Taxer les banques pour éviter l’ajustement ?

28 novembre 2022 par Mats Lucia Bayer




Le gouvernement espagnol prévoit d’approuver l’introduction de deux nouvelles taxes sur le secteur bancaire et le secteur de l’énergie. Ces impôts, que Pedro Sánchez avait annoncés l’été 2022, et dont il a été récemment confirmé qu’ils seront approuvés en même temps que le budget de 2023 (faisant ainsi partie de ce qui est proposé comme un grand pacte fiscal), ont été l’un des jalons de la politique économique du gouvernement espagnol ces derniers mois. L’État espagnol est actuellement le seul pays membre de l’UE, avec la République tchèque, à avoir proposé une mesure de ce type. En attendant leur approbation, nous savons que ces taxes consisteraient en un prélèvement de 1,2 % sur les revenus de l’électricité et un prélèvement de 4,8 % sur les frais de transaction bancaire. Les raisons avancées pour le développement de ces taxes sont doubles : tout d’abord, Pedro Sánchez a souligné cet été que les bénéfices obtenus par les entreprises des deux secteurs ne tombent pas du ciel, insinuant qu’ils sont quelque part illégitimes ; plus récemment, Nadia Calviño, ministre de l’économie, a clairement indiqué au mois de novembre que les recettes de ces taxes seraient utilisées pour faire face aux dépenses extraordinaires dues aux mesures extraordinaires visant à atténuer les conséquences de l’invasion russe en Ukraine.

Alors que les entreprises qui produisent et distribuent l’énergie auraient augmenté leurs profits de 24 % entre janvier et août de cette année [1], le secteur bancaire aurait rapporté entre janvier et octobre 2022 31 % de profits supplémentaires par rapport à l’année précédente [2]. Sans surprise, les deux secteurs s’opposent à cette nouvelle taxe. Ainsi, ils ont minimisé ces profits obtenus, estimant que leurs profits sont le résultat d’une conjoncture économique dont ils ne sont pas responsables.

Dans le cas du secteur bancaire, ce ne sont pas seulement les banques espagnoles qui s’opposent à la taxe, mais la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
a également averti que cette mesure pourrait avoir des effets contre-productifs. Selon la BCE, la taxe entraînera un resserrement du crédit pour les ménages et les PME. Cette critique est quelque peuconfuse, car, tel que l’explique Yago Álvarez dans El Salto [3], il semble contradictoire de reprocher au gouvernement espagnol des telles conséquences suite à cette taxe alors que le changement de politiques monétaires approuvé par la BCE vise précisément à réduire l’accès au crédit afin de réduire l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. .

Le PSOE (principal parti au gouvernement de coalition espagnol) a choisi de pointer vers Luis de Guindos, vice-président de la BCE mais aussi ancien ministre des finances du Partido Popular sous les gouvernements de Mariano Rajoy, d’être à l’origine de cet « avertissement » [4]. De Guindos ne représente pas seulement le camp le plus monétariste et ordo-libéral, mais cet ancien employé de Lehmann Brothers était également responsable du sauvetage des banques espagnoles après la crise de 2008, qui s’est traduit par le déboursement de 60 milliards d’euros par l’État. Il convient toutefois de souligner que M. De Guindos n’a pas joué un rôle particulièrement belliqueux au cours des dernières années de politiques monétaires expansionnistes, mais que sa position a suivi les orientations fixées par la présidence de la BCE. Circonscrire l’opposition à cette taxe à l’un des responsables de la BCE risque de nous faire perdre de vue les éléments structurels qui délimient le débat en lui-même.

La BCE, parraindes banques

Au-delà des échanges d’avis entre le gouvernement espagnol, les banques et la BCE, il convient de rappeler que le secteur bancaire est l’un des secteurs les plus protégés et les plus soutenus lorsqu’il s’agit de garantir son activité. Ce secteur a bénéficié non seulement des sauvetages bancaires qui ont garanti la solvabilité de plusieurs établissements, mais aussi des politiques monétaires expansives développées depuis 2012 qui, pour alimenter les circuits financiers, ont élargi les capacités commerciales du secteur bancaire et renforcé son pouvoir.

Dans le contexte actuel de la crise de l’inflationla BCE a modifié certaines de ses conditions devis-à-vis des banques afin de ne pas avoir à assumer que celles-ci obtiennent des bénéfices records. Ainsi, le 27 octobre, la BCE a publié une résolution modifiant les conditions de calcul des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
des prêts accordés dans le cadre du programme TLTRO III (Targeted longer-term refinancing operations) à partir de novembre 2023 et jusqu’à leur échéance.

