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Ateliers sur l’audit citoyen de la dette au Plan B de Madrid
par Jérémie Cravatte
1er mars 2016

Madrid, deuxième journée du « Plan B » : les centaines de participantEs se sont répartiEs entre les différents ateliers prévus au programme. Ce compte-rendu revient sur deux ateliers destinés à la question de la dette, organisés par la PACD (Plataforma auditoría ciudadana de la deuda) et ICAN (International Citizen debt Audit Network).

Voir aussi :

Le premier atelier [1] questionnait le fait que la dette, malgré qu’elle soit un outil central du système d’oppression économique et politique actuel, celle-ci reste un sujet qui est peu pris en compte par les mouvements sociaux.

C’est peut-être un des seuls moment du Plan B [2] qui a réellement consisté en un atelier collectif, où les expériences des participantEs présentEs ont été utilisées pour penser des alternatives quant à la question posée. Deux sessions en sous-groupes de travail ont permis de tracer des analyses convergentes et divergentes, ainsi que certaines pistes d’action.

FORCES (internes)FAIBLESSES (internes)
Transversalité de la thématique « dette » Complexité de la thématique « dette »
Capital de connaissance, analyse riche Manque de connaissance et d’analyse
Analyse partagée avec d’autres mouvements sociaux (ex : PAH) Besoins ponctuels d’expertEs
Thème peu considéré dans le Nord de l’Europe
OPPORTUNITÉS (externes) MENACES (externes)
Médias alternatifs et réseaux sociaux Fatalisme et résignation du « TINA » (There is no alternative)
Récupération de marges de manœuvre financière suite au non paiement de la dette Médias mainstream (peu de reprise de la thématique dette + analyses faussées)
Établir des liens entre dettes privées des ménages précarisés et dettes publiques Peur (d’une dette écrasante)
Nouveaux espaces de participation politique (ex : en Espagne, au niveau des Municipalités) Cooptation des partis politiques
La corruption = thématique très présente et à laquelle le grand public est sensible Dogme « une dette, ça se paie ! »
Établir des liens avec la vie quotidienne Thème abstrait
Apprendre des échecs tel que Syriza en Grèce
Mettre en avant les petites et grandes victoires

À la lumière de cette analyse collective rapide, nous avons dégagé des pistes d’actions pour renforcer le mouvement des collectifs d’audit citoyen de la dette. Parmi celles-ci, retenons entre autres l’idée de développer une carte à publier sur Internet qui listerait les success stories concernant les campagnes dette en Europe (ou ailleurs) ; le projet de publier une série de petites vidéos – qui suivraient toutes le même format – où chaque membre du réseau des audits citoyens ICAN présenterait les origines de la dette de son pays, ses effets concrets sur la vie quotidienne de la population et les luttes en cours sur le sujet ; ou encore l’envie de se doter d’un réseau de « personnes ressources » de différents pays qui pourraient aider les collectifs à avancer lorsqu’ils bloquent sur une question technique précise (d’ordre économique ou juridique).

Crédit : Irene Lingua

En somme, la nécessité de renforcer les réseaux de collectifs travaillant sur la dette est sans cesse revenue. Telle est justement la vocation du réseau ICAN [3]… et le sujet de l’atelier suivant.

Le deuxième atelier [4] revenait sur l’expérience de divers campagnes d’audit citoyen de la dette municipale en Italie, au Royaume-Uni, en Belgique, en Espagne et en France.

Italie

Cristina Quintavalla, représentante de l’Audit del Debito Locale di Parma, a présenté le cas de la dette illégitime de Parma et rappelé les dangers de la perte de souveraineté jusqu’au niveau local.

