le CO2e, signifiant littéralement « équivalent de CO2 », permet de comptabiliser des gaz à effet de serre qui ne sont pas pris en compte lorsque l’on parle uniquement de CO2.

[9Par « émissions importées », nous entendons par exemple le cas d’une entreprise textile étatsunienne, décentralisée en Chine, dont les produits seront finalement vendus et consommés aux États-Unis.

[10Source : Indicateurs du développement dans le monde, base de données de la Banque mondiale. Dernières données disponibles. Consultée le 4 mars 2021.

[11Graphique tiré du livre de Thomas Piketty, Capital et idéologie, chapitre 13, éd. du Seuil, septembre 2019. Données disponibles à cette adresse : http://piketty.pse.ens.fr/fr/ideologie

[12Voir Global Footprint Network (2015). Sustainable development : Making it Measurable. Human Development Index & Ecological Footprint per person for nations.
http://www.footprintnetwork.org/documents/Global_Footprint_Network_HDI_poster2015_final_lo-res.pdf

[14Chuck Collins, « Negative Wealth Matters », Inequality.org, 28 janvier 2016. URL : https://inequality.org/great-divide/negative-wealth-matters/ (consulté le 21 janvier 2020).

[15World Inequality Database. URL : https://wid.world (consulté le 21 janvier 2020)

[17Voir Joan Tilouine, « « Luanda Leaks » : la mainmise d’Isabel dos Santos, la femme la plus riche d’Afrique, sur les finances de l’Angola », LeMonde.fr, 19 janvier 2020. URL : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/01/19/luanda-leaks-la-mainmise-d-isabel-dos-santos-la-femme-la-plus-riche-d-afrique-sur-les-finances-de-l-angola_6026507_3212.html (consulté le 21 janvier 2020).

[19Voir François Houtart. « Rapports Nord-Sud ou la rigueur des concepts ». Alternatives Sud, 2016, vol. 23, no 2, p. 157-178.

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