Si le calcul des dettes et des créances prenait en compte tous les coûts (non seulement monétaires, mais aussi sociaux, environnementaux, culturels, etc.) associés à l’obtention des différentes matières premières qui alimentent les chaînes de production du monde « développé », les dettes extérieures desdits « pays en développement » pèseraient fort peu mises en balance avec l’immense dette des pays riches à leur égard. Dans la chronique de cette dette, une place particulière revient à la région qu’on a pris l’habitude de désigner comme Amérique latine.
Il y a 500 ans déjà, ses métaux, terres fertiles et marchés n’ont pas seulement fait la fortune de quelques caballeros espagnols et bandeirantes portugais. Aux yeux de nombreux auteurs, ils ont aussi fourni une contribution indiscutable à l’essor économique de l’Europe et au décollage du capitalisme en général. Depuis la découverte de sa prodigieuse nature par l’Occident, cette Amérique semble être condamnée à exporter des matières premières (minerais, produits alimentaires de base et vecteurs d’énergie). Telle a été la trajectoire tracée par la colonisation ibérique, telle sera, après les indépendances, le rôle qui lui incombera dans la division internationale du travail dominée d’abord par le Royaume-Uni, puis, à compter de 1929, par les États-Unis. Dans les années 1970, les dictatures militaires que l’endiguement du communisme finit par instaurer dans les pays du cône Sud deviennent des laboratoires pour l’expérimentation du néolibéralisme version Chicago Boys, modèle qui s’imposera ensuite au reste du monde « en développement » : réduction drastique des dépenses publiques, privatisations, abandon des industries produisant pour le marché intérieur, réorientation des ressources vers les secteurs compétitifs sur les marchés extérieurs, libéralisation des importations de produits manufacturés. Enfin, comble du cynisme, la gestion de la crise de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
financière (crise qui éclate en 1982 pour durer vingt ans) consolidera plus fortement encore dans les pays du Sud endettés le modèle économique primo-exportateur [1], faisant grossir l’immense dette écologique
Dette écologique
La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.
La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :
La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.
La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.
Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.
L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.
Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
« contractée par les pays industrialisés envers les autres à cause de la spoliation […] des ressources naturelles, des impacts environnementaux exportés et de la libre utilisation de l’espace environnemental global pour déposer les résidus » [2].
Ces programmes visent surtout à générer des excédents de devises requis pour continuer à honorer le service de la dette, poussant les pays de la région à exporter
Mirage du développement
Ces programmes visent surtout à générer des excédents de devises requis pour continuer à honorer le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. , poussant les pays de la région à exporter tout ce qui peut l’être. Il n’est donc pas très surprenant que cela soit d’abord en Amérique (indo-afro-latine que naisse la critique de l’extractivisme Extractivisme Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique. , terme qui renvoie le plus souvent dans cette région à l’extraction massive ou « intense » des « ressources naturelles » (non renouvelables et renouvelables) essentiellement destinées à l’export sous forme de matières premières non transformées [3]. Principale forme d’intégration des économies régionales au marché mondial depuis l’époque des colonies, ce phénomène s’est considérablement intensifié dans les années 2000, dans un contexte présenté comme inédit. Sous l’effet, entre autres facteurs, de la demande croissante des pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». , les prix de toutes les matières premières (minerais, hydrocarbures, denrées alimentaires) se sont envolés, faisant prétendre aux pouvoirs en place dans la région que, grâce aux nouvelles « possibilités économiques », ils parviendront enfin à « combler la distance séparant les pays industrialisés des sociétés latino-américaines pour atteindre le développement toujours promis mais jamais réalisé » [4]. Les pays dits progressistes n’ont pas fait exception, même si certains d’entre eux - notamment le Venezuela, la Bolivie, l’Équateur et dans une moindre l’Argentine - ont adopté une série de mesures classées par les agences gouvernementales étatsuniennes dans le « nationalisme des ressources » (renationalisations, régimes de redevances plus exigeants, etc., mesures qui, cela dit, n’ont pas fait fuir en masse les exploitants étrangers).
