Un gel des loyers comme à Berlin mais en mieux !

27 mars 2020 par Eva Betavatzi


Réclamer un gel des loyers sur le modèle de ce qui a été fait à Berlin aurait du sens à Bruxelles et dans bien d’autres villes mais si on faisait mieux ?



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Il y a urgence, pas seulement à cause de la pandémie du Coronavirus, mais aussi parce-que même avant cela, près de la moitié [1] de la population bruxelloise théoriquement droit à un logement social et pourtant seulement 8 % de l’ensemble du parc locatif est social. Le loyer moyen d’un logement privé est de 710 euros (soit 59% du revenu moyen en Région bruxelloise [2]), alors que celui d’un logement social est de 329 euros ce qui représente moins de la moitié [3]. Le constat est clair, les loyers sont beaucoup trop chers !

 Le gel des loyers à Berlin

Après de nombreuses victoires des mouvements berlinois pour le droit au logement, dont celle de la Karl-Marx Allee [4], le gel des loyers est enfin entré en vigueur. Il concerne 1,5 millions de logements. Il s’applique aux logements construits avant 2014 et ne concerne ni les logements neufs, ni les logements sociaux. Les loyers des logements dont le prix de location excède 20% du plafond imposé (soit 9,80 €/m2) doivent diminuer. On peut sans hésiter affirmer que ce plafond est trop haut si on considère que le prix moyen était de moitié il y a à peine 10 ans et que les revenus eux n’ont pas doublé. Néanmoins, l’activité de plus en plus inquiétante de grands fonds d’investissement laissaient présager le pire et les autorités de Berlin ont décidé d’agir, même si c’était déjà tard.

Le 22 octobre 2019, le sénat berlinois a voté la loi pour le gel des loyers (85/150 des voix favorables). Elle est entrée en vigueur à la fin février 2020 avec un effet rétroactif à la date du 18 juin 2019, date à laquelle le projet avait été annoncé. Outre le gel et le prix-plafond induisant la baisse de certains loyers, la loi prévoit également une limitation de la hausse des prix des loyers après rénovation (50 centimes/m2 sauf autorisation des autorités locales) et une limitation de l’augmentation des prix après les cinq années de gel.

Même si cet effort avait dans un premier temps suscité l’enthousiasme de la plupart des personnes actives dans la lutte pour le droit au logement, il n’est clairement pas suffisant. Des berlinoi.se.s en appellent à l’expropriation de grands groupes immobiliers qui possèdent plus de 3000 unités de logements et au contrôle de ces unités par leurs occupant.e.s.

À Bruxelles, rien de tout ça n’est encore discuté au niveau régional et pourtant plusieurs organisations ont déjà exprimé leur mécontentement, voire leur colère, face à l’écart grandissant entre les revenus moyens des bruxellois.es et à l’augmentation des loyers et des prix de l’immobilier de manière plus large. C’est à partir du constat que la loi berlinoise sur les loyers est arrivée trop tard et qu’elle aurait pu être encore plus radicale que nous nous sommes dit qu’à Bruxelles, il fallait exiger mieux.

 Les similitudes entre les situations bruxelloises et berlinoises

1. Une majorité de locataires

Les loyers constituent une grande part des dépenses des ménages dans les deux villes

80 % à Berlin, 60 % à Bruxelles. Ce n’est pas pareil mais les loyers constituent une grande part des dépenses des ménages dans les deux villes. Agir sur le prix des loyers est fondamental. Les grilles des loyers n’ont pas permis de solutionner le problème de l’augmentation des prix, ni dans l’une, ni dans l’autre ville. À Berlin ils ont agi, ici il faut faire pareil.


