22 octobre 2022 par Jean Nanga
Sommet Union européenne - Afrique le 2 et 3 avril 2014 à Bruxelles - Paul Kagame - EU-Africa Summit - Brussels, 2 April 2014 - CC - https://www.flickr.com/photos/paulkagame/13582323564
Les relations entre l’Union européenne (UE) et l’Afrique sont héritières de celles, pluriséculaires, entre l’Europe, du moins ses puissances successives, et l’Afrique. Dès le début des temps modernes elles ont, en relation aussi avec d’autres parties du monde, construit la demi-millénaire dynamique du capital, en agissant l’une sur l’autre. Ainsi, il y a de l’Afrique dans l’Europe, de l’Europe dans l’Afrique. Des relations qui, malheureusement, ont été constamment asymétriques, inégalitaires, voire prédatrices, aux dépens d’une Afrique apparaissant comme naturellement condamnée à la subalternité, de la traite négrière transatlantique et de l’esclavage dans l’océan Indien à la dépendance néocoloniale, en passant, évidemment, par la colonisation (y compris protectorat, tutelle). Avec à la clef des guerres pour la conservation de la domination coloniale, d’un côté, et de l’autre pour s’en émanciper. C’est d’ailleurs pendant la réforme post-Seconde Guerre mondiale du colonialisme, puis la transition du colonialisme au néocolonialisme, qu’a été construit le socle de l’actuelle UE. La part africaine de cette étape de la construction européenne s’étant alors manifestée, par exemple, sous la forme du projet de l’Eurafrique que certains prétendus « pères de l’indépendance » ont défendu ardemment. Le Traité de Rome, instituant la Communauté économique européenne (CEE), en porte quelque trace par la mention de « l’association des pays et territoires d’Outre-mer, en vue d’accroître les échanges et de poursuivre en commun l’effort de développement économique et social » (art. 3) [1]. Ainsi ont été rappelées récemment les « origines coloniales de l’Union européenne [2] ».
Ces accords ont consolidé la spécialisation en produits de rente, en monocultures, généralement réservés à l’exportation, pour les marchés des métropoles néocoloniales
L’indépendance de certaines de ces colonies et territoires sous-tutelle acquise, dans le contexte de la guerre froide, a été signée, en 1963, la Convention de Yaoundé (1963) entre les 6 États membres de la CEE d’alors et 18 États africains intégralement dénommée Convention d’association entre la Communauté économique européenne et les États africains et malgache associés à cette Communauté. Celle-ci permettait surtout le libre accès, sans taxes douanières, des produits bruts africains sur le marché de la CEE, sans réciprocité (les exportations de la CEE étant taxées par les douanes des États associés africains). La Convention de Yaoundé est la première d’une série qui comprendra Yaoundé II (1969-1975), Lomé I-IV (1975-2000), Cotonou (2000-2020) et post-Cotonou (2020-2040) et intégrera d’autres pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, au rythme aussi bien des indépendances que de l’élargissement de la CEE (devenant ACP/CEE), devenue UE en 2000 (ACP/UE) – les ACP sont désormais l’Organisation des États de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP). Les États d’Afrique du Nord, indépendants avant 1957, n’en faisant pas partie [3], et vont conclure, surtout à partir de 1969, des accords bilatéraux avec la CEE/UE, puis surtout le partenariat euro-méditerranéen (Euromed, 1995), ayant donné naissance à l’Union pour la Méditerranée (2008), des accords de libre–échange (Tunisie, 1998 ; Maroc, 2000 ; Égypte, 2004 ; Algérie, 2005) – appelés à évoluer en Accords de libre-échange complets et approfondis.
Si la Convention dans son préambule parle de « coopération sur la base d’une complète égalité […] poursuivre en commun leurs efforts en vue du progrès économique, social et culturel de leurs pays […] de renforcer leur équilibre et leur indépendance économiques [4] », cela n’a pas été la règle comme le rappelait, après presque une décennie de convention, l’inébranlable europhile et eurafricain, chef de l’État sénégalais, Léopold Sédar Senghor [5] : « Le plus grave dans la situation de l’association, et d’une façon plus générale, des rapports eurafricains, c’est que l’esprit et même la lettre du titre I de la Convention ont été souvent violés au grand dam des pays africains qui sont, encore une fois, dans leur ensemble, les pays les plus pauvres du monde [6] ». Des États qui ont généralement maintenu les spécialisations économiques instaurées par les administrations coloniales. La Côte d’Ivoire, par exemple, ayant été spécialisée dans la fourniture au marché métropolitain du cacao, de l’ananas, de la banane ; de même aussi pour le Sénégal avec l’arachide ; de la canne à sucre pour Maurice ; du thé pour le Kenya. Il en a été ainsi presque partout des territoires coloniaux aux États post-coloniaux/néocoloniaux.