On connaît bien, dans les pays du Sud, les théories des « structuralistes » de la CEPAL [5] et des « dependentistas » latino-américains : dans les années 1950-1970 déjà, ils expliquaient la difficulté de l’Amérique latine de sortir du « sous-développement » par le poids de ses structures économiques et sociales déterminées par l’insertion « périphérique » dans le système capitaliste mondial. Pourtant, jusqu’à nos jours, à droite, comme à gauche, les dirigeants s’acharnent à suivre le paradigme évolutionniste de la modernisation, selon lequel toutes les nations passent nécessairement par les mêmes « stades ». « Nous ne pouvons pas être des mendiants assis sur un sac d’or », - cette phrase du président équatorien Rafael Correa (qui se réclame du socialisme du XXIe siècle) résume parfaitement le crédo derrière lequel s’est notamment rangée la gauche « progressiste » latino-américaine : c’est grâce à la rente extractive que seront financées les dépenses sociales, la santé, l’éducation, les prestations aux plus démunis ; c’est aussi la rente extractive qui devra préparer le passage du stade extractiviste du « développement » aux stades suivants.
En réalité, au cours de la décennie 2002-2012, décennie « euphorique » selon le mot d’un observateur de l’OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
(puisque marquée par les prix des matières premières au zénith et une croissance vigoureuse), les dépenses sociales des États se sont accrues dans l’ensemble de la région. En 2010-2011, rapportées au PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
de chaque pays, elles ont même été plus importantes en Colombie, fidèle alliée des États-Unis, et au Chili, l’élève-modèle des institutions financières internationales, qu’en Équateur ou en Bolivie. Après avoir augmenté dans les années 1980, la pauvreté (monétaire) a reculé partout, et, là encore, le libéral Pérou [6] affiche une baisse légèrement plus importante (28,9 points sur dix ans) que le Venezuela bolivarien (24,7 points), alors que l’Équateur et la Colombie sont ex aequo (16,8 points) [7]. Cette « euphorie » a également rendu possible « une croissance de la consommation matérielle [confondue] avec une amélioration de la qualité de vie » [8], et elle a assuré un large soutien populaire à ceux qui maîtrisaient suffisamment l’art oratoire pour laisser croire qu’ils en étaient les véritables artisans. Mais les temps changent déjà. La baisse des prix amorcée en 2013 ouvre une nouvelle époque d’incertitudes, alors que l’endettement repart à la hausse, la Chine tendant désormais à supplanter les créanciers occidentaux. En l’absence de ruptures structurelles, en réduisant de nouveau la taille du « gâteau », la fin de l’embellie risque de réduire d’autant les parts redistribuées, dans les pays « progressistes » comme dans les autres, alors que la re-primarisation accélérée entraîne les économies régionales dans de multiples spirales de dépendance [9].
