Ce mercredi 2 mars à l’Université de Liège (ULg), une conférence a été organisée par le CADTM pour présenter « Une autre vérité sur la Grèce » [1]. Plus de 275 personnes sont venues entendre une version de l’histoire qui a été réduite au silence, face à un acharnement porté par les politiques d’austérité, et représenté comme la seule issue à la situation grecque. Le liégeois Éric Toussaint, porte-parole du CADTM International et Coordinateur scientifique de la Commission pour la vérité sur la dette grecque [2], et Zoe Konstantopoulou, ancienne présidente du Parlement grec, ont présenté les conclusions de l’audit de la dette grecque mené en 2015, où il a été révélé que 85% de la dette est illégale, illégitime, insoutenable et odieuse.
Les conclusions du rapport sont sans équivoque
« Les grecs n’ont pas profité des prêts accordés par la troïka »
La Commission a relevé plusieurs éléments prouvant les caractères odieux, illégitime, illégal et insoutenable de la dette grecque. Tout d’abord. Zoe Konstantopoulou a affirmé que ces mémorandums (bail-out programs), faussement appelés « programmes de sauvetage », étaient destinés en premier lieu à offrir une échappatoire aux banques privées -principalement allemandes et françaises - qui détenaient des dizaines de milliards d’euros de titres de la dette grecque. Sur les deux premiers mémorandums de 2010 et 2012, 46% de l’argent reçu a été destiné au remboursement de la dette, et 20% pour le sauvetage des banques grecques [3], auxquels s’ajoutent 14% de coûts liés à la restructuration de la dette de 2012.
Et afin de laisser le temps aux créanciers privés de réduire leur exposition à la dette grecque, la restructuration de la dette fut repoussée à 2012. Notons au passage, qu’en 2010, les directeurs exécutifs de la France et de l’Allemagne au FMI, qui plaidaient pour un prêt sans restructuration de dette, avaient donné en garantie que les banques privées françaises et allemandes s’engageaient à ne pas revendre les titres grecs qu’elles détenaient. C’est tout le contraire qui s’est passé, puisque les banques privées se sont débarrassées de la dette grecque, détenue aujourd’hui essentiellement par des créanciers publics.
Eric Toussaint insiste sur la métamorphose qu’a subie la dette grecque. En effet, une des conclusions importantes de la Commission est l’explosion de la dette privée depuis l’entrée de la Grèce dans la zone euro. Une quinzaine de banques du « centre » – parmi lesquelles BNP Paribas, Crédit Agricole et Commerzbank - disposaient d’excédents de liquidités et ont donc prêté massivement aux banques grecques mais aussi directement aux entreprises et aux ménages grecs. Durant cette période, les prêts faits aux ménages ont été multipliés par 7 alors que ceux faits à l’Etat n’ont augmenté que de 20%.
Par ailleurs, la dette grecque a réellement explosé lorsqu’il a fallu sauver les banques en 2009-2010, qui s’étaient gavées de crédits. Le gouvernement grec, en collusion avec les autorités européennes a alors adopté une narration toute autre que la réalité, dans la mesure où il a présenté la crise bancaire comme une crise des finances publiques grevées par un système social trop généreux et des mécanismes fiscaux inefficaces. Pour étayer ce discours, les statistiques de la dette grecque ont été falsifiées dans le but de la gonfler. Cette falsification fait aujourd’hui l’objet de poursuites judiciaires.
« Le rapport éclaire une multitude de mensonges »
Et comme le soulève Zoe Konstantopoulou, « Le rapport éclaire une multitude de mensonges » qui ont été entretenus pour imposer les cures d’austérité à la population. Après être revenu sur ses dires en 2015, le FMI déclarait en 2010 que la dette grecque était soutenable, c’est-à-dire une dette dont le remboursement ne compromettait pas la satisfaction des droits humains fondamentaux de la population grecque. On a pu établir à travers le travail de la Commission et des dossiers pénaux que les dirigeants du FMI avaient notifié dès 2010 (avant le premier mémorandum) que le FMI jugeait déjà à l’époque la dette grecque insoutenable [4]. Afin de rendre le 1er mémorandum conforme aux règles du FMI, qui l’interdit de prêter de l’argent à un Etat dont la dette est insoutenable, l’institution a changé ses statuts (sans recourir au vote) rendant possible le prêt à un Etat pour empêcher une crise bancaire. Le FMI reconnaît ainsi que l’argent débloqué, le fut pour sauver… les banques privées. De plus, une propagande dans les médias faisait entendre que les grecs ont vécu au-dessus de leurs moyens. Or, la Commission a démontré que la Grèce maintenait des dépenses publiques en-dessous de la moyenne européenne, excepté le budget de l’armement, soumis à de fortes pressions extérieures pour maintenir un niveau élevé d’achat d’armes [5].
En dépit de ces conclusions accablantes, Alexis Tsipras et le ministre des Finances de l’époque, Yanis Varoufakis, n’ont jamais utilisé les résultats de la Commission. Pourtant, il est certain que le recours aux travaux de la Commission auraient d’abord permis dans un premier temps d’appuyer une suspension du paiement de la dette, et donc d’introduire un rapport de force favorable à la Grèce. C’est uniquement une fois que ces mesures unilatérales d’autodéfense sont prises, que les créanciers deviennent alors demandeurs de négociations.