Lire aussi : Sommet UA-UE : l’annulation de la dette ne peut être balayée d’un revers de main |
L’Accords de Lomé – signé aussi dans le contexte de la Guerre froide et de revendications aux Nations unies d’un nouvel ordre économique international – avait mis les prix des produits en provenance des pays africains à l’abri des fluctuations des prix des matières premières, des conséquences de leur baisse. Ce qui a consolidé la reproduction, déjà effective dans l’Accord de Yaoundé, de la spécialisation en produits de rente, en monocultures, généralement réservés à l’exportation, pour les marchés des métropoles coloniales, européennes. Se faisant généralement aux dépens des cultures vivrières
Vivrières
Vivrières (cultures)
Cultures destinées à l’alimentation des populations locales (mil, manioc, sorgho, etc.), à l’opposé des cultures destinées à l’exportation (café, cacao, thé, arachide, sucre, bananes, etc.).
, de l’auto-suffisance alimentaire de ces pays, transformés aussi, au fil du temps colonial puis néocolonial, en marchés ou débouchés pour les produits transformés importés des métropoles néocoloniales, puis de la CEE, vendus sur les marchés et dans les boutiques des villes africaines comme des villages.
L’Accord de Cotonou, (ACP/UE) a empiré la relation inégalitaire, en défaveur, évidemment, des “partenaires” africains
L’Accord de Cotonou a été signé dans un contexte bien différent, celui d’un monde où se propageait le libre-échangisme, comme l’énonce l’un de ses articles : « Compte tenu du niveau de développement actuel des pays ACP, la coopération économique et commerciale doit leur permettre de répondre aux défis de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
et de s’adapter progressivement aux nouvelles conditions du commerce international, facilitant ainsi leur transition vers l’économie mondiale libéralisée » (Titre II, chapitre 1, art. 34 : « Objectifs », al. 2). Ainsi, ce qui de la Convention de Lomé était considéré comme incompatible au néolibéralisme n’a pas été reconduit. L’Accord de Cotonou, (ACP/UE) a ainsi empiré la relation inégalitaire, en défaveur, évidemment, des “partenaires” ACP, africains en l’occurrence. Au terme de ses deux décennies d’existence programmées, il aurait dû être remplacé par des Accords de partenariat économique (APE) – dont la signature était au départ prévue pour 2007-2008. Mais leur teneur néolibérale – davantage favorable à l’Union européenne et, par la suppression de la non-réciprocité, une source évidente de forte baisse des recettes douanières (pouvant être injustement compensée par la multiplication ou la hausse des impôts ou taxes qui pèseront en fin de compte sur les couches sociales populaires) pour les États africains concernés – crée une certaine réticence à les ratifier, voire à les signer, par nombre d’États africains de l’OEACP. 14 États, soit moins du tiers, sont actuellement – eu égard à leur plus forte dépendance à l’égard de l’exportation vers le marché de l’UE – engagés, dans l’APE avec l’UE, sous forme provisoire ou intérimaire, en attendant la ratification, voire la signature, par chacune des communautés ou regroupements économiques africains sous-régionaux. Par exemple, si l’Afrique du Sud industrialisée, deuxième économie africaine est – comme cinq autres de la Southern Africa Development Community (SADC) – dans la phase d’application provisoire de l’APE, la première économie africaine, le Nigeria, n’a même pas encore signé l’APE de l’Afrique de l’Ouest. Ainsi, l’Accord de Cotonou ayant été prorogé jusqu’en juin 2023 [7], la prochaine association pour ces membres africains de l’OEACP est l’Accord de Samoa, dit aussi Accord post-Cotonou qui « est basé sur un approfondissement des APE, leur extension aux thèmes dits de Singapour : services, concurrence, marchés publics, propriété intellectuelle, investissements » [8]. Autrement dit, il s’agira, entre autres, d’un contournement, en faveur de l’UE, de la réticence des membres de l’OEACP à passer aux APE. Vu l’option par l’UE des relations dites de « continent à continent », cet accord n’impactera-t-il pas les pays d’Afrique du Nord ayant ratifié la ZLECAf supposée déjà en vigueur ? De leur côté, chacun est sous Accord de libre-échange (ALE) avec l’UE (Tunisie, 1998 ; Maroc, 2000 ; Égypte, 2004 ; Algérie, 2005), mais aucun ne franchit, depuis 2013, le passage à l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), pour les trois premiers, alors que le quatrième n’en a jamais entrepris la négociation [9].