Montagnes déchiquetées et entonnoirs béants des mines à ciel ouvert, forages pétroliers et gaziers au milieu de la jungle ou en pleine mer, roche fracturée pour extraire des hydrocarbures de schiste, fleuves déportés de leurs lits, forêts, terres et villages inondés pour produire de l’électricité, silence mortifère des champs-usines de végétaux destinés au bétail, à la fabrication de carburants ou de papier, - depuis deux décennies, les projets d’exploitation massive de la nature et le développement d’infrastructures qui les accompagnent connaissent donc une accélération sans précédents. Pour une rente éphémère déterminée par le niveau des cours mondiaux, on sacrifie la nature, l’histoire, la culture et de nombreuses vies. On transforme les territoires en enclaves productives, interchangeables, réduites à une fonction : zones de développement minier, pétrolier ou agro-industriel, réservoirs de grands barrages, trapèzes et carrés sur les cartes des concessions d’exploitation et de permis de recherche, points d’attention prioritaire dans les plans de « développement intégral » décidés depuis les capitales, ne pouvant prétendre à un autre destin que celui lié à l’activité économique qui leur échoit, jusqu’au prochain cycle. Extraire, transformer la substance extraite en produits exportables, assurer leur transport, produire de l’énergie pour extraire, pour transformer, pour garantir la fluidité de la circulation : les « zones de sacrifice » condamnées à faire tourner les différents rouages de la machine extractive grandissent et s’étendent. Année après année, grandissent aussi les rangs des déplacés (un million de personnes ont dû quitter leurs lieux de vie rien qu’à cause des grands barrages au Brésil), déracinés de force ou ayant perdu leurs sources de subsistance. Le seul complexe minier de Yanachocha (Pérou) est autorisé à pomper jusqu’à 900 litres d’eau par seconde, soit trois à quatre fois plus que la capitale régionale de Cajamarca, obligée de rationner l’eau potable de ses 284 000 habitants ! L’agriculture paysanne, l’élevage familial ou le tourisme communautaire ne comptent pas face à de tels mastodontes. La violence, exercée par les entreprises exploitantes et leurs sous-traitants de « sécurité », parfois épaulés par les forces de l’ordre, voire par l’armée, intervient fréquemment pour accéder aux territoires convoités ou pour réprimer la contestation. Persécutions, peines de prison, mais également assassinats ciblés et actes de torture – défendre un territoire comporte souvent de sérieux risques pour ceux qui osent le faire et qui, malgré tout cela, sont aujourd’hui de plus en plus nombreux.
Allant plus loin que la critique anti-impérialiste classique, ces résistances invitent à questionner l’objectif-même du développement et sa logique sacrificielle. Les sacrifices qu’on exige en son nom ne sont pas acceptés par ceux qu’on prétend sacrifier sur son autel et sa promesse reste en grande partie mensongère, si on en juge par le grand nombre des pays qui restent coincés à son « étape » extractiviste de départ. Loin d’assurer les conditions de vie décentes à tous, le développement - dont l’objectif oriente, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les politiques gouvernementales et celles des institutions internationales - consiste surtout à opérer, dans un pays, les différents changements qu’exige le système capitaliste global. Tel est le véritable sens de cette nouvelle doctrine d’intervention qui s’est substituée à l’ancienne « mission sacrée de civilisation » des colonisateurs européens [10]. Son étendard et toutes les bonnes intentions des « développeurs » ont en effet servi à légitimer l’exportation du modèle occidental industriel et marchand (et des besoins créés pour vendre) au reste du monde, la soumission des territoires, des écosystèmes et des hommes aux vicissitudes du marché des matières premières, leur enrôlement au service de la production et de la consommation croissante des marchandises.
Notre sort commun
De nombreux peuples sur terre peuvent légitimement reprocher à l’Occident d’avoir bâti sa prospérité et sa puissance sur les ruines de leurs civilisations et par l’appropriation de leurs richesses
De nombreux peuples sur terre peuvent légitimement reprocher à l’Occident - à ses institutions, États et entreprises, et plus généralement à l’ordre économique et politique que ces derniers ont mis en place -, d’avoir bâti sa prospérité et sa puissance sur les ruines de leurs civilisations et par l’appropriation de leurs richesses. Toutefois, non seulement l’Occident a toujours eu aussi ses propres « zones de sacrifice », mais de surcroît, reconnaître sa responsabilité ne suffit plus à rendre compte de l’accélération de l’exploitation de la nature partout sur la planète. Celle-ci ravage en premier lieu les territoires des pays pauvres du Sud, mais elle touche également les pays émergents (Chine en tête), dont la croissance économique et les grandes entreprises minières, pétrolières et agro-industrielles sont devenues l’un des moteurs de l’avancée des frontières extractives sur leurs propres territoires et dans des pays tiers. De plus, depuis quelques années, elle reprend aussi de plus belle dans les pays occidentaux.