La dette de la ville de Parma est principalement le fruit de cadeaux fiscaux, de dépenses inutiles et nuisibles, des intérêts, de la spéculation sur les valeurs foncières et de la corruption qui permet tout cela. En effet, Parma a fait l’expérience d’un réseau de corruption composé d’entrepreneurs, de banquiers et d’administrateurs publics qui a produit une dette de 860 millions d’euros d’après l’audit qui a été mené. La ville a ensuite multiplié les augmentations de taxes sur la population et les diminutions de dépenses sociales. Cette affaire a fini par avoir raison du conseil municipal qui est tombé sous le poids de nombreuses enquêtes judiciaires et mobilisations citoyennes [5], facilitées par le travail de l’audit.

Un autre champ d’analyse de cet audit s’est constitué autour des fameux PPPs (partenariats public-privé) qui concernent des services publics municipaux fondamentaux (comme l’eau, les déchets ou le gaz). Le gouvernement local a, lui-même, participé à la création de telles structures soumises au droit privé (et non au contrôle public) dont les dettes se retrouvent hors du bilan de la municipalité.

Et de rappeler que le « Pacte de stabilité » européen (inclus dans la Constitution en 2012) concerne également les dettes des municipalités – bien qu’elles ne représentent que 2,5 % de la dette publique totale – et est appliqué avec particulièrement de zèle en Italie, détruisant toute autonomie de ces mêmes municipalités. Elles sont donc victimes et coupables, la seule voie de sortie restant la désobéissance.

la seule voie de sortie restant la désobéissance

Royaume-Uni

Ludovica Rogers et Joel Benjamin, représentantEs de Debt Resistance UK (DRUK), ont expliqué les mécanismes complexes de financement des localités à l’œuvre au Royaume-Uni.

Ce collectif est constitué d’activistes et de chercheur-se-s qui déconstruisent l’idée selon laquelle la dette serait « apolitique », une question purement technique.

Ainsi, ils et elles ont montré que :
- (1) les emprunts des localités envers des banques privées se fait à des taux d’intérêts plus élevés que si les localités pouvaient, comme auparavant, emprunter au gouvernement central (il a lui-même augmenté les taux en 2010, à +- 4,5 %, pour favoriser le financement privé) ;
- (2) aujourd’hui, les taux privés sont bien plus élevés (+- 7%) que les taux publics, mais il est trop tard pour s’en libérer ;
- (3) alors que la justice anglaise avait, en 1989, interdit aux localités de contracter de tels swaps [6] ;
- (4) ces emprunts (« LOBOs » [7]) sont plus risqués et leurs taux sont liés à des dérivés (comme le LIBOR – qui a été manipulé par les mêmes banques) ;
- (5) de nombreux courtiers couvrent de lourdes sommes pour négocier avec la banque (au lieu des localités elles-mêmes, ou de passer par le financement public) ;
- (6) de lourds conflits d’intérêt sont à l’œuvre puisque les experts qui « conseillent de manière indépendante » les localités travaillent le plus souvent pour des boites membres des sociétés en courtage (Butlers pour ICAP, Sector pour Capita, etc.) ;
- (7) alors que les coupes budgétaires de la localité de Newham représentent 50 millions de pounds par an, les intérêts qu’elle paie sur sa dette s’élèvent à 51 millions ;
- (8) les finances publiques locales ne sont plus auditées, depuis que la commission en charge de cette mission d’utilité publique a été fermée en avril 2015.

alors que les coupes budgétaires de la localité de Newham représentent 50 millions de pounds par an, les intérêts qu’elle paie sur sa dette s’élèvent à 51 millions

DRUK a publié ses données sur la plateforme WhatDoTheyKnow, ce qui a permis que Channel 4 fasse un documentaire sur le sujet. Entre autres choses, DRUK travaille avec des syndicalistes et d’autres collectifs pour faire les liens entre les coupes budgétaires et la manière dont les pouvoirs publics se financent.

Belgique

Jérémie Cravatte, représentant de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe), a fourni plusieurs éléments concrets liés aux premières découvertes de la campagne belge. Il s’est également concentré sur la question de l’audit des dettes communales.