Malgré, la résonance ces derniers temps d’un supposé passage aux relations entre égaux – l’UE tend à imposer encore à ses dits partenaires africains, dont les classes dirigeantes sont généralement dépourvues de projet social émancipateur (l’Agenda 2063. L’Afrique que nous voulons, le programme adopté en 2013 par l’Union Africaine n’en est pas un) sa vision du “développement” [10]. Ce qui explique sans doute la réticence des uns et des autres (Afrique OEACP et Afrique du Nord) à s’engager. Même orné de “durable” ou prétendument engagé pour « l’éradication de la pauvreté », le développement demeure celui du capitalisme. Les transnationales originaires de l’UE comptent parmi celles qui produisent des travailleurs pauvres, des salaires non décents dont l’Afrique détient le leadership mondial. Le capitalisme étant, malgré la parenthèse des Trente glorieuses de l’après Seconde guerre mondiale, historiquement, plus producteur/reproducteur que réducteur des inégalités, par sa nature même. Ce que d’ailleurs n’infirme pas la progression actuelle des inégalités, de la pauvreté même dans des sociétés de l’UE depuis qu’y avance la néolibéralisation. La résistance des classes populaires y empêchant plus de gravité.
Les milliards de dollars dépensés par la CEE/UE pour le financement dudit développement de l’Afrique ont principalement servi à huiler les mécanismes de reproduction de la dépendance des économies africaines, de la domination des peuples africains
Avec la complicité des classes dirigeantes locales, ces transnationales s’activent dans l’optimisation fiscale (certes légale), la fraude fiscale, la fuite des capitaux qui aggravent les déficits budgétaires des États, par conséquent leur endettement. Ainsi, la part de dons comprises dans l’“aide publique au développement” peut être considérée comme une relative compensation de la fraude fiscale, de la fuite des capitaux… Comme en retour, les banques européennes sont complices des classes dirigeantes africaines pillant les richesses publiques locales, y compris des emprunts extérieurs, qu’elles placent, transforment en patrimoines privés dans les pays de l’UE, entre autres. Des grandes banques européennes sont citées dans les différentes affaires ayant fuité (« leaks »), défrayant la chronique ces dernières années – y compris comme passeurs de l’argent public volé vers les paradis fiscaux
Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.
La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
. Ce qu’elles ne font pas sans en soutirer quelque profit, la moralité capitaliste étant soumise à celui-ci.
L’UE impose sa “vision”, pour la réalisation du suprématisme du secteur privé, aussi par le prétendu « partenariat public-privé » (PPP), impliquant des entreprises européennes, de plus en plus prisé en Afrique depuis la décennie 2010, mais dont le bilan, déjà au sein de l’UE, établi par sa Cour des comptes, considère que « les partenariats public-privé (PPP) co-financés par l’UE ne peuvent être considérés comme une option économiquement viable pour la construction des infrastructures » [11].
L’UE, à travers la participation de ses États membres à la Banque africaine de développement, participe également à l’imposition de l’agrobusiness, incluant l’accaparement des terres, nocive à la moyenne et à la petite paysannerie africaine. Elle joue un rôle majeur dans le dispositif de la “révolution verte”, la numérisation dans l’agriculture, etc. Cela apparaît comme une adaptation à l’Afrique de la politique agricole commune de l’UE, nocive aussi à l’agriculture paysanne européenne, ainsi qu’à la nature non humaine.
Une autre voie d’intégration à cette “vision”, considérée comme adaptée aux couches sociales populaires africaines, étant le développement du microcrédit qui s’avère, universellement [12], une création de la pauvreté, surtout parmi les femmes [13]. L’intégration des femmes au néolibéralisme sous prétexte de contribuer à leur émancipation, est une caractéristique du discours social dominant (agences onusiennes, banques multilatérales de développement, Forum économique mondial, etc.). L’extension du « système dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
» [14]aux individus, demeure à l’ordre du jour, malgré la crise des subprimes
Subprimes
Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
. Des institutions de Bretton Woods aux agences de microcrédit, une même logique, un même système.