Pour fournir chaque année plus de 70 millions de tonnes de « ressources naturelles » diverses aux chaînes de fabrication-consommation de produits et de services de plus en plus nombreux et variés, les limites géographiques et technologiques de l’exploitation de la nature s’étendent aujourd’hui de plus en plus vite et de plus en plus loin, laissant peu de territoires à l’abri. En ce début du XXIe siècle, les campagnes de Pennsylvanie, aux États-Unis, se sont couvertes de puits de forage de gaz de schiste à raison d’un à deux puits par kilomètre carré. L’extraction des sables bitumineux dans l’Alberta, au Canada, a transformé 600 km2 de forêts, de tourbières et de terres en carrières, bassins de décantation et usines à ciel ouvert. La mine de lignite à Garzweiler, en Allemagne, d’une superficie déjà égale à celle de la ville de Lyon, doit, pour poursuivre son agrandissement, engloutir douze villages. La dernière décennie a notamment été celle du retour de l’extractivisme minéral en Europe. Des projets d’exploitation d’hydrocarbures de schiste existent sur tous les continents, Europe comprise. Quant aux minerais, en 2008, la Commission européenne, s’inquiétant de l’approvisionnement des industries européennes en métaux stratégiques, préconisait non seulement le déploiement d’une « diplomatie des matières premières » et la mise en œuvre de « stratégies […] pour garantir l’accès à des gisements » à l’extérieur de l’Union, mais également le « développement du potentiel local d’extraction » [11]. Les industriels redécouvrent les anciens sites miniers européens et ce qui reste de leurs gisements, dont l’exploitation pourrait probablement redevenir économiquement viable, notamment parce que certains « petits métaux », généralement associés aux « grands », mais non extraits auparavant, sont devenus stratégiques.
C’est ainsi qu’on a vu, depuis 2013, une relance de l’exploration des métaux en France métropolitaine, où la dernière grande mine (d’or et d’arsenic) avait fermé en 2004. Le principe qui régit le devenir des zones de sacrifice demeure le même partout : on y exploite ce qui présente un intérêt économique, puis on s’en va, laissant derrière soi des territoires dévastés. Si la logique néocolonialiste reste inchangée, le schéma d’analyse centre-périphérie peut, d’une certaine façon, être répliqué à l’infini : au Sud comme au Nord, les campagnes doivent se sacrifier pour les métropoles.
Les menaces se généralisant, le terme « extractivisme » a voyagé jusqu’au cœur des anciennes puissances coloniales. Le spectre de sa critique s’est élargi : outre l’injustice d’un modèle économique national qui détruit les territoires afin d’accroître les « exportations de la nature », celle-ci dénonce de plus en plus l’ensemble des risques et des injustices qu’impliquent les projets d’extraction imposés. Au sens large, ce nouveau mot désigne donc un stade superlatif, obsessionnel, de l’exploitation de la nature sous toutes ses formes, depuis l’extraction proprement dite et de plus en plus effrénée des hydrocarbures et des minerais, jusqu’à tous les prélèvements desdites « ressources naturelles » dont les rythmes et les volumes menacent même les « ressources » qualifiées de « renouvelables » de ne plus l’être : l’agriculture industrielle et les monocultures forestières qui dépouillent les sols de leurs nutriments, les exposent à l’érosion et les détruisent ; la pêche intensive qui vide les océans ; les grands barrages hydroélectriques qui, pour « extraire » de l’énergie, privent d’eau ou, au contraire, inondent des terres fertiles et anéantissent la biodiversité ; l’industrie de la boisson qui pille les nappes phréatiques et accapare les sources d’eau, etc. Cette exploitation ne cesse de faire croitre la dette de tous ceux qui en profitent envers les habitants des territoires ravagés.
Pour quoi, pour qui ?
