19 avril 2019 par Didier Epsztajn
Pour commencer un discours de Thomas Sankara, président du Burkina Faso, en juillet 1987. Un réquisitoire contre la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, « La dette sous sa forme actuelle, est une reconquête organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers ». Thomas Sankara parle, entre autres, de non-responsabilité, « nous ne sommes pas responsables de la dette », de dette du sang, de refus de complicité, « On nous demande aujourd’hui d’être complices de la recherche d’un équilibre », de front uni contre la dette. Thomas Sankara a été assassiné moins de trois mois plus tard.
En introduction, « Détricoter un système tentaculaire d’injustice et d’oppression », les auteurs et les autrices reviennent sur le cas emblématique de Haïti. L’indépendance proclamée en 1804 et en 1825 « La France menace la jeune république d’une nouvelle invasion militaire et du rétablissement de l’esclavage si celle-ci refuse de lui payer une indemnité de 150 millions de francs-or ». L’Etat colonial exige donc d’être indemnisé de la libération nationale d’un peuple. Dit autrement, il s’agit d’un acte de grand banditisme pour imposer une dette coloniale. Il est plus que significatif que les différents gouvernements de la République, y compris les gouvernements de gauche, aient refusé de rembourser ces sommes obtenues de manière inique, de donner réparation aux populations concernées par cette véritable extorsion de fonds.
Le transfert des dettes coloniales est interdit en vertu de différents traités et Conventions signées au XXe siècle. Mais la majorité des dettes contractées par les pays colonisateurs furent néanmoins transférées aux pays ex-colonisés lors de l’accession à l’indépendance.
Comme il est souligné dans cette introduction, c’est bien « tout un système tentaculaire d’injustice et d’oppression » qui a été mis en place et qu’il nous faut détricoter. C’est l’objet du présent numéro de la revue.
La réalité n’est pas celle souvent présentée, les pays dits endettés sont en fait les créanciers de ceux qui réclament le paiement des dettes. Sans oublier les réparations à engager « pour ces crimes humains, économiques, écologiques, historiquement commis » avec les colonisations et le système de la dette…
Je ne vais détailler les différents textes et analyses. Je ne souligne que certains éléments. L’énorme transfert de richesse lors des colonisations, l’extraversion des économies des régions colonisées, la place des industries primaires (extractives et agricoles), le pillage des forces de travail, la traite négrière atlantique, des millions de personnes déplacées en interne, le découpage artificiel de pays, les massacres… Des crimes et donc leur reconnaissance et des réparations…
Il convient de ne pas oublier, la pratique actuelle raciste et utilitariste des migrations (en complément possible, Déclaration du FSMM sur le Pacte Mondial migrations + Halte à la guerre aux migrations ! , declaration-du-fsmm-sur-le-pacte-mondial-migrations/ ; La Via Campesina et ses alliés appellent à un accord pour un pacte de solidarité avec les migrant.e.s , la-via-campesina-et-ses-allies-appellent-a-un-accord-pour-un-pacte-de-solidarite-avec-les-migrant-e-s/) et l’exigence de liberté de circulation et d’installation.
Sont aussi abordés dans la première partie, la dette éducative, différents pays (Haïti, Porto-Rico, République Démocratique du Congo, Maroc, Tunisie, Vénézuela, Inde…), les mécanismes de blanchiment de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, le Congo comme propriété du roi belge Léopold II, l’endettement pour racheter les terres des colons, l’extractivisme
Extractivisme
Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique.
, le monopole du sel tunisien, l’accaparement des terres agricoles, la socialisation des dettes privées, le génocide – pour utiliser une notion actuelle – de plus de 90% de la populations amérindiennes du sud, l’obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’importation des pays colonisateurs, les fardeaux fiscaux, les famines mortelles…
« Les peuples autochtones ont subi des injustices historiques à cause, entre autres, de la colonisation et de la dépossession de leurs terres, territoires et ressources ».
La seconde partie est consacrée aux perspectives et mobilisations pour les réparations. Le terme « repentance » au goût religieux ne me paraît pas utile. Les excuses officielles doivent être accompagnées de la réhabilitation des communautés autochtones, de la réévalution du passé, du bris des tabous (dont le rôle des rois belges et de leur colonie propriété privée, de l’église dont l’évangélisation ressemblait bien plus à l’asservissement qu’au royaume de dieu), de la rupture des rapports de « collaboration » qui cachent des rapports néo-coloniaux…
Comme pour les rues de Paris (en complément du dernier texte présent dans la revue, A Paris, quelque 200 rues rendent hommage à la colonisation , a-paris-quelque-200-rues-rendent-hommage-a-la-colonisation/), la colonisation du Congo, Promenade au Congo, a laissé des traces en Belgique.
Sont aussi abordées, les actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
judiciaires concernant le génocide des Tutsi au Rwanda (en complément possible la récente brochure de Survie, la-france-complice-du-genocide-contre-les-tutsis-au-rwanda/), la décolonisation des espaces publics, la restitution des biens culturels africains (en complément possible, Louis-Georges Tin : La Restitution des biens culturels africains , la-restitution-des-biens-culturels-africains/).
Des compléments aussi utiles, Lille et la statue de Faidherbe (en complément possible, Restaurer Faidherbe (et le colonialisme) ? Lettre ouverte à Martine Aubry , restaurer-faidherbe-et-le-colonialisme-lettre-ouverte-a-martine-aubry/) ou la glorification d’un sabreur colonial ; des entretiens avec des collectifs travaillant sur la mémoire coloniale et les réparations, les fausses réparations à l’italienne en Libye, la critique du mot développement…
Said Bouamama (son entretien complet sera disponible sur ce blog prochainement), parle entre autres, de processus de spoliation total, de colonisation comme interruption de l’histoire des populations colonisées, des effets de l’esclavage et de la colonisation en termes de « honte de soi », d’exigence du présent et d’avenir, de chosification des individus, de déshumanisation, de crimes et de leur négation, « il faut que ces crimes apparaissent comme justifiés, légitimes et en conséquence souhaitable » (l’auteur rejoint sur ce point les analyses de Johann Chapoutot sur le nazisme, Comprendre le nazisme , la-refondation-du-droit-et-des-normes-sur-la-nature-et-la-race/ ou La loi du sang. Penser et agir en nazi , au-nom-du-sang-et-de-la-race-des-crimes-contre-lhumanite/), de restitution des biens, d’espace mental colonial, de réparations pour les crimes esclavagistes et coloniaux, de re-situation de la dette dans « son véritable contexte historique et économique »…
Le titre de cette note de lecture est empruntée à Said Bouamama.
SOMMAIRE 1. Des dettes coloniales & illégitimes
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AVP – les autres voix de la planète : Dettes coloniales & réparations
CADTM – 1e trimestre 2019
Liège 2019, 104 pages, 5 euros
Pour s’abonner à la revue du CADTM et recevoir ce numéro, rendez-vous à : http://www.cadtm.org/Revue-Les-autres-voix-de-la-planete
Didier Epsztajn
Source : Entre les lignes, entre les mots
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