Thomas Piketty au parlement belge : « Les crises se sont résolues historiquement par une contribution des plus hauts patrimoines privés »

22 mars 2021 par Olivier Mouton


Le CADTM reproduit cet intéressant article résumant une séance de la commission des Finances du parlement fédéral belge au cours de laquelle Thomas Piketty avait été invité. Alors que l’on a besoin de taxer les riches pour financer le coût d’un plan ambitieux pour affronter la pandémie du Covid-19 et les autres dimensions de la crise capitaliste, le gouvernement belge appelé Vivaldi ne se décide pas à prendre des mesures de justice fiscale. La Vivaldi désigne l’actuel gouvernement fédéral belge, composé de quatre grandes familles politiques, comme une pizza quatre saisons, ou l’œuvre musicale du compositeur vénitien : les deux familles politiques de la droite traditionnelle : les libéraux flamands et francophones (Mouvement réformateurs et OpenVLD, ou Vlaamse Liberalen en Democraten) qui sont issus du Parti Libéral aujourd’hui disparu et les partis « chrétiens » flamands et francophones (CDh ou Centre démocrate humaniste et CDenV, Christen-Democratisch en Vlaams) qui proviennent du Parti Catholique qui a dominé la vie politique belge au 19e siècle. A ces partis traditionnels de la bourgeoisie s’ajoutent au gouvernement deux autres familles politiques, les socialistes (PS, parti socialiste, et SP.A, socialistische partij anders), et les écologistes (ECOLO et GROEN). Ce gouvernement est entré en fonction le 1er octobre 2020, plus de 16 mois après les élections législatives du 26 mai 2019. (Note CADTM)



L’économiste français, auteur du Capital au XXIe siècle, était entendu par les députés en commission des Finances : il a critiqué le manque d’ambition de la Vivaldi, dont la taxe sur les comptes-titres « ne va pas rapporter grand-chose ».

Thomas Piketty était finalement l’invité de la commission Finances du parlement en février 2021 pour s’exprimer au sujet d’un débat sur la justice équitable : invité par le PTB, sa venue avait d’abord été annulée, avant de revenir à l’ordre du jour. L’économiste français, auteur notamment du Capital au XXIe siècle, était en visioconférence à la demande des députés. Il était entendu dans le cadre de la réflexion sur une imposition des plus hauts patrimoines.

Voir la vidéo : http://www.dekamer.be/media/index.html?sid=55U1375

Lors de son long préambule l’économiste a plaidé en faveur de mesures plus ambitieuses en matière de justice fiscale que celles envisagées actuellement par la majorité Vivaldi. En adoubant, en partie, la proposition de taxe Corona faite par le PTB.

 L’importance de la justice fiscale

« Sur les principes généraux, entame-t-il, un système d’impôt équitable doit s’appuyer sur un système d’impôt progressif, tant sur le capital que sur les revenus du travail. Les impôts dont vous parlez en Belgique touchent tous les deux à ce principe. » C’est un équilibre vital, soutient-il, auquel s’ajoute une éventuelle justice environnementale.

« L’idée que la fiscalité sur le revenu soit suffisante, et qu’on n’ait pas besoin d’une taxation sur les revenus du capital, me semble assez fausse, bien que commune, ajoute Thomas Piketty. D’ailleurs, ce n’est le cas dans aucun système fiscal, dès à présent. Le principal impôt revenu sur le capital, ce n’est pas la taxe sur les millionnaires, c’est la taxe foncière, extrême lourde et injuste parce qu’il ne s’agit pas d’un impôt progressif. Aucun principe de justice ne le justifie. » En Belgique, il s’agit du précompte immobilier. « Dans le contexte français, cela représente 42 milliards par an, alors que l’ISF ne représente que 5 milliards par an. »

Cet impôt foncier actuel sur est injuste dans son fonctionnement parce qu’il n’est pas progressif. , insiste-t-il. Le justice fiscale doit être choyée, c’est important pour une opinion publique échaudée.