Les luttes contre l’extractivisme et toutes les autres formes de destruction du vivant nous font ouvrir les yeux sur ce qui est déjà en train de se produire
Les luttes contre l’extractivisme clament l’urgence d’ouvrir les yeux sur ce qui est déjà en train de se produire, bien en amont de l’avalanche des catastrophes écologiques globales et bien avant qu’on n’ait vidé la planète de ses richesses utiles à nos industries. Le productivisme capitaliste implique l’anéantissement systématique des formes de vie et de rapport à la nature qui ne sont pas utiles à son fonctionnement, qui ne génèrent pas de profits et qui entravent l’extension de ses frontières. L’exploitation massive de la nature permet cette extension autant qu’elle repose sur elle, contribuant ainsi à l’entreprise de destruction qui consolide l’emprise du marché sur la vie.
Tous les systèmes de production passés, présents ou à venir n’ont pas le même niveau d’impact sur l’environnement et les « ressources naturelles » que le système industriel - il suffit, pour s’en rendre compte de comparer par exemple l’agro-industrie et les agro-écologies. C’est bien la généralisation de ce système industriel à l’échelle de la planète et l’objectif d’accroître sans cesse sa production qui ont fait croître de façon impressionnante les volumes et la diversité des « ressources » extraites : entre 1900 et 2005, alors que la population a quadruplé, l’extraction des matériaux de construction a été multipliée par 34, celle de minerais métalliques et industriels par 27, celle des combustibles fossiles par 12 et celle de la biomasse – « ressource » la plus directement utilisée pour couvrir les besoins de base, notamment alimentaires – par 3,6 « seulement » [12]. Que ce soit le secteur des technologies d’information et de communication, celui de la finance, avec ses services associés ou y ayant recours, les complexes militaires, ou même les technologies dites vertes développées à grande échelle, toutes les filières de production industrielle – tant de produits que de services qui nécessitent des supports physiques -, sont tributaires de quantités croissantes de matières premières et d’énergie.
De très nombreux maillons composent les multiples chaînes qui relient les sites d’exploitation aux points de vente des produits finis. Derrière chacun de ces maillons, il y a de très gros intérêts et de nombreux acteurs directement responsables de l’accélération de l’extractivisme et de ses ravages, de l’incommensurable dette envers les territoires dévastés. L’exploitation des matières premières, leur négoce, leur transport, leur première transformation, la finance spécialisée et tous les secteurs d’activité qui y sont liés réunissent un grand nombre de très grandes entreprises. Malgré les déconvenues passagères, ces entreprises en tirent des profits faramineux. Les revenus colossaux des filières extractives nourrissent la corruption, leur caractère stratégique oriente la politique étrangère. Dans un ordre politique où l’État est « partenaire de l’investissement avant tout » [13], l’importance économique de ces acteurs pousse les pouvoirs publics à tout mettre en œuvre pour les attirer et les garder dans leurs pays. En outre, un certain nombre d’États contrôlent directement certaines filières d’extraction – il y a en effet de très nombreuses et importantes entreprises extractives publiques. Dans le secteur des hydrocarbures, les « NOC » (pour National Oil Companies), contrôleraient même, selon les sources, entre 58 % et 75 % de la production mondiale et entre 78 % et 90 % des réserves [14] ! Toutefois, ces différents acteurs ne sont pas des entités abstraites. Les entreprises ont des actionnaires, des dirigeants et des employés ; ce sont généralement les ministres en charge d’activités extractives qui octroient les permis d’exploitation, les fonctionnaires qui font concrètement le travail des États, et les fonctionnaires internationaux, celui des institutions internationales. Des scientifiques contribuent aussi à cette œuvre collective quand ils cautionnent des technologies d’extraction et leurs progrès, de même que les parlementaires qui votent des lois facilitant les opérations des industriels, les journalistes qui éclairent favorablement – ou qui n’éclairent pas – les projets lancés, « l’opinion publique » quand elle n’y accorde pas d’importance et, plus généralement, en Occident d’abord, mais aussi en tout lieu qui tient l’Occident pour modèle, toutes les personnes qui fabriquent, vendent et consomment les produits et les services que l’extraction permet d’obtenir. Tout comme le capitalisme ne saurait perdurer et opérer ses mutations sans l’intériorisation de ses impératifs par l’écrasante majorité des gens, l’extractivisme, une de ses bases matérielles incontournables, ne verrait pas ses frontières avancer au quotidien sans le concours actif
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
d’une multitude de « monsieur et madame tout le monde ». Nous avons tous, ou presque tous, à notre portée, un certain nombre de leviers pour refuser de faire grossir la dette extractiviste.
