Comprendre l’incapacité de nos sociétés à faire face aux menaces écologiques qui pèsent sur notre monde nécessite de comprendre un trait inédit (et nécessairement éphémère) propre à notre civilisation : son caractère hors-sol. Celui-ci étant entendu comme une déconnexion quasi-totale avec les équilibres naturels pourtant indispensables à l’ensemble de notre existence. De nos jours, et surtout dans les pays dits industrialisés, la quasi-totalité de la population vit de cette façon, ce qui a de graves conséquences à la fois sur la nature, mais également sur le fonctionnement même de nos sociétés. Il est donc indispensable de prendre conscience de ce fait afin de se préparer aux importants bouleversements qu’augure cette façon de vivre.
Dis-moi d’où vient ce que tu manges…
Rien n’est plus représentatif de cette tendance que la façon dont notre alimentation s’organise. De la production à la consommation en passant par le transport, les liens entre ce que nous mangeons et les écosystèmes qui lui sont nécessaires sont complètement occultés par le système alimentaire dominé par l’agrobusiness. La distance entre l’assiette et la terre n’a jamais été aussi grande, à tel point que de nombreux enfants ne connaissent pas l’origine de nombreux aliments. Les adultes ne sont pas en reste puisqu’une bonne part de l’art culinaire se perd, à tel point que nombreux parmi nous avons du mal à savoir quelle partie du légume nous pouvons cuisiner.
On peut sans doute faire remonter ce caractère hors-sol aux débuts de la révolution industrielle, époque durant laquelle de nombreux paysans furent dépossédés de leur terre, les forçant à vendre leur force de travail dans des fabriques de plus en plus mécanisées (et donc également déconnectées de la nature) afin de pouvoir acheter la nourriture qu’ils produisaient jadis. Comme le souligne l’architecte et auteure Carolyn Steel, « c’est la Révolution industrielle qui porta le coup fatal à la gastronomie britannique en rendant la majorité de la population dépendante des aliments transformés d’importation » [1]. Bien évidemment, le caractère hors-sol de l’alimentation n’a cessé de s’aggraver depuis, notamment en raison du développement des supermarchés, lesquels sont pour la plupart approvisionnés par une industrie agroalimentaire guidée par des économies d’échelle et des productions intensives dépendantes de produits chimiques et de fermes-usines ultra-mécanisées voire automatisées. Les conséquences de cela sont évidemment préoccupantes puisque aucune attention n’est donnée aux cycles naturels, ce qui entraîne un épuisement des sols aux quatre coins de la planète ; une grave réduction de la diversité génétique en raison d’une standardisation des produits recherchés par les supermarchés, laquelle rend les cultures et les élevages nettement plus vulnérables aux épidémies ; une absence de considération pour le bien-être animal, ces animaux arrivant au consommateur complètement prêts à consommer et ayant perdu tout aspect « vivant » afin de ne pas le dégoûter, etc.
Aux origines de la surconsommation
Au-delà de notre alimentation, le caractère hors-sol se généralise à l’ensemble de notre consommation, notamment en raison de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
des échanges. C’est évidemment le cas pour l’ensemble des objets de la vie quotidienne. Non seulement la majorité de ceux-ci sont produits de façon industrielle mais le plus souvent dans des régions bien éloignées de leur lieu de consommation. La Chine concentre ainsi à elle seule plus de la moitié de la fabrication de certains objets de la vie courante tels que des briquets ou des brosses à dents [2]. Libéralisme économique oblige, ces lieux de production sont quant à eux souvent très éloignés des réserves de matières premières nécessaires à la fabrication de tout produit. Cette spécialisation des régions est tout à fait centrale pour comprendre la déconnexion entre la surconsommation et ses impacts puisque ces derniers (les externalités) [3] ont souvent lieu très loin des lieux de vie de consommateurs. Même en aval de la consommation, les déchets sont très souvent reportés soit sur des régions tierces (pensons aux nombreuses décharges électroniques du tiers-monde), soit sur les générations futures (réchauffement climatique, enfouissement des déchets nucléaires, pollution chimique des sols, …). Par conséquent, tout est fait pour que l’ensemble de nos actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
de consommateurs n’aient plus aucun lien visible avec leurs conditions d’existence. Cela s’applique dans d’autres domaines que la consommation d’objets matériels tels que les loisirs. Ainsi, l’industrialisation du tourisme obéit à une logique similaire. De plus en plus, ce dernier se confond avec une standardisation des paysages et des lieux de vacances, lesquels sont souvent séparés physiquement de leur environnement, détruisant tout échange avec les populations locales si ce n’est par une folklorisation des cultures. Encore une fois, tout est fait pour que le touriste ne soit encombré par aucune contrainte sociale et/ou écologique [4].