Ces prêts ont été lancés en 2019 à un taux d’intérêt de -0,5 %, que la BCE a abaissé à -1 % en 2020 (c’est-à-dire en versant un euro aux banques pour chaque tranche de 100 qu’elles empruntent) afin « d’éviter que la crise pandémique n’affecte l’économie réelle ». De plus, au moment où la BCE a augmenté ses taux d’intérêt sur les dépôts, la particularité de calculer le taux d’intérêt sur trois ans a permis de générer un différentiel très avantageux pour les banques. Selon le Financial Times, le programme TLTRO III aurait distribué 2,2 trillions d’euros, dont les banques pourraient obtenir 24 milliards d’euros de bénéfices supplémentaires grâce aux changements de politique monétaire [5]. Si l’on considère les chiffres de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
privée dans les figures 1 et 2, on observe que la tendance à la baisse de la dette privée a été légèrement interrompue, de sorte que si, dans le cas des ménages, elle se situe à des niveaux pré-pandémiques, dans le cas des entreprises, elle a reculé de 5 ans pour atteindre les niveaux de 2017. Le malaise généré par le fait que les banques ont ainsi profité de la crise de la pandémie a donc conduit la BCE à modifier les conditions de ces prêts afin de réduire ce différentiel.


Figure1 : Dette des ménages sur le PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
.Source : OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org


Figure2 : Dette des entreprises sur le PIB. Soure : Eurostat

Si l’on tient également compte de l’évolution des conditions des prêts à taux variable, notamment des prêts hypothécaires, le secteur bancaire aura doublement bénéficié des politiques expansionnistes menées pendant la pandémie, d’abord par la baisse des coûts d’emprunt des fonds, et maintenant en pouvant bénéficier à la fois de la BCE et de l’endettement des ménages.

Perspectives et projections

Cela signifie-t-il que la BCE valide implicitement la politique du gouvernement espagnol ? Dans quelle mesure les deux institutions convergent-elles et divergent-elles ? Il y’a-t-il des changements durables dans le consensus au sein de l’UE ? Prenons un peu de recul.

D’une part, il faut souligner le caractère exceptionnel de cette taxe, qui aurait certainement été inimaginable pendant la crise de 2008. Il s’agit d’une mesure qui s’inscrit dans la volonté d’affronter la crise avec des mesures d’endiguement et d’éviter un ajustement plus sévère, comme celui adopté lors de la crise passée. De plus, le gouvernement espagnol a développé depuis le début de la pandémie un discours basé sur l’idée que ses politiques d’endiguement de la crise constituaient une étape décisive vers la fin du néolibéralisme. C’est sur la base de cette projection que le gouvernement Sánchez a voulupolariser contre la BCE lors de ces derniers mois.

Or, non seulement l’écart entre le discours et la pratique est considérable, mais la taxe bancaire et électrique renforce les mécanismes constitutifs du dispositif néolibéral. Dans la pratique, la taxe bancaire n’empêchera pas la population endettée de subir les conséquences des variations des taux d’intérêt, mais compte précisément sur les bénéfices extraordinaires des banques pour la rendre efficace.

Cette impulsion législative ne réside donc pas a priori dans une volonté de partager le fardeau de la crise, mais plutôt dans une volonté de capter une partie de l’extraction de richesse de la population endettée. Dans un contexte de politiques monétaires restrictives, où certains dirigeants monétaires comme le président de la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. allemande préconisent clairement de pousser les économies en récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. afin de juguler l’inflation [6], la politique de taxe bancaire cherche à accompagner cette voie vers la récession et la concentration du capital en dépossédant les petits débiteurs. La force motrice de cette dynamique réside dans la nécessité de faire face à l’énorme dette publique, dans un contexte de conditions de financement en hausse.

Comme nous pouvons le voir dans la figure 3, à l’instar d’autres pays et au rythme de la zone euro, la dette publique espagnole a augmenté de 18 points en 2020 pour s’établir finalement à 118 % du PIB (contre 102 % avant la pandémie), dans une tendance qui devrait être lentement décroissante.


Figure 3 : Dette publique par rapport au PIB. Source : Eurostat

Dans un contexte de changement des politiques monétaires et sans alternative claire à la réintroduction du pacte de stabilité et de croissance en 2023, les niveaux d’endettement actuels pourraient déclencher de nouvelles crises de la dette publique. Ainsi, pour éviter de devoir faire face à un ajustement structurel des dépenses publiques, l’État espagnol s’appuie sur « l’ajustement » que les secteurs bancaire et énergétique opèrent déjà sur la population. Le mirage d’un changement durable des politiques a mis en évidence que, au-delà des projections, nous sommes toujours dans une situation où le néolibéralisme n’est jamais parti et le « néo-keynésianisme » n’est jamais arrivé.

Enfin, il convient de souligner que la gestion de la crise actuelle met une fois de plus en évidence la nature infrastructurelle du secteur bancaire privéen Europe. De par leur conception institutionnelle même, les banques sont les exécutants des politiques financières et monétaires. L’adaptation des politiques monétaires au fonctionnement d’un secteur axé sur la génération de profits privés non seulement n’empêche pas les mécanismes de spoliation de la dette sur la population mais tend également à les renforcer. Afin de trouver une solution à la crise actuelle qui ne conduise pas à une augmentation des inégalités, il est nécessaire d’envisager des mesures qui, au lieu de marcher au pas du secteur bancaire, remettent également en question les structures qui assurent son omnipotence.


Autres articles en français de Mats Lucia Bayer (21)

0 | 10 | 20

Traduction(s)