Une nouvelle crise de la dette à cause de la hausse des taux d’intérêt ?

9 février par Felipe Milin


Source : Artem Suba



L’année 2023 sera-t-elle l’année d’une nouvelle crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
 ? Nous avons assisté ces derniers mois à des multiples annonces pointant les tensions découlant de l’endettement public et privé massif dans un contexte de hausse continue des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
.Il n’y a, pour l’instant, aucun signal indiquant la fin des politiques monétaires restrictives, qui ont porté les taux d’intérêt à 3% en février 2023, niveau jamais vu depuis la crise de 2008.Selon Christine Lagarde, présidente de la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
, il y aurait encore beaucoup de travail à faire, ce qui ne fait qu’invoquer les fantômes d’une nouvelle crise de la dette.

Les hausses de taux d’intérêt initiées par la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne marquent la fin des politiques expansionnistes qui avaient fixé le cap de la dernière décennie et qui avaient même été renforcées pendant la pandémie de Covid-19.Ainsi,nous avons assisté au déploiement des politiques monétaires massives, mais les règles du Pacte de stabilité et de croissance ont également été suspendues en Europe. Ces politiques monétaires de faibles taux d’intérêt et d’achats d’actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
ont été mises en place il y a près de dix ans, lorsque le président de la BCE de l’époque, Mario Draghi, a estimé que c’était le seul moyen de sortir les États de la spirale de la récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. entre les réductions de dépenses, les réductions d’impôts et les récessions sous-jacentes dans les États membres. Sur le papier, l’objectif des politiques de Quantitative Easing (assouplissement quantitatif en français) était de développer un nouveau cadre de relations monétaires pour mobiliser le crédit vers l’économie productive afin de relancer un nouveau cycle de croissance après la crise économique de 2008 et, en particulier, la récession causée par la crise dite de la dette souveraine.

Cependant, loin de contribuer à un nouveau cycle de croissance et de développement de la productivité, la majeure partie de l’argent injecté est restée dans les sphères financières, plus rentables que les investissements productifs. En fait, cette injection massive de liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
a contribué à masquer la longue léthargie de la productivité dans l’économie productive. Ainsi, l’une des conséquences des politiques monétaires expansionnistes a été la prolifération croissante des ’entreprises zombies’, totalement dépendantes de leur capacité d’emprunt à long terme en étant incapables d’assurer le service de leurs dettes à court terme. Pour d’autres entreprises, les possibilités de financement facile ont conduit les grandes entreprises à mettre en place des programmes de rachat d’actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
à grande échelle afin de gagner du poids sur les marchés boursiers. Bien que l’assouplissement quantitatif ait activé ces dynamiques spéculatives et d’autres en plus, tel que nous l’avons également constaté dans des domaines tels que le logement ou le boom de l’économie des plateformes, en restant dans la sphère financière, elles n’ont pas eu d’impact immédiat en termes d’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. .

La combinaison de l’invasion russe de l’Ukraine d’un côté et de la perturbation des chaînes d’approvisionnement causée par la reprise de l’activité économique de l’autre, a mis en évidence les problèmes chroniques de productivité qui entravent l’accumulation du capital. Confrontées à une inflation inédite depuis l’adoption de la monnaie unique, les autorités monétaires ont été contraintes de chercher des solutions rapides afin d’éviter la perte de valeur des actifs financiers cette année.

Quelles conséquences entraîner à ce changement sur des économies déjà très endettées ?

La hausse des taux d’intérêt signifie un changement radical des conditions dans lesquelles les États peuvent répondre à leurs besoins de financement. L’illustration 1 montre que parmi les pays sélectionnés, les niveaux d’endettement n’ont cessé d’augmenter, à l’exception de l’Autriche et de l’Allemagne. Pour la plupart des pays, à l’exception de la Grèce, la dette a commencé à se stabiliser et à diminuer à partir de 2014. Comme indiqué ci-dessous, la dette a bondi en 2020 au début de la pandémie. Nous constatons que les niveaux de dette par rapport au PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
dépassent les niveaux d’endettement qui ont conduit à la crise dite de la dette de 2010 en Europe.


