De l’indignation au pouvoir (partie 1)

Un contexte propice à l’indignation

13 octobre 2014 par Jérôme Duval


Alors que l’Espagne vit une crise humanitaire sans précédent, le mouvement social subit une répression constante d’un régime qui a peur du changement et protège ses intérêts. Le bipartisme PP/PSOE qui alternent au pouvoir depuis la fin de la dictature, est fort affaibli par une succession de luttes sociales victorieuses et l’irruption d’initiatives populaires qui mettent en pratique de nouvelles façons de faire de la politique. À n’en pas douter, l’Espagne entre dans une phase de mobilisation qui augure de possibles changements politiques importants.



« Une situation pré-révolutionnaire éclate, annonçait Lénine, lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus, et ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas. »

En Espagne, sous un gouvernement du Parti Populaire (PP) teinté d’une extrême droite [1] monarchiste liée à l’Opus Dei, la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
poursuit son cours ascendant frôlant les 100% du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
. L’austérité continue de frapper alors que la fraude fiscale des plus aisés supprime 80 milliards d’euros des recettes de l’État chaque année. [2] Les mesures antisociales aux conséquences incalculables imposées par les créanciers empêchent toute vie digne et condamne la population à la misère dans un pays où l’on parle déjà de malnutrition infantile, où des enfants à jeun s’évanouissent sur les bancs d’école ; un pays où l’on compte près de 6 millions de chômeurs dont une grande partie ne reçoit aucune aide ; où le nombre de foyers dont tous les membres actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
sont au chômage a été multiplié par quatre en cinq ans et est passé de 380 000 en 2006 (2,6%) à plus de 1 million 900 000 en 2013 (11%) [3] ; où une personne sur quatre vit dans la pauvreté et trois millions survivent dans l’extrême pauvreté avec moins de 307 euros par mois, soit le double de celles et ceux qui étaient dans cette situation au début de la crise en 2008 [4] ; où des centaines de milliers de familles sont expulsées de leurs logements pour ne plus pouvoir assumer une dette impayable qui les poursuit même après avoir été mis à la rue...

Obnubilé par sa pensée unique, le pouvoir en place tente de vendre un futur radieux où nous bénéficierions d’une croissance énergivore destructrice pour le plus grand bénéfice des grandes entreprises. Les médias nous vantent la sortie de la Troika, comme en Irlande ou au Portugal, alors même que les « hommes en noir » de la Troika, comme on les surnomme en Espagne, poursuivent leurs missions depuis les bureaux des ministères ou leurs hôtels de luxe, afin de contrôler les comptes publics et justifier leurs politiques de régression sociale [5]. Dans la grande crise aux multiples facettes que nous traverssons, seule une action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
populaire révolutionnaire serait à même de renverser la caste oligarchique en place pour enfin remettre les rênes du pouvoir au peuple, sans quoi les effets du capitalisme mortifère perdureront, au dépend de l’humain et son environnement.


Une « reprise » invisible pour les 99% de la population

« L’Espagne est l’unique pays de la zone euro pour lequel nous avons révisé à la hausse les prédictions de croissance, un pays où les réformes, le dur travail qui a été réalisé, les sacrifices faits par les gens sont en train de porter leurs fruits », clamait enthousiaste, Christine Lagarde à l’occasion des Rencontres annuelles du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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début octobre 2014. [6]