2. Deux villes « attractives »

À Berlin, il y avait beaucoup de logements vides, mais leur nombre s’est fortement réduit ces dernières années. L’importante augmentation démographique (plus de 40.000 habitants depuis 2000) a compliqué l’accès au logement pour beaucoup et fait augmenter la concurrence. Il est estimé que 200.000 logements devraient être construits d’ici 2030 pour répondre à l’attractivité de la ville [5]. La population bruxelloise elle a augmenté beaucoup plus vite (200.000 habitant.e.s en plus entre 2003 et 2017) alors qu’à peine 6000 logements sont construits annuellement soit trois fois moins qu’à Berlin. Cependant, ce qui manque à Bruxelles ce sont des logements abordables et adaptés aux besoins des familles. C’est surtout le nombre de logements sociaux qui doit impérativement augmenter.


3. La financiarisation du logement est partout

Ce n’est pas les mêmes acteurs qui agissent dans les deux villes, mais les effets de la financiarisation sont identiques : hausse des prix, problèmes d’accessibilité, gentrifications, etc. À Berlin, ce sont les fonds d’investissements et les sociétés immobilières cotées en bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). qui sont les principaux acteurs de la financiarisation et de ses effets (voir plus bas), alors qu’en Belgique le processus de financiarisation se développe surtout par le biais de l’octroi massif de crédits hypothécaires (dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
hypothécaire totale de 242,7 milliards d’euros en 2018) dont un quart est titrisée [6], c’est-à-dire revendu sur le marché secondaire des dettes. Néanmoins, comme le rappelle Alice Romainville, en Belgique aussi les institutions financières créent leur propre filiale immobilière, ou alors achètent des sociétés qui en ont déjà. Des sociétés immobilières cotées en bourse [7] et des sociétés de holding investissent dans l’immobilier à Bruxelles comme à Berlin. Elles ne se préoccupent ni de qui habite la ville, ni de comment (insalubrité, confinement, …) tout ce qui les préoccupent c’est le rendement de leur capital investi qui lui vient de loin. C’est tout cela qui devrait inquiéter la Région Bruxelles-Capitale.


4. Des personnes se mobilisent dans les deux villes

Les occupations berlinoises sont fortement impactées par ces phénomènes. Elles sont d’ailleurs de plus en plus menacées. La tradition d’occupation qu’a connu la ville et la pression subie par celles et ceux qui continuent d’occuper a fortement contribué à faire monter le ton entre habitant.e.s et grands propriétaires. À Bruxelles, le ton est monté avec la loi anti-squat entre squatteurs/squatteuses et le gouvernement.

Le ton monte aussi chez celles et ceux qui voient les prix augmenter d’années en années alors que le gouvernement ne fait rien, qui exigent la construction de logement sociaux (43.000 personnes sont sur les listes d’attentes alors qu’en moyenne 125 nouveaux logements sociaux sont construits annuellement, ce qui est ridicule) alors que les terrains publics sont bâtis pour les classes moyennes, qui défendent le droit de se loger des personnes sans-abris et/ou sans papiers, alors qu’elles sont de plus en plus réprimées, etc…

C’est parce-que le ton monte un peu de tous les côtés qu’une mobilisation avait été organisée et devait avoir lieu le 28 mars dans plusieurs villes d’Europe, comme à Bruxelles où plus de 50 organisations avaient rejoint l’appel. Le Coronavirus est arrivé entre-temps, mais ce n’est que partie remise.


5. Les compétences en matière de logement sont régionalisées, Bruxelles peut agir comme Berlin

Pas besoin de l’accord de l’État fédéral belge pour agir. Depuis 2014, la quasi-totalité des compétences en matière de logement ont été transférées aux Régions.

 Les différences entre Berlin et Bruxelles ne sont pas si fortes

1. Augmentation des loyers moins forte, mais le loyer est la première dépense : le loyer représente 50 à 60% des revenus des ménages

Hors inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. , les loyers ont augmenté de 20 % entre 2005 et 2017 à Bruxelles. À Berlin, ils ont doublé en 10 ans. Cependant, la part du revenu des ménages consacrée aux dépenses liées au loyer pour les deux villes est largement supérieure à ce qu’elle devrait être : 46 % des dépenses des ménages berlinois sont consacrées au loyer, tandis qu’à Bruxelles, les ménages dépensent 50 % à 60 % de leurs revenus pour payer leur loyer [8] !