Capitalisme et salariat
Une des causes de cette façon de vivre et de consommer est sans aucun doute à chercher dans le développement du capitalisme, conjointement à la généralisation du travail salarié. Pour schématiser, celui-ci nous cloisonne dans une tâche précise, laquelle nous permet de subvenir à nos besoins par l’intermédiaire de la monnaie. Nous vivons ainsi de façon hors-sol non seulement du point de vue écologique mais également socio-économique puisque nous sommes complètement dépendants du marché (Karl Polanyi parle de « Grande transformation »). Nous sommes approvisionnés avec une facilité permanente, si tant est que nous ayons le moyen de payer cet approvisionnement. Sans argent, très peu d’entre nous seraient capables de se nourrir par des moyens légaux. En d’autres termes, le système nous a fait sacrifier notre autonomie au profit d’une efficacité précaire. Ce terme d’efficacité est intéressant car il sert d’argument pour tous les partisans du statu quo. Or, cette notion doit à tout prix être relativisée par rapport aux objectifs que l’on se fixe et surtout à ses bénéficiaires. Ainsi, d’un certain point de vue, il est sans doute plus efficace de sacrifier des commerces locaux au profit d’un supermarché centralisé avec parking intégré (facilité et confort). Mais d’un autre côté, cette « efficacité » entraînera la perte du tissu économique et social de la région [5]. Idem pour une délocalisation d’entreprise qui engendrera probablement une baisse du prix des marchandises (ainsi qu’une augmentation des dividendes des actionnaires), mais au prix d’un désastre social en partie irréversible. Dernier exemple faisant le lien entre cette notion et notre propos : le remplacement des travailleurs et travailleuses par des machines, toujours au nom d’une certaine efficacité. Conséquence : de nombreux emplois n’ont, de par l’automatisation et l’informatisation croissantes, plus aucun lien direct avec la terre et sont donc également hors-sol. Ceci, accompagné d’une spécialisation des tâches, permet sans doute d’expliquer la perte de sens que connaissent de nombreux travailleurs et travailleuses quant à leur activité professionnelle. L’omniprésence d’internet contribue également à cet état de fait, de nombreuses actions dites virtuelles faisant oublier les conséquences de notre mode de vie sur le vivant. Ainsi, contrairement à ce que prônent les partisans de l’économie dématérialisée, n’oublions pas que derrière nos simples clics se cachent des externalités écologiques considérables (exploitation des minerais pour la fabrication d’ordinateurs, fabrication et transport, consommation d’électricité, refroidissement des gigantesques data centers, exportation vers les décharges électroniques du tiers-monde, etc.). L’omniprésence du virtuel contribue de la sorte à occulter les véritables impacts environnementaux de notre mode de vie (la financiarisation de l’économie, notamment à travers la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
est également révélatrice de cette virtualisation à outrance, l’argent créé correspondant de moins en moins aux réalités économiques physiques).
L’urbain, territoire du hors-sol
À première vue, on est à même de penser les villes comme les territoires emblématiques du hors-sol. Effectivement, les citadins sont, jusque dans les apparences de leur environnement, physiquement déconnectés de la terre, de la production de nourriture, des odeurs de la nature, de la lumière naturelle, etc. (exception faite de nombreuses villes du tiers-monde moins bitumées et moins éclairées) [6]. Pourtant, les campagnes ne sont pas en reste, faisant dépasser le clivage urbain/rural au profit d’une « Terre urbaine », pour reprendre l’expression du philosophe Thierry Paquot [7]. Ainsi, l’immense majorité des habitants des zones rurales ont adopté, dans les pays riches du moins, un mode de vie urbain (travail dans les secteurs secondaires ou tertiaires, dépendance vis-à-vis des supermarchés, omniprésence de la voiture, habitat fragmenté, déconnexion entre lieu de vie et lieu de travail, etc.). En d’autres termes, au-delà de paysages plus « naturels » que dans les grandes villes, les campagnes n’ont pas plus de résilience [8] et d’autonomie que les toujours plus nombreux citadins. Le caractère hors-sol s’y applique donc bel et bien.
