Selon le vocable suivi par la majorité des médias et des économistes, nous sommes depuis plusieurs années dans une situation de « crise ». Cette dernière serait non seulement financière et économique mais également écologique, sociale, politique, etc. Pourtant, ce que traversent nos sociétés est beaucoup plus profond. De ce fait, l’utilisation de ce vocabulaire n’a-t-elle pas pour fonction première de servir les intérêts des classes dirigeantes, bien souvent à la manœuvre pour nous faire « retrouver la croissance » ?
De ce fait, ce concept de « crise » est à la fois sous-estimé et exagéré, laissant apparaître un paradoxe qui n’est qu’apparent.
Un basculement plutôt qu’une crise
L’utilisation du mot « crise » est tout simplement inappropriée pour décrire l’état de nos sociétés post-industrielles [1] . L’idée de crise suppose en effet un caractère temporaire, impliquant tôt ou tard un retour à une situation antérieure (dans ce cas-ci des taux de croissance positifs combinés avec le « plein-emploi »). Or, les contradictions du système sont telles qu’un retour à ce type de situation, considérée comme allant de soi, est impossible. Ces contradictions sont de deux ordres :
Ces éléments font qu’il est à la fois illusoire mais également non souhaitable de renouer avec des taux de croissance tels que nous les avons connus lors des périodes de vaches grasses. À l’inverse, nous sommes à bout d’un modèle économique, empêtré dans sa logique du profit à court terme lui occultant toute vision d’avenir.
La stratégie du choc
Pour autant, il serait dangereux de croire à la fin du capitalisme par le biais de ces contradictions. Au lieu de ça, le dépassement des seuils écologiques et les déboires économiques que nous connaissons permettent précisément au système de poursuivre son expansion. Comme l’écrit Isabelle Stengers, c’est dans la nature du capitalisme d’exploiter les opportunités [4] . Et force est de constater que c’est exactement ce qu’il est en train de faire. Concrètement, le concept de crise est utilisé pour faire miroiter un hypothétique « retour à la normale », de façon à justifier des politiques visant à étendre l’emprise du capital sur des secteurs jusque là épargnés (services publics, milieux naturels, fonctions éco-systémiques, gestion des catastrophes, etc.). Comme l’écrivent Pablo Servigne et Raphaël Stevens, « tout en invoquant l’urgence, la crise nourrit paradoxalement un imaginaire de continuité » [5] .
Quelques exemples pour illustrer cette tendance.
Des remèdes pires que le mal
Bien entendu, loin de résoudre les problèmes, ces remèdes vont aggraver la situation à bien des égards : creusement des inégalités (sociales et entre les sexes [9]), dégradation de la cohésion sociale, appauvrissement et démantèlement de la classe moyenne là où elle existe, surexploitation de l’environnement et des peuples, etc. Cela va clairement porter atteinte à la légitimité du capitalisme. Son principal argument (l’accès au rêve américain pour qui le désire) s’effrite peu à peu et n’est dès lors réservé qu’à une minorité toujours plus réduite de citoyens. Si cet élément peut constituer une brèche dans laquelle peuvent s’engouffrer des idées de changement radical anticapitaliste, force est de constater que dans de nombreux cas, ce sont les replis identitaires qui prévalent, accompagnés de préjugés sur des boucs émissaires tout désignés (immigrés, minorités ethniques, chômeurs, fonctionnaires, etc.). On constate par ailleurs une tendance de plus en plus fréquente à un Etat d’exception, qui s’illustre dans plusieurs domaines : mise au pouvoir de technocrates pour gérer l’endettement des pays, surveillance généralisée prétextée par les divers attentats, répression des mouvements sociaux, etc. Il est ainsi fort à craindre que l’approfondissement de la « crise » tel qu’il va se produire dans les prochaines années ne présage un grand succès pour les partis xénophobes, voire racistes, les mouvements extrémistes religieux, le tout baignant dans une gestion toujours plus autoritaire de l’Etat.
Un discours de classes
Face à ce constat, davantage lucide que pessimiste, il est fondamental de réaffirmer un discours sous l’angle d’une analyse en termes de classes sociales. À l’instar du mouvement Occupy Wall Street, nous devons insister sur la responsabilité du 1 % dans la situation de débâcle économique que nous traversons ainsi que dans les dépassements des seuils écologiques mentionnés ci-dessus. Plus qu’un slogan, ces responsables sont identifiables : compagnies multinationales, grandes banques, élites économiques et politiques à leur solde ; en somme, tous les acteurs qui tirent profit d’une façon ou d’une autre de la précarisation du plus grand nombre. Accepter cette vision en termes de classes ne signifie pas nécessairement adhérer à un projet de soviétisation de la société comme veulent nous le faire croire de nombreux économistes libéraux. Il s’agit plutôt de se focaliser sur des actions ciblant prioritairement leur pouvoir : parmi celles-ci, citons notamment l’annulation des dettes illégitimes afin de mettre fin au chantage à l’austérité, la lutte contre les accords de libre-échange, la socialisation du secteur bancaire, un développement des services publics, une réforme fiscale profondément redistributive, etc. Les alternatives existent, non seulement sur papier mais également dans nombre d’endroits. Cela dit, leur concrétisation dépend avant tout des mobilisations collectives impulsées par la base. Or, celles-ci auront plus de chances de se produire une fois cette hypocrisie de la « crise » dévoilée. D’où l’intérêt d’utiliser les bons mots pour qualifier les réalités existantes.
[1] En fait, bien qu’à des degrés divers, ce qui suit est également valable pour la plupart des autres régions du monde. Les pays qualifiés d’« émergents » voient déjà leur fameuse croissance tant enviée ralentir significativement. Voir http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.MKTP.KD.ZG
[2] Pour une mise en perspective historique de la crise des Subprimes, Voir HOUBEN Henry, La crise de trente ans, Aden, Bruxelles, 2011.
[3] MEADOWS Donella et Denis, RANDERS Jorgen, Les limites à la croissance, Rue de l’échiquier, Paris, 2012.
[4] STENGERS Isabelle, Au temps des catastrophes, éditions La Découverte, Paris, 2009, p43.
[5] SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, Paris, 2015, p180.
[6] Du nom du célèbre ouvrage de Naomi Klein.
[7] Lire KEUCHEYAN Razmig, La nature est un champ de bataille, éditions Zones, Paris, 2014, chapitre 2.
[8] KLEIN Naomi, Tout peut changer, capitalisme et changement climatique, Actes Sud, Paris, 2015 (pour la traduction française), chapitre 8.
[9] Les femmes subissent en effet très souvent en première ligne les attaques frontales contre les acquis sociaux auxquelles se livrent les classes dirigeantes.
est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.