L’Union européenne en Afrique, c’est, par ailleurs, le soutien politique apporté à des régimes non démocratiques, avec lesquels des États de l’UE ont des intérêts communs et, certes, différenciés y compris en matière “sécuritaire”. Ce qui ressemble à un encouragement pratique à la violation des droits humains. Ainsi, en plus de la France, des États de l’UE se sont impliqués dans les opérations dites anti-terroristes en Afrique, soutenant de façon maquillée, en fonction de leurs intérêts stratégiques, des régimes sans véritable ou grande légitimité. Ce qui, avec la qualité de la conscience politique dominante au sein des populations, produite par la situation néocoloniale, favorise la préférence populairement exprimée, dans plus d’un pays, pour la société militaire privée russe Wagner, face aux desseins mal cachés de la présence militaire française, marquée par le camouflet de la politique militaire néocoloniale au Mali. Certes face à un régime manifestant caricaturalement l’aventurisme politique des cliques militaires s’étant plus d’une fois produit en Afrique.
Lire aussi : L’Afrique comme champ et enjeu de la conflictualité inter impérialiste |
Il n’est pas difficile de constater aujourd’hui, sans pour autant ignorer la part de responsabilité des dirigeants africains et discuter de la pertinence de “développement”, que l’aide de l’UE au développement n’a pas développé l’Afrique, ni favorisé son indépendance économique. Les milliards de dollars US ou d’équivalents en euros dépensés par la CEE/UE pour le financement dudit développement de l’Afrique depuis presque 60 ans ont principalement servi à huiler les mécanismes de reproduction de la dépendance des économies africaines, de la domination des peuples africains. Sinon, par exemple, l’« éradication de la pauvreté » chez les partenaires africains ne serait plus l’un des objectifs à atteindre après presque six décennies de coopération pour ledit développement. Ce qui ne peut échapper aux intelligences travaillant pour l’Union européenne, malgré le discours d’appréciation généralement positif dominant.
Les conséquences économiques et sociales de cette politique de l’UE sont l’un des facteurs de la migration dite clandestine vers les pays de l’UE. Celle-ci comporte sa part de tragédie permanente en Méditerranée ou dans des territoires africains limitrophes, résultant de la confrontation au Mur de Schengen – la libre circulation des marchandises s’avérant en mondialisation néolibérale privilégiée, incompatible avec la libre circulation des personnes. Rappelons que des États africains ont accepté le statut de premiers avant-postes, en territoire africain du Mur de Schengen, l’« externalisation de la gestion des frontières », dans le jargon technocratique européen.
L’activisme chinois en Afrique est un spectre qui hante l’Union européenne. La domination de cette dernière à travers ses conventions avec l’Afrique, son leadership traditionnel en tant qu’investisseur et fournisseur de ladite “aide publique au développement” est considérée comme menacée, si ce n’est déjà renversée
La posture humaniste de l’UE, supposée attachée au respect des droits humains, à la démocratie, à la dignité humaine n’est pas dans ses desseins, fondamentalement différente de celle des institutions financières internationales, de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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censée depuis des décennies « œuvrer pour un monde sans pauvreté » jusqu’au FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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soucieux de « réduction de la pauvreté » dans la nouvelle version des programmes d’ajustement structurel néolibéral. Le traitement, pendant ces années de Covid-19, de la question de la dette publique extérieure des États africains et d’ailleurs en atteste.
En effet, l’état des infrastructures de santé publique africaines, en général, ainsi que la situation, souvent précaire, des classes sociales populaires, faisant craindre le pire sous la pandémie, ont fait partager l’idée de procéder à une annulation de la dette des États considérés comme pauvres, dont nombreux sont africains, afin de leur permettre, plutôt que de payer leur service de la dette
Service de la dette
Remboursements des intérêts et du capital emprunté.
, de consacrer cet argent à l’équipement nécessaire des centres de santé publique ainsi qu’aux mesures de solidarité sociale l’égard des plus démuni·e·s, des plus vulnérables. Posant comme humaniste, défenseure des droits humains, l’UE aurait pu donner de la voix, forte non seulement de son statut de puissance mais aussi du poids de certains de ses États membres au sein du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque africaine de développement, du Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, des G7
G7
Groupe informel réunissant : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon. Leurs chefs d’État se réunissent chaque année généralement fin juin, début juillet. Le G7 s’est réuni la première fois en 1975 à l’initiative du président français, Valéry Giscard d’Estaing.
et G20
G20
Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions.