Car au-delà des considérations éthiques, il faut prendre conscience que, dans ce mode de vie, le confort ne se gagne qu’au prix d’une vulnérabilité accrue. Tout le système industriel fonctionne en effet à flux tendu. Des usines aux habitations en passant par les supermarchés, tous les maillons de la chaîne ont sacrifié leur stock au profit d’un approvisionnement quasi quotidien de ce dont ils ont besoin. Mais aucun de ces maillons ne possède une autonomie lui permettant de faire face à une rupture de cet approvisionnement sur du moyen et long terme (grèves de camionneurs, catastrophe naturelle, attentat dans un nœud de communication portuaire ou ferroviaire, etc.) [9]. Par ailleurs, le maintien de ce type d’organisation n’est possible que grâce à une disponibilité de pétrole bon marché. Or, l’épuisement, et surtout l’enchérissement prochain des prix du pétrole [10] ne pourront que perturber de façon radicale cette manière de fonctionner.
La disparition du vivre-ensemble
Au-delà des conséquences écologiques et sociales, ce mode de vie constitue dès à présent un facteur d’instabilité pour nos sociétés. Conjointement à tout ce qui précède, nous vivons en effet de façon hors-sol également culturellement, c’est-à-dire que nos liens culturels disparaissent au profit d’un mode de vie exclusivement basé sur le profit et la consommation. Ceci encourage un sentiment d’anomie sociale qui est propice au retour en force de revendications identitaires et sécuritaires plus ou moins virulentes. La force de ces discours est de fournir des réponses concrètes à la perte de sens que pose notre monde toujours plus complexe.
Par ailleurs, un autre problème que pose un mode de vie hors-sol est qu’il empêche toute prise de conscience quant aux conséquences écologiques de nos actions puisque ces dernières ne sont jamais perceptibles, ni dans le temps, ni dans l’espace. Nous baignons de la sorte dans une illusion de l’abondance qui tôt ou tard sera rattrapée par les lois de la physique.
Face à ce constat pour le moins préoccupant, les perspectives de changements sont difficiles, tant le système est englobant. Mais une chose est certaine, chercher à réduire sa dépendance au système globalisé et à la marchandisation de la société doit être à la base de toutes revendications de changement sociétal. Raréfaction des ressources oblige, le monde finira inévitablement par devenir moins complexe [11]. Autant s’y habituer dès maintenant…
[1] Carolyn Steel, Ville affamée, Rue de L’Echiquier, Paris, 2016 (2008), p305.
[2] Philippe Bihouix, L’âge des Low Tech, éditions du Seuil, Paris, 2014, p151.
[3] Les externalités sont les impacts sociaux et environnementaux qui n’entrent pas dans la comptabilité des
processus de production. Parmi ces externalités, soulignons notamment les émissions de CO2, le démantèlement de déchets électroniques, l’épuisement des sols, etc.
[5] Dmitry Orlov, Les cinq stades de l’effondrement, Le Retour aux Sources, Paris, 2016, pp133-142.
[6] On peut d’ailleurs noter les premières mises en garde d’un des pères de la chimie moderne, Justus von Liebig, lequel pointait dans la croissance urbaine le problème de la rupture du cycle des nutriments en raison de l’évacuation des déjections humaines hors des villes.
[7] Thierry Paquot, Terre urbaine, La Découverte, Paris, 2016.
[8] Dans ce contexte, la résilience est définie comme la capacité d’une structure à encaisser un choc extérieur.
[9] Lire à cet égard Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, Paris, 2015.
[10] Contrairement à ce qu’on peut penser, le pic pétrolier ne signifie pas la fin des ressources de pétrole mais plutôt des difficultés croissantes dans l’extraction des réserves. Cela se traduira inévitablement par une augmentation des prix, les gisements les plus accessibles (et donc supportant un prix du baril bon marché et un plus faible coût en énergie) étant épuisés. Une référence parmi d’autres sur ce sujet : Richard Heinberg, Pétrole,
la fête est finie, éditions Demi-Lune, Paris, 2005.
[11] Voir Renaud Duterme, De quoi l’effondrement est-il le nom ?, Utopia, Paris, 2016.
est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.
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