Si les dettes communales ne représentent que 5 % de la dette totale de la Belgique, les groupes locaux d’ACiDe ont pour la plupart décidé de se pencher sur ces premières car elles sont plus tangibles et que les difficultés financières se ressentent plus fortement à ce niveau de pouvoir. Ainsi, ces groupes ont découvert que :

- (1) les communes paient des taux d’intérêts plus élevés que le niveau fédéral ;
- (2) comme au niveau national (20%), le service de la dette est la première dépense de la Ville de Liège, par exemple (19%) et pourtant, aucun mouvement social n’en parle encore ;
- (3) ils ne sont pas tombé (ou peu) sur des prêts toxiques comme en France ou des éléphants blancs comme en Espagne ;
- (4) il y a bien sûr une grande opacité concernant les finances communales. Par exemple, les citoyenNEs n’ont pas accès aux informations concernant les contrats d’emprunts entre la Ville et ses créanciers, et le Code de la Démocratie Locale n’est pas respecté par les autorités ;
- (5) il y a également une grande incompétence de ces mêmes autorités et des éluEs. Par exemple, des prêts de sommes minuscules (quelques dizaines de milliers d’euros) sont reconduits depuis plusieurs décennies parfois et la plupart des éluEs n’ont aucune idée des termes du contrat lorsque la Ville emprunte ;
- (6) une seule banque finance les communes : Belfius, ancienne Dexia Belgique (même si la banque ING essaie de se faire une part du marché) ;
- (7) Cette banque a accès au compte en banque de la Ville débitrice (avec toutes ses recettes, IPP, taxes, etc.) et peu le ponctionner en cas de retard de paiement ! ;
- (8) Le CRAC (Centre Régional d’Aide aux Communes), institution inconnue de presque touTEs les citoyenNEs, gère en toute opacité la dette des communes en difficulté. Il s’agit d’un « mini-FMI local » qui n’a de compte à rendre à personne [8] ;
- (9) Certaines villes ont commencé à émettre des obligations (par exemple, KPMG conseille la Ville de Liège).

Le CRAC gère en toute opacité la dette des communes en difficulté. Il s’agit d’un « mini-FMI local »

En termes de perspective, ACiDe essaie d’augmenter les contacts entre ses différents groupes (de la même manière qu’ICAN essaie d’augmenter les contacts entre ses différents pays), de lancer un premier OCM [9], de participer à une campagne de socialisation de la banque Belfius, d’envisager un audit des dettes privées des personnes les plus précaires et de continuer à fournir les autres mouvements sociaux en faits et chiffres concernant la dette publique et leurs propres luttes.

Espagne

Yago Álvarez et Javier Solaruce, représentants de la Plataforma auditoría ciudadana de la deuda (PACD), ont donné les nouvelles de la campagne d’audit citoyen qui est peut-être la plus développée à ce jour en Europe.

Non seulement les nouvelles « municipalités du changement » (formations politiques plurielles et progressistes) font appel aux services de la PACD pour lancer des audits citoyens de leurs dettes mais, surtout, cette même PACD a eu le temps – en un peu plus de trois ans – de se construire de manière à assurer la force du mouvement social et la plus grand indépendance possible des institutions. En d’autres termes, l’objectif est de survivre en tant que mouvement, quoiqu’il arrive (de bon ou de mauvais) au niveau de la politique institutionnelle. Les intervenants ont donc mis sur la table quelques grands principes ou projets chers à la PACD :

- (1) Faciliter la mise en réseau des municipalités qui engagent des audits citoyens de la dette pour pousser au partage d’expériences et envisager un « front des municipalités » contre la dette illégitime [10].
- (2) Les OCMs sont, à ce titre, particulièrement sollicités et constituent un outil puissant de contrôle citoyen.
- (3) La « participation citoyenne » ne doit pas seulement s’effectuer à la fin de l’audit (par exemple, en soumettant les résultats à referendum populaire) mais bien durant tout le processus et, par la suite, de manière permanente.
- (4) La PACD pousse – et effectue – des audits sectoriels (de la santé, de l’armement, etc.) mais revendique également un audit intégral, il s’agit d’auditer l’ensemble du fonctionnement de nos collectivités, et pas uniquement le stock de la dette. C’est en cela que la proposition d’audit citoyen revêt un caractère particulièrement démocratique et révolutionnaire de reprise en main des affaires publiques par la population.

un audit intégral, il s’agit d’auditer l’ensemble du fonctionnement de nos collectivités, et pas uniquement le stock de la dette

Last but not least, la PACD va organiser un « Audit Festival » à Barcelone en octobre 2016, tenez-vous informéEs !