, etc. Il n’en a pas été ainsi. Elle s’est alignée sur l’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD), décidée en avril 2020, qui n’était même pas un allègement du service de la dette, à proprement parler. Juste un report de paiement, sans pénalités… dont les prolongations étaient communiquées comme des prouesses de la « communauté internationale », aussi grâce à la participation de l’Union européenne ; avec comme summum de la générosité, le « Cadre commun pour le traitement de la dette au-delà de l’ISSD » [15].
Du Sommet Union européenne - Union Africaine (février 2020), annoncée par le président du Conseil de l’UE, Charles Michel, comme « le point de départ d’une nouvelle alliance », des voix officielles africaines attendaient un au-delà de ces deux initiatives. Comme l’a exprimé, par exemple, avec une certaine, pusillanimité l’alors Secrétaire générale exécutive de l’onusienne Commission économique pour l’Afrique (CEA/UNECA), Vera Songwe : « Les créanciers européens pourraient également faire preuve d’une plus grande créativité : des remises de dettes en échange de mesures d’adaptation aux changements climatiques pourraient être proposées en option dans le dit Cadre commun [16] ». De son côté, le G5 G5 Le G5 est né d’une initiative des États-Unis et du Royaume-Uni qui en 1967 ont réuni les ministres des Finances des cinq premiers pays industrialisés (Allemagne, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Japon). Le G5 donne le ton au niveau du G7. Sahel réclamait rien moins qu’une annulation des dettes africaines. Mais, le sujet a été « balayé du revers de la main [17] » , l’essentiel étant dans l’ISSD et le Cadre commun. L’Union européenne paraît s’en tenir aux propos tenus l’année précédente, à N’Djamena, par le président en exercice de l’UE pendant ledit sommet, le français Emmanuel Macron : « Rien ne sert de restructurer les dettes africaines à l’égard de l’Europe ou des États-Unis si c’est pour contracter plus de dettes à l’égard de la Chine. Ce qu’on a quand même très souvent vu faire, ces dernières années [18] ».
Du même auteur : Afrique 2022 : L’insoutenable fardeau de la dette |
L’activisme chinois en Afrique est en effet un spectre qui hante l’Union européenne. La domination de cette dernière à travers ses conventions avec l’Afrique, son leadership traditionnel en tant qu’investisseur et fournisseur de ladite “aide publique au développement” est considérée comme menacée, si ce n’est déjà renversée. Ce que l’Union européenne a entrepris de contrebalancer en opposant aux Routes de la soie chinoise, le Global Gateway prévoyant 150 milliards de dollars US d’investissements en Afrique (investissements comprenant aussi des prêts). À l’idée du « piège de la dette » que la Chine aurait tendu à ses partenaires africains, poussant à la revendication de « la transparence » sur la dette publique africaine et à l’implication des nouveaux créanciers à sa restructuration, exprimées plus d’une fois par des officiels de l’UE, la Chine a répondu en faisant plus que le Club de Paris dans l’ISSD, et surtout en annulant dernièrement une partie de la dette de 17 États africains (sans en indiquer la somme et les États concernés, dans une certaine tradition d’opacité). L’Union européenne, aussi à travers ses États membres, va-t-elle en faire autant ou plus dans cette course à l’influence des puissances capitalistes sur l’Afrique – nocive aux peuples africains ? L’existence de puissances capitalistes émergentes, principalement la Chine (non démocratique et non égalitaire, certes), va-t-elle rendre l’Union européenne – parlant maintenant de rapport d’« égal à égal » – égalitaire à l’égard de l’Afrique ?
Comme partout ailleurs, dans ce monde sous hégémonie du capitalisme globalement inégalitaire et écocidaire, l’Union européenne ne pourra être refondée que par une dynamique des classes sociales populaires et autres catégories sociales opprimées, ainsi que par les defenseur·e·s du vivant contre le capitalisme fondamentalement écocidaire. Ce n’est qu’avec la victoire d’une telle dynamique que pourra se concrétiser en Europe le projet d’une “coopération” égalitaire, solidaire, entre les sociétés africaines et européennes.
[1] La quatrième partie du Traité (art. 131-136 bis) ainsi que l’Annexe IV sont consacrés à l’association.