 L’histoire plaide en ce sens

La deuxième remarque plus générale ? « Ce principe est davantage vrai encore dans des périodes de crise telles que nous le connaissons avec la Covid. Cette question se pose très naturellement, c’est normal. Toutes les grandes crises de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique ont vu l’émergence de débats et de mises à contribution des plus grandes fortunes. En 1952, le RFA avait mis en place un prélèvement sur les patrimoines privés qui allait jusqu’à 50 du stock privé, payé pendant trente ans. Ce n’était pas l’extrême gauche, mais les sociaux-démocrates qui ont mis cela en place. Au total, cela a rapporté près de 60 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
allemand. Cela a joué un grand rôle dans la résorption de la dette publique allemande. »

Une stratégie de redressement économique doit s’appuyer sur une justice fiscale, insiste-t-il. « C’est très important. L’Europe, dans les années 1950 et 1960, s’est construite en grande partie sur cet apurement des dettes en tenant compte de la justice fiscale. » L’Allemagne, rappelle-t-il, avait été traumatisée par son expérience d’une autre forme de résorption de la dette, par l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. , dans les années 1920. « Cet exemple allemand est sans doute un des exemples historiques les plus réussis pour se donner une marge de manœuvre et investir dans la reconstruction. »

 0,15 % ? « C’est beaucoup trop faible »

Thomas Piketty évoque les textes actuellement sur la table en Belgique. Il traite avant tout la proposition qui vise à produire un prélèvement exceptionnel sur le patrimoine privé de 5 % à partir de 3 millions d’euros : c’est la taxe Corona proposé par le PTB, sur base annuelle. « Si je comprends bien, il y a par ailleurs une taxe sur les comptes-titres à 0,15 % au-delà des 20 millions d’euros, souligne-t-il. En terme de taux d’imposition, 0,15 %, objectivement, ce n’est vraiment pas beaucoup. Forcément, cela ne va pas rapporter grand-chose. Il y a également un souci sur le fait que tous les actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
ne sont pas taxés, certaines actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
étant exemptées. Je sais que chaque contexte national est très complexe, mais c’est regrettable si l’on veut avoir une justice équitable. »

La proposition de taxe Corona « me paraît davantage de nature à avoir une justice équitable », soutient l’économiste. « Le rendement est plus raisonnable. Autant que je puisse voir, l’hypothèse retenue pour le calcul des recettes ne me semble pas pécher par excès d’optimisme. Par contre, il y a une différence entre les patrimoines tel qu’on les estime et le fait de retrouver ces actifs au moment de l’imposition. C’est en partie traité dans la proposition, mais c’est un point très important sur lequel il faut aller plus loin. Il est plus que temps de disposer d’une déclaration pré-remplie. » C’est toute la question d’un cadastre des fortunes, notamment.

« Il y a un enjeu civique important », souligne Thomas Piketty, qui évoque l’OpenLux, dévoilé ces jours-ci dans la presse, et dénonce le fait que la transparence ne soit pas suffisante au niveau international. Le barème unique de 5 % ? « Il y aurait intérêt à avoir des tranches étagées, critique-t-il. Ce serait une bonne chose d’un point de vue civique d’avoir les plus grosses fortunes dans des tranches plus élevées. »

La seconde proposition qui se trouve sur la table, concernant la contribution juste des multinationales est d’une autre nature, complète Thomas Piketty. « Dans les négociations de l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
depuis 2008, il y a tout un volet sur les transmissions de données et un autre d’une base mondiale pour les multinationales, avec la fixation d’un taux minimal. Sur ces deux enjeux, cela va dans la bonne direction. Il faut une déclaration sur le bénéfice mondial. Sur les règles répartissant entre pays, il faut mieux tenir compte des pays pauvres ou en développement. » Cela doit aussi reposer en partie sur les populations, et pas uniquement sur la masse salariale (avec des différences de revenus) ou du nombre d’employés (avec toutes les sous-traitances), plaide-t-il.

 « Partager le patrimoine privé »

Interrogé par les parlementaires, l’économiste plaide encore longuement.

Avec une imposition de 5 % sur le capital, ne tue-t-on pas la créativité ou ne fera-t-on pas de l’État un acteur économique, demande en substance Joy Donné (N-VA) ? « Mon but n’est pas du tout de transmettre à l’État, rétorque l’économiste. Mon idée, c’est davantage de transmettre davantage de patrimoine privé à tout le monde. Historiquement, cela a plutôt augmenté la productivité et la créativité. Dans un pays les 50 % les plus pauvres possèdent moins de 5 % du capital total, alors que les 10 % les plus riches possèdent 50 ou 60 %. Mon objectif, c’est de diminuer les impôts sur les 50 % les plus pauvres, je défends aussi l’idée d’un patrimoine pour tous. Après, où s’arrête-t-on dans la redistribution ? Je ne prône pas non plus l’égalité absolue. La différence des trajectoires peut justifier certaines inégalités, mais pas au point actuel. »