2. Petite propriété versus grands propriétaires

Berlin est la cible de fonds d’investissement puissants. Parmi eux, on peut citer Vonovia, propriétaire de 40.000 unités de logements berlinois. Avec le gel des loyers nouvellement imposé, Vonovia devra baisser les loyers d’un tiers de ses propriétés et perdra 10 millions en revenus locatifs par an. En réponse à cette perte prévue, le fonds menace de ne plus rénover son parc de logements. Cette méthode est très utilisée par les grands propriétaires qui veulent pousser leurs locataires vers la sortie pour construire de nouveaux bâtiments ou rénover. Le prix des rénovations étant fortement limité (50 centimes / m2 d’augmentation de loyer accepté), il y a danger de reconstruction puisque la loi berlinoise ne s’applique pas aux bâtiments récents construits après 2014.

Il y a aussi la Deutsche Wohnen, (détenu d’autour de 10 % par des fonds vautours Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
tels que Black Rock), plus grand propriétaire de logements de la capitale allemande avec plus de 100.000 logements (25.000 logements de plus que le principal bailleur social Degewo), soit 6,30 % des logements de la ville [9]. Le gel des loyers va fortement impacter ce multi-propriétaire. D’ailleurs, à l’annonce du gel en juin 2019, les actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
en bourse de la Deutsche Wohnen ont chuté d’un coup [10]. Néanmoins, le gel n’annonce pas une baisse. Le prix moyen locatif de référence pour la période 2017 était de 6,39€/m2, la moyenne réelle se situant autour de 12,15€/m2. La moyenne des prix de Deutsche Wohnen variait déjà autour de 9 et 10€/m2 ce qui correspond au plafond imposé par la nouvelle loi : 9,80€/m2.

Le profit tiré du loyer ne peut pas continuer d’augmenter alors que les intérêts des crédits sont extrêmement bas

À Bruxelles, il semblerait qu’il y ait plus de petits propriétaires que de grands, mais les chiffres restent opaques. On ne sait pas à qui appartient Bruxelles et c’est vraiment problématique. Les politiques publiques visant à favoriser et encourager l’accès à la propriété, via l’octroi de crédits immobiliers attractifs, poussent les ménages et les entreprises à s’endetter pour se loger ou pour profiter des loyers payés par d’autres. Cela fait qu’un nombre important de petits propriétaires pourraient être opposés à un gel des loyers à Bruxelles. Rappelons que 60% de habitant.e.s de la capitale belge sont locataires et près de la moitié de la population devrait avoir accès à un logement social. Il faudrait que petits propriétaires et locataires puissent s’entendre pour que la ville soit accessible à tou.te.s. En ce sens, le profit tiré du loyer ne peut pas continuer d’augmenter alors que les intérêts des crédits sont extrêmement bas et que les banques continuaient jusqu’à très récemment à offrir des conditions favorables d’octroi.


3. Les grandes luttes berlinoises

La lutte pour l’accès au logement et à la ville est extrêmement importante à Berlin. En avril 2019, 25.000 personnes se sont mobilisées dans les rues berlinoises pour s’opposer aux multiples gentrifications violentes des dix dernières années. Enfin, les associations de locataires ont également joué un rôle essentiel dans la bataille pour le gel des loyers. L’une d’elle, la Berliner Mieterverein, ne compte pas moins de 171.000 membres et a participé à la rédaction de la nouvelle loi.

À Bruxelles, de nombreuses actions sont menées depuis des années, mais elles doivent se poursuivre avant qu’ici aussi il ne soit trop tard.