Suite à neuf trimestres de contraction, l’Espagne est sortie de la deuxième récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. qu’elle a connue depuis le début de la crise [7]. En effet, suivant les normes macroéconomiques, le 1er janvier 2014 marque un changement de tendance suite à deux trimestres consécutifs de croissance : 0,1 % au troisième trimestre 2013 et 0,3 % au quatrième trimestre. Or, la supposée « reprise » tant vantée par le gouvernement reste invisible pour la grande majorité de la population. La pauvreté et le chômage atteignent des niveaux scandaleux : 5,6 millions de personnes, soit 24,5% de la population active sont sans emploi au deuxième trimestre 2014. Les dépenses dédiées aux allocations chômage diminuent drastiquement. Le nombre de chômeurs condamné à la misère parce qu’ils ne perçoivent aucune prestation est passé, depuis l’arrivée de Mariano Rajoy au gouvernement fin 2011, de 1,5 million de personnes à 1,9 million en juin dernier, soit une augmentation de 26%. Dans un contexte de hausse des tarifs des services de base (électricité, transports publics, eau...) et de baisses généralisées des aides sociales, ces chômeurs sans aucun revenu survivent grâce à la solidarité et au travail d’associations caritatives débordées par une telle affluence. Les jeunes diplômés vont chercher du travail ailleurs. Le solde migratoire (différence entre immigration et émigration) est devenu négatif depuis 2010 et pour la première fois la démographie décroit à cause de ce solde négatif accompagné d’une baisse de la natalité.

Ici en italien : http://www.comedonchisciotte.org/site/modules.php?name=News&file=article&sid=14069


Partie 1
Partie 2
Partie 3
Partie 4
Partie 5
Partie 6
Partie 7


Notes

[1Du fait de l’amnistie à la fin de la dictature, de nombreux anciens franquistes occupent encore de hauts postes de l’Administration. A la différence d’autres pays européens, la composition de l’espace politique espagnol avec la présence d’une frange d’extrême-droite au sein du PP rend difficile l’émergence d’un parti s’affirmant ouvertement comme tel. Notons cependant, la dernière initiative allant dans ce sens avec la création du parti Vox, à la droite du PP, qui en seulement quatre mois d’existence (exactement comme Podemos) a capté 244.929 voix. Ce résultat montre qu’on ne peut écarter une rapide recomposition de la droite et rend difficile tout pronostic à ce sujet. Xavier Casals, La extrema derecha en España después del 25-M, El Diario.es, 16/06/2014. http://www.eldiario.es/agendapublica/nueva-politica/extrema-derecha-Espana-despues_0_271573547.html

[2Chiffres avancés par le rapport du syndicat des techniciens du Ministère des Finances (Gestha) : La economía sumergida pasa factura, janvier 2014. http://www.gestha.es/archivos/actualidad/2014/2014-01-29_InformePrensa_EconomiaSumergida.pdf.

[3Encuesta de Población Activa, EPA, deuxième trimestre 2014. http://www.ine.es/daco/daco42/daco4211/epa0214.pdf et Raúl Navas, Reforma laboral, precarización y ofensiva del capital, 03.09.2014. http://www.rebelion.org/noticia.php?id=189194

[4En 2012, selon les révélations du huitième rapport d’Observation de la Réalité Sociale réalisé par Caritas Espagne, 3 millions de personnes, soit l’équivalent de 6,4% de la population espagnole, survivent dans l’extrême pauvreté, c’est-à-dire dire avec moins de 307 euros par mois. Cela représente le double de celles et ceux qui étaient dans cette situation au début de la crise en 2008. Caritas, VIII Informe del Observatorio de la Realidad Social pages 7 - 8. http://www.caritas.es/publicaciones... et rapport Memoria 2012, http://www.caritas.es/memoria2012/p...

[5La dernière mission officielle date de début octobre 2014. Los ‘hombres de negro’ vuelven a Madrid para examinar a la banca, El País, 5 octobre 2014. http://economia.elpais.com/economia/2014/10/05/actualidad/1412527311_720276.html

[6Amanda Mars, El País, 9 octobre 2014, Lagarde : “Los sacrificios hechos por la gente en España están dando frutos”.http://economia.elpais.com/economia/2014/10/09/actualidad/1412875109_766487.html La directrice du FMI est par ailleurs mise en examen dans l’affaire de corruption, dite affaire Tapie.

[7Pour la première fois depuis 15 ans, l’Espagne est entrée en récession au 4e trimestre 2008 et en est sortie au premier trimestre 2010, puis est à nouveau entrée dans une période récessive au troisième trimestre 2011. On dit qu’un pays entre en récession quand il accumule deux trimestres consécutifs de croissance négative.

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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