Pour aller plus loin : Anna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Le passager clandestin, 2015.
http://lepassagerclandestin.fr/catalogue/essais/extractivisme.html
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[1] En échange d’un rééchelonnement des remboursements, les créanciers (le Club de Londres regroupant les banques privées et le Club de Paris réunissant les États prêteurs) exigent que les pays asphyxiés se plient aux conditions dictées par le FMI, auxquelles le FMI et la Banque mondiale soumettent également leur propre aide financière. L’Amérique latine se voit ainsi contrainte d’appliquer les thérapies de choc des politiques de « stabilisation » (qui « corrigent » les déficits publics) et d’ajustement structurel, garantissant à l’initiative privée la liberté de s’assurer les meilleures perspectives de bénéfices. Ces programmes visent surtout à générer des excédents de devises requis pour continuer à honorer le service de la dette, poussant, une fois de plus, les pays de la région à exporter ce qui s’exporte : les minerais, le pétrole et les produits agricoles de base. D’autres pays du Sud endettés, en particulier africains, subissent le même traitement.
[2] Iñaki Barcena, « Deuda ecológica. Una herramienta para avanzar hacia ese otro mundo posible », Viento Sur, n° 92, juin 2007, p. 107 ; concept porté au Sommet de la Terre de Rio (1992) par l’Institut d’écologie politique de Chili.
[3] Définition proposée par Eduardo Gudynas, directeur du Centre latino-américain d’écologie sociale basé à Montevideo. Il est à noter que le même terme renvoie dans le nord du Brésil à la collecte à des fins commerciales des produits naturels non cultivés (fruits, noix, sève, bois, fibres, plantes médicinales, produits de la chasse et de la pêche). Sur l’historique de ces deux notions, voir Anna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Le passager clandestin, 2015, p.21-37.
[4] Maristella Svampa, « Néo-“développementisme” extractiviste, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique latine », Problèmes d’Amérique latine, n° 81, été 2011, p. 112
[5] Commission économique pour l’Amérique latine.
[6] Pendant la période concernée, la politique menée par les présidents péruviens a été libérale. Ollanta Humala, qui arrive au pouvoir en 2011, s’affiche au départ comme nationaliste, mais, au-delà du discours, en ce qui concerne les industries extractives, sa ligne politique ne diffère pas substantiellement de celle de ses prédécesseurs.
[7] Panorama social de América Latina 2012, Cepal, Santiago du Chili, 2012 et 2013.
[8] Alberto Acosta, « Extractivismo y neoextractivismo Dos caras de la misma maldición », Ecoportal.net, 25 juillet 2012.
[9] Vis-à-vis des réseaux internationaux de production et des « cycles d’accumulation » articulés autour de produits-phares, des capitaux étrangers, investissements et prêts, des technologies étrangères, des importations de produits de consommation courante que les économies de plus en plus spécialisées ne produisent pas ou plus, etc.
[10] Lire Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
[11] Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, Initiative « matières premières » — répondre à nos besoins fondamentaux pour assurer la croissance et créer des emplois en Europe, COM(2008) 699 final du 4.11.2008, Bruxelles.
[12] Fridolin Krausmann et al., « Growth in global material use, GDP and population during the 20th Century », Ecological Economics, vol. 68, nº 10, août 2009, p. 2696-2705.
[13] Selon l’expression du procureur uruguayen Enrique Viana.
[14] EIA en 2012 (pétrole). Banque mondiale (pétrole et gaz).
9 décembre 2019, par Anna Bednik