[2] Peo Hansen et Stefan Jonsson Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, 2022. La première version, en anglais, datant de 2014, « récemment » se rapporte à l’édition en français.
[3] Incluse dans la France jusqu’en 1962, l’Algérie ne faisait pas partie de l’association.
[4] Convention d’association entre la Communauté économique européenne et les États africains et malgache associés à cette Communauté, 20 juillet 1963, http://www.cvce.eu/obj/la_convention_de_yaounde_20_juillet_1963-fr-52d35693-845a-49ae-b6f9-ddbc48276546.html
[5] Léopold Sédar Senghor a présidé le Sénégal de 1960 à 1980.
[6] Le Titre I est intitulé « Les échanges commerciaux » L S. Senghor, Discours prononcé devant l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe, 20 octobre 1972, http://www.assembly.coe.int/nw/xml/Speeches/Speech-XML2HTML-FR.asp?SpeechID=206
[7] Il paraît que le consensus n’est pas atteint dans l’Union européenne, au sujet de la migration.
[8] Jacques Berthelot, « Mobilisation urgente contre la signature de l’Accord de Samoa succédant à l’Accord de Cotonou », Sol, 26 août 2021, par https://www.sol-asso.fr/analyses-politiques-agricoles-jacques-berthelot-2021/.
[9] Evelyne Ahipeaud, Olivier Besson, Camille Bortolini, Vincent Michel, « Accords d’association et intégration commerciale entre l’Union européenne et l’Afrique du Nord », Trésor-Éco (Direction générale du Trésor, France), n° 296, décembre 2021, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/tags/Tresor-Eco.
[10] Il ne suffira pas de se débarrasser du terme “développement”, comme l’avait annoncé, concernant l’Agence française du développement (AFD), le président français, Macron, lors de l’édition spéciale du Sommet Afrique-France à Montpellier (octobre 2021) voire de prétendre « changer de paradigme », tout en continuant de se focaliser sur la « croissance » le « développement des infrastructures », l’« entrepreneuriat » pour le « suprématisme du secteur privé ».
[11] Cour des comptes européenne, « La Cour des comptes européenne estime que les partenariats public-privé dans l’UE présentent des multiples insuffisances et des avantages limités », Luxembourg, 20 mars 2018, www.eca.europe.eu.
[12] Cf., par exemple, Patrick Bond, « Au-delà de l’évangile du microcrédit », Pambazuka News, 16 mars 2007, http://www.pambazuka.org/fr/category/comment/40387 ; pour l’Inde : Sushovan Dhar, Sankha Subhra Biswas, « Le microcrédit : émancipation ou victimisation ? », 19 décembre 2020, www.cadtm.org/Le-microcredit-emancipation-ou-victimisation.
[13] Fátima Martín, Femenino Rural, « Femmes africaines unies contre le microcrédit, l’exploitation des plus pauvres », 19 juin 2016, www.cadtm.org/Femmes-africaines-unies-contre-le.
[14] Éric Toussaint, Le système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les Liens qui Libèrent, 2017. Concernant la politique genrée de la Banque mondiale voir, le chapitre « La farce de la « prise en compte du genre » : Une grille de lecture féministe des politiques de la Banque mondiale » rédigé par Camille Bruneau, dans Éric Toussaint, Banque mondiale : Une histoire critique, Syllepse, 2022.
[15] Cf., par exemple, le communiqué du Conseil de l’Europe, « Efforts d’allègement de la dette pour les pays africains », Communiqué de presse 834/20, 30 novembre 2020, www.consilium.europa.eu/press.
[16] Vera Songwe, « UE-UA : d’énormes défis mais des possibilités plus grandes encore », Jeune Afrique, 16 février 2022.
[17] Renaud Vivien, Anaïs Carton, Leïla Oulhaj, « Sommet UA-UE : l’annulation de la dette ne peut être balayée d’un revers de la main », 21 février 2022, www.cadtm.org/Sommet-UA-UE-l-annulation-de-la-dette-ne-peut-etre-balayee-d-un-revers.de-main.
[18] Cité par Idriss Linge, « De récentes données contredisent le discours sur le “surendettement” de l’Afrique par la Chine », Agence Ecofin, 12 avril 2021, https://www.agenceecofin.com/investissement/1204-87086-de-recentes-donnees-contredisent-le-discours-sur-le-surendettement-de-lafrique-par-la-chine.
est militant du CADTM en Afrique, il collabore régulièrement à la revue Inprecor.
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