 Covid19 – l’urgence d’agir

La crise de Coronavirus va sans aucun doute amplifier les problèmes soulevés si rien n’est fait maintenant. De trop nombreux logements étaient déjà inabordables, inadéquats et insalubres avant la pandémie. En plus de cela, les locataires pourraient ne plus avoir les revenus nécessaires pour payer leurs loyers déjà exorbitants. Même si un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur le paiement des loyers (l’idée se discute dans d’autres contexte) pouvait être envisagé, cela ne ferait que transformer cette dépense en dette qu’il faudra rembourser plus tard, quand les revenus auront très probablement diminué. Les ménages rencontreront dès lors de plus grandes difficultés. C’est pourquoi il ne faut pas considérer un report du paiement des loyers mais un gel, une diminution, voir une suspension du paiement des loyers dans certains cas.

D’autre part, le Coronavirus cache une réalité encore plus grave qui est celle de la crise financière [11]. Depuis quelques mois, le système bancaire mondial s’enfonce toujours un peu plus loin dans le gouffre qu’il s’est créé. De nombreuses études montrent que les banques centrales s’affolent, et que depuis le mois de février, une série de krachs boursiers se sont succédé. Le Coronavirus ne présage que la dégradation d’une situation déjà présente. Cela aura un impact important sur l’immobilier et les prix du logement puisque les investisseurs vont sans doute chercher à placer leur argent en lieu « sûrs » c’est-à-dire dans le foncier et l’immobilier.

D’autre part, le secteur de la construction – qui constitue une part importante de l’économie entre dans une phase de baisse d’activité temporaire. Nul ne sait exactement prédire l’impact que cela aura sur les prix, mais il ne sera certainement pas en faveur des 50 % de la population bruxelloise et de ses maigres revenus. Si rien n’est plafonné par l’État, les prix des rénovations et constructions vont flamber et ce sont celles et ceux en bout de chaîne, les locataires, qui risquent de payer le prix fort sur plusieurs années.

Le logement est un droit, et plus qu’un droit il est essentiel à la survie des personnes et de la société, c’est ce que la quarantaine nous a appris

Pour toutes ces raisons, il est urgent de considérer un gel et une baisse des loyers pour les personnes dont le revenu est faible, voire une suspension totale dans certains cas, sans plus attendre. À Berlin, le gouvernement l’a fait il y a quelques mois, nous exigeons que le gouvernement bruxellois y travaille à son tour pour que la ville appartienne à ces habitant.e.s et non aux investisseurs. Le logement est un droit, et plus qu’un droit, il est essentiel à la survie des personnes et de la société, c’est ce que la quarantaine nous a appris. Le logement pour toutes et tous est fondamental à la survie de nos villes et de l’ensemble de ses habitant.e.s, quel que soit leur appartenance sociale.


Notes

[1« Près de la moitié des ménages bruxellois sont dans les conditions de revenus pour accéder au logement social » selon une étude du Réseau bruxellois pour le droit à l’habitata : http://www.rbdh-bbrow.be/spip.php?article1958

[2Bruxelles est la région la plus pauvre de Belgique avec 14.372 euros de revenu annuel par habitant : https://www.lesoir.be/255899/article/2019-10-24/le-revenu-moyen-est-de-18000-euros-en-belgique-carte

[7Il y en a 17 en Belgique dont Aedifica qui vient d’entrer au BEL 20. Leur développement a été encouragé par l’État via une fiscalité et des règlementations avantageuses. Voir à ce sujet : https://www.ieb.be/IMG/pdf/etude_complete_financiarisation_ieb.pdf

[10Par ailleurs, suite à la mise en place du plafond, la DW s’est retrouvé à racheter ses propres actions (25 millions d’actions, soit 750 millions d’euros, pour éviter que son cours en bourse ne descende trop. Cela montre bien que c’est une entreprise qui extrait massivement de l’argent de ses rentes pour qu’il soit en suite absorbé par les marchés financiers. https://www.berliner-zeitung.de/mensch-metropole/deutsche-wohnen-kauft-fuer-750-mio-euro-eigene-aktien-zurueck-li.1292

Eva Betavatzi

CADTM Belgique.

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