Image 1 : Dette publique sur le PIB. Source : FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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Ainsi, les hausses des taux peuvent devenir un danger étant donné que les niveaux d’endettement sont maintenant plus élevés que lors de la séquence de 2008 à 2012. Cependant, les taux d’intérêt sur la dette que les différents pays ont dû assumer ont également varié d’un pays à l’autre. En nous référant à la période entre décembre 2021 et décembre 2022, on constate que les taux ont évolué de manière inégale tout au long de cette année.Il convient de citer les cas de la Grèce et de l’Italie, où les taux d’intérêt les plus élevés ont également subi des hausses plus importantes, autour ou même au-dessus de 3 % pour l’obligation Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
à 10 ans (l’obligation de référence). Bien qu’il n’y ait pas de corrélation directe entre les niveaux de taux d’intérêt avant 2022 et le rythme de leur croissance, nous observons que le retour à des politiques plus restrictives accentue la disparité entre les économies européennes.


Tableau 1 : Évolution des taux d’intérêt par pays entre décembre 2021 et décembre 2022. Source : BCE

Pour avoir une vue d’ensemble de l’évolution des politiques monétaires, il faut également prendre en compte l’autre volet des politiques d’assouplissement quantitatif : les programmes d’achat d’obligations par les banques centrales.En ce qui concerne les obligations publiques, cette politique d’achat d’obligations a été développé en deux programmes : le programme d’achat du secteur public (PSPP) et le programme d’achat d’urgence en cas de pandémie (PEPP). Ces programmes ont permis l’achat de titres de créance publics et privés, fournissant ainsi des liquidités aux agents financiers. En achetant des obligations d’État, elle a généré une demande pour celles-ci, réduisant ainsi le coût de la dette pour les gouvernements, tout en envoyant le signal qu’en cas d’instabilité des obligations d’État, la BCE finirait par intervenir. Ces programmes ont été à l’origine de nombreuses controverses, car ils auraient cantonné la BCE dans le rôle d’une banque centrale ordinaire, alors que la particularité de la BCE par rapport aux autres banques est précisément qu’elle ne peut pas financer directement les États membres. À cet égard, il convient de souligner que la BCE entretient ici une relation ambivalente : en même temps qu’elle génère de la stabilité pour les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
, elle joue un rôle de créancier vis-à-vis des pays. En fait, cette institution a même généré des profits aux dépens des États membres (qu’elle a en principe investis afin de lancer de nouveaux programmes d’achat).


Tableau 2 : Distribution des achats du programme d’actifs PSPP. Source : BCE


Tableau 3 : Distribution des achats du programme d’actifs PEPP. Source : BCE

Parallèlement aux hausses de taux d’intérêt, les programmes d’achat d’actifs ont été réduits au cours de l’année 2022 jusqu’à leur arrêt complet à la fin de l’année. Comprendre le rôle joué par ces programmes pour chaque pays permet également de se faire une idée du niveau d’exposition de ces derniers aux marchés financiers dans le contexte actuel de hausse de la dette. Pour la synthèse des données, nous avons pris la même sélection de pays que celle utilisée ci-dessus. Tout d’abord, nous examinons la répartition des achats entre les pays membres. Les données reflètent une certaine correspondance entre la taille des économies et l’accès aux programmes d’achat d’actifs. Mais qu’est-ce que cela implique pour l’endettement des pays individuels ?


Tableau 4 : Proportion de la dette publique inclue dans le programme d’achat PSPP sur l’ensemble de la dette par pays. Source : BCE


Tableau 5 : Proportion de la dette publique inclue dans le programme d’achat PEPP sur l’ensemble de la dette par pays. Source : BCE


Tableau 6 : Addition des proportions de la dette publique inclue dans les programme d’achat PSPP et PEPP sur l’ensemble de la dette par pays. Source : BCE

Si l’on compare le poids des programmes d’achat de dette dans la dette publique totale de la même sélection de pays, le tableau est différent. Tout d’abord, le cas de l’Allemagne et des Pays-Bas est frappant, avec 52,23% et 50,80% de leur dette respective incluse dans la somme des deux programmes. Bien qu’il ait été le théâtre de multiples manifestations d’opposition aux programmes d’achat au motif qu’ils s’écarteraient du mandat initial de la BCE consistant à ne pas financer les États membres, c’est le pays qui a le plus bénéficié de ce programme. En revanche, on constate que dans d’autres cas, comme celui de la Grèce, près de la moitié de la dette publique émise est désormais incluse dans le seul programme auquel elle participe. Nous pouvons supposer que le changement de politique d’achat d’actifs affectera davantage les pays qui participent le plus aux deux programmes, car ils ne bénéficieront plus de l’effet de la BCE en tant « qu’acheteur en dernier ressort ». Il est clair que ce changement n’affectera pas tous les pays de la même manière et qu’il dépendra également de facteurs tels que la solidité financière de chaque pays telle qu’elle est perçue par les marchés financiers.