France

Patrick Saurin, représentant du collectif pour un audit citoyen de la dette publique (CAC), a souligné plusieurs perspectives de lutte.

Il a, lui aussi, rappelé que l’audit ne se limite pas au stock de la dette mais à toute la sphère publique, nécessitant une implication citoyenne conséquente.

Il a rappelé que plusieurs collectivités locales en France ont remis en cause les contrats d’emprunts passés avec la banque Dexia, ceux-ci constituant des prêts toxiques [11]. Cela peut bien sûr se faire dans d’autres pays.

plusieurs collectivités locales en France ont remis en cause les contrats d’emprunts passés avec la banque Dexia

Enfin, il a conclu sur la nécessité de socialiser l’ensemble du secteur bancaire pour éviter de faire perdurer ce système dette contre lequel nous nous mobilisons.

À ce propos, et comme conclusion inattendue de cet atelier, deux participantEs ont expliqué avoir commencé un audit citoyen en Suisse et y faire le lien avec la question de la création monétaire (fortement discutée actuellement en Suisse). Ils ont donc rejoint le réseau ICAN, et nous ne pouvons que vous encourager à faire de même !


Une plénière sur la dette a également été organisée lors du Plan B, avec la participation de Zoé Konstantopoulou, Eric Toussaint, Daniel Munevar, Andrej Hunko, Carlos Sánchez Mato et Sergi Cutillas. La vidéo sera publiée ici.

Notes :

[2Lire l’article « Un plan B pour une Europe des peuples », Jérôme Duval, mars 2016

[3Lire l’article « Cinquième rencontre d’ICAN : des énergies retrouvées ! », Chiara Filoni, mars 2016

[4Vidéo : à venir.

[5Il faut souligner que le nouveau conseil, mené par le « mouvement 5 étoiles », a annoncé ne rien pouvoir faire contre la dette accumulée par les précédentes législatures, et ce en contradiction avec ses promesses électorales.

[6See Hammersmith and Fulham vs Goldman Sachs case.

[7Ces emprunts « Lender Option Borrower Option » sont utilisés par au moins 240 localités anglaises et s’élèvent à plus ou moins 15 milliards de pounds. Il s’agit de prêts à très long terme (pouvant aller jusqu’à 70 ans) qui commencent par un taux d’intérêt très bas et puis qui, tous les 5 ans, peuvent être augmentés par la banque. La localité a alors le choix entre accepter le nouveau taux ou rembourser l’entièreté du prêt (ainsi que des frais de pénalité, le plus souvent). Les quatre premières banques fournisseuses de LOBOs sont Barclays, Dexia, DePfa et RBS.

[8Pour plus d’information, lire l’article d’ACiDe Liège « Le CRAC : une institution qui assiste les communes ou les met sous tutelle ? »

[9Outil développé par les amiEs espagnolEs qui permet, entre autres, de publier les informations relatives aux finances publiques de manière accessible et claire, de recevoir des informations ou propositions de la population et d’exiger des réponses de la part des autorités.

[10Lire à ce sujet, en espagnol, « Nace en Madrid la Red de Municipios por la Auditoría Ciudadana de la Deuda » de Contracorriente, février 2016.

[11Lire à ce sujet : « Les prêts toxiques, une affaire d’État : comment les banques financent les collectivités locales » de Patrick Saurin, mai 2013, Démopolis.

Jérémie Cravatte

Militant du CADTM Belgique et membre d’ACiDe