Thomas Piketty dit avoir comparé différentes périodes historiques pour essayer de trouver le bon niveau. A la N-VA qui plaide en faveur d’une imposition proportionnelle, il répond : « Je ne prétends pas avoir trouvé la formule magique, mais le système proportionnel que vous proposez, avec le même taux était celui en France au XIXe siècle jusqu’à la guerre. Le résultat, c’est qu’il y avait un niveau de concentration complètement invraisemblable qui, rétrospectivement, ne servait à rien. L’impôt progressif n’a pas handicapé la croissance et a permis un niveau de mobilité plus important. Historiquement, cette hyper-concentration du patrimoine ni socialement, ni au niveau de l’efficacité économique. »

 « Oui à une taxe carbone progressive »

Gilles Vanden Burre (Ecolo) évoque l’importance d’une justice environnementale. « La justice fiscale est au cœur de notre projet politique, argumente-t-il. D’ici 2024, l’ambition de notre majorité fédérale est d’avoir une grande réforme fiscale. Nous partons du principe que toute justice sociale doit aller de pair avec une justice environnementale quelle signal préconisez-vous, en veillant à ce que ce soit entièrement redistribué aux citoyens ? »

"La question de la taxe carbone n’est évidemment pas simple et j’en suis arrivé à la conclusion que l’on va devoir inventer des impôts progressifs, quelque chose comme une carte carbone pour distinguer les imposition en fonction de la pollution émise. Je vois déjà les remarques disant que ce n’est pas possible de le contrôler, mais c’est exactement ce qui se disait en France quand on a envisagé l’impôt sur les revenus.

Malik Ben Achour (PS) parle de Thomas Piketty comme une « source d’inspiration majeure ». « La crise accentue la concentration des richesses, c’est une réalité qui menace notre avenir, plaide-t-il. Au sujet de l’impôt sur la fortune, nous avons une proposition de loi, mais notre pays repose sur une structure institutionnelle particulière : le patrimoine immobilier est taxé au niveau régional et le patrimoine mobilier au niveau fédéral. C’est la raison pour laquelle nous nous concentrons sur le la taxe mobilière. » La taxe sur les comptes-titres « n’est qu’un première étape », appuie-t-il. Non sans regretter la grande difficulté à faire avancer le débat sur la transparence fiscale pour intensifier la lutte contre la fraude fiscale. « Qui va payer la crise ?, conclut-il. Pour nous, il est hors de question que ce soit via de nouveaux plans d’austérité. Le débat sur l’annulation de la dette fait son chemin un peu partout, qu’en pensez-vous ? »

 « Forcément, on va prendre à certains »

Les considérations institutionnelles ne valent pas : bien des pays ont été amenés à modifier leur Constitution pour instaurer l’une ou l’autre taxe, dit Thomas Piketty. La justice fiscale doit primer. L’absence de cadastre ou de transparence ? « On se met des freins inutiles, c’est complètement fou. » Qui va payer ? « Les crises se sont résolues historiquement par une contribution des plus hauts patrimoines privés. J’espère que l’on va y arriver. L’annulation des dettes, cela ne concerne que la fraction appartenant à la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne pas les acteurs privés. »

Benoît Piedbœuf (MR), s’amuse : « Je suis libéral et je suis content de vous rencontrer parce que mes collègues de gauche vous présentent comme un de leurs favoris. En tant que libéral, je suis favorable évidemment à une équité fiscale, une diminution de l’impôt sur les revenus. Mais l’impôt sur la fortune français nous a amené beaucoup de grandes fortunes françaises autour de Bruxelles. » Il critique aussi l’idée d’un héritage pour tous et s’interroge sur l’idée d’une taxe mondiale : « D’accord, mais comment fera-t-on pour y arriver ? Peut-être que le PTB, très proche de la Chine, a une idée à ce sujet ? »

« Si je comprends bien, vous êtes pour l’égalité des chances, sauf quand on essaye de la mettre en œuvre », fustige Thomas Piketty. Forcément, on devra prendre à certains."


Source : Le Vif

Olivier Mouton

rédacteur en chef adjoint du Vif/L’Express

Autres articles en français de Olivier Mouton (2)