Il est également nécessaire de faire une remarque concernant l’Italie et l’Espagne. Outre la prise en compte de la participation des deux pays au programme d’achat de la dette, il est nécessaire de considérer que ces États sont les plus grands bénéficiaires du programme Next Generation EU, qui est partiellement composé de dette mutualisée au niveau européen. Cela peut impliquer qu’à l’avenir leurs besoins de financement seront légèrement amortis par l’accès à ce financement mutualisé.

Enfin, il convient d’examiner comment la réintroduction de ces politiques s’inscrira dans le contexte de la réintroduction réussie du pacte de stabilité et de croissance, pierre angulaire du financement de la zone euro, même s’il a été suspendu au début de la pandémie de Covid-19. Sa réintroduction semble inévitable, bien que l’on ne sache pas exactement quelles seront ses fonctions, la Commission européenne ayant dévoilé à l’automne dernier des plans de réforme du PSC. Deux éléments clés structurent ce projet de réforme : d’une part, la volonté de générer un mécanisme de contrôle des finances publiques plus flexible dans le temps, en prenant en compte des périodes de trois ans pour l’évolution du déficit au lieu de se baser sur des révisions annuelles ; d’autre part, l’accès aux fonds européens serait ainsi conditionné au respect de ces critères sur des périodes de trois ans.

Conclusions

La crise inflationniste actuelle est l’expression des limites d’un système économique fragile, qui montre des signes d’épuisement pour continuer à développer son processus d’accumulation. La hausse continue des prix permet le maintien, voire l’expansion, des taux de profit du grand capital aux dépens d’une population qui s’appauvrit à un rythme accéléré. Les problèmes simultanés entre la crise de la sphère productive et l’excès de capital fictif conduiront probablement à une récession. Pendant ce temps, la hausse des taux d’intérêt maintiendra les niveaux de rendement pour les créanciers et les investisseurs, asphyxiant les débiteurs. La destruction consécutive d’une partie du capital fictif, comme les défauts de paiement des prêts hypothécaires, peut entraîner les économies dans une récession encore plus profonde.

Dans ce contexte, nous avons analysé comment une nouvelle crise de la dette publique se prépare. Compte tenu des paramètres analysés dans cet article pour cette dette, nous pouvons anticiper que l’augmentation du coût de la dette et la réintroduction des règles de plafonnement des dépenses permettront non seulement aux acteurs financiers tels que les banques de survivre au prix de la mise à mal des finances publiques, mais accentueront également les disparités entre les États membres de l’UE.

Cette analyse contraste avec l’espoir exprimé par certaines voix, dont celle du gouvernement espagnol, d’un changement de paradigme dans les politiques économiques, qui s’éloignerait du modèle néolibéral jusqu’ici dominant. Les politiques de Quantitative Easing et d’assouplissement des dépenses pendant la pandémie de Covid-19 ont entretenu l’illusion d’un changement durable de ce paradigme. Dans cet article, nous avons essayé de rendre compte des faiblesses de ces approches dans la mesure où il n’y a pas eu de changements structurels dans ces politiques. À l’heure où le capital risque de perdre une partie de sa valeur sur les marchés financiers, les politiques monétaires et économiques sont réorganisées pour répondre à leurs problèmes. Il est possible que la réforme du pacte de stabilité et de croissance autorise une gestion de crise moins agressive de la part des États en termes d’ajustement des dépenses. Mais compte tenu de l’expérience de la crise passée, ainsi que de l’absence de mesures d’envergure pour soutenir la population face à l’inflation, on peut s’attendre à ce que les marges de dépenses dont disposent actuellement les États servent principalement à renflouer les capitaux les plus en difficulté.


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