Des atteintes flagrantes aux droits de l’homme
« Les grecs étaient des cobayes du laboratoire de l’austérité »
Les mesures d’austérité ont entraîné un effondrement de l’économie grecque qui s’est contractée de 25% portant ainsi atteinte aux droits les plus élémentaires des citoyen-ne-s. Comme l’expose Zoé Kontantopoulou : « C’est une crise qui a abouti à un désespoir sans précèdent ». Le taux de chômage chez les jeunes a atteint 65%, 72% chez les jeunes femmes, provoquant une « fuite des cerveaux » de plus de 300.000 scientifiques. La moitié des enfants et des retraités vivent en-dessous du seuil officiel de la pauvreté. Ce démantèlement social est tout à fait minimisé par la propagande médiatique.
Eric Toussaint parle d’un effet direct entre les mesures des créanciers et la récession de l’économie grecque. C’est ce que la Commission d’audit a également démontré. Quand on analyse un pays sous mémorandum, il y a une corrélation directe entre la dette et les dépenses sociales. Ce n’est pas un hasard si les conditionnalités des prêts imposées à la Grèce concernaient dix points précis touchant directement la population, à savoir les pensions, les soins de santé, l’éducation, etc. Symbole de la politique d’austérité dictée par la Troïka et par les dirigeants de l’Eurozone, ces conditionnalités n’ont fait que rendre encore plus insoutenable une dette déjà invivable.
La Commission mise à rude épreuve
Une véritable déferlante médiatique [6] a été menée selon l’ex-présidente de la Voulí contre la Commission. Depuis le début des travaux, le système de corruption triangulaire composé des banques, des politiques et des médias a œuvré pour discréditer la Commission (que les médias se plaisaient à appeler « Comité du tiers-monde »). Ces attaques médiatiques s’en prenaient directement aux membres de la Commission. Eric Toussaint racontait une anecdote qui frôlait l’absurde où certaines voix affirmaient que l’équipe grecque de football allait bientôt participer à la Coupe d’Afrique des Nations si le gouvernement Tsipras suivait ses conseils. Encore aujourd’hui, la Commission est malmenée, puisque depuis septembre dernier toutes traces de ses travaux ont disparu du site du parlement hellénique, ses bureaux ont même été perquisitionnés pour saisir ses documents ainsi que les archives personnelles de ses membres. A cela, ajoutons la non coopération du dirigeant de la banque centrale de Grèce, qui a refusé de transmettre les transactions concernant les prêts faits à l’Etat grec, qui auraient permis de savoir si des transactions réelles ont eu lieu entre les créanciers et la Grèce ou bien si cet argent est passé directement par la Banque centrale européenne. L’ancien banquier et ministre des finances, qui avait largement soutenu le 2e mémorandum en 2012, a justifié son refus en utilisant le secret bancaire !
La publication du rapport en juin 2015 a été accompagnée d’une volonté de le traduire en grec afin de faire part aux parlementaires et aux membres du gouvernement des conclusions sur la dette. Cependant, avec l’annonce du référendum quelques jours plus tard, les menaces perpétuées par la Troïka et les gouvernements européens ont renforcé les attaques envers la Commission. Seule Zoe Konstantopoulou continuait de parler du rapport, tandis que la Troïka, les gouvernements européens et le gouvernement Tsipras ont tout mis en œuvre pour empêcher le rapport d’avoir un écho plus large.
Des leçons à tirer de l’expérience Grecque
« Il faut désobéir avec la légitimité que donne l’appui du peuple »
La participation citoyenne doit-être au cœur de l’audit de la dette. C’est pourquoi, les réunions de la Commission étaient ouvertes et diffusées publiquement via la chaîne parlementaire, très suivie contrairement à ce que l’on pourra croire !
Après le premier mémorandum, Eric Toussaint s’est rendu en Grèce pour participer au lancement d’une initiative citoyenne bien avant la mise en place de la Commission, impulsée entre autres par S. Sakorafa, alors députée du PASOK qui s’opposait à ce premier accord de prêt. A ce moment-là, la sortie du film « Debtocracy » [7] a rencontré un succès populaire, ramenant la question de la dette au centre du débat public. Très vite, cette exigence sociale d’un audit de la dette s’est transformée en engagement politique des partis d’opposition et notamment de Syriza. Avec la création de la Commission, cet engagement s’est traduit dans un acte institutionnel. Cependant, le mouvement d’audit citoyen a perdu de son importance et n’a pas su exercer une pression suffisante après les élections du gouvernement Tsipras le 25 janvier 2015, pour que ce dernier puisse maintenir son programme anti-austérité pour lequel il avait été élu.
Zoe Konstantopoulou met aussi en avant la nécessité de prendre des initiatives qui vont au cœur du problème avec l’appui des citoyen-ne-s. Avec ces mesures, l’audit devient un outil très puissant entre les mains de la société et le cas grec prouve qu’il est possible de mettre en œuvre un tel outil démocratique, sans précédent en Europe, alors qu’il s’agit d’une composante du règlement européen [8]. Et si un gouvernement applique les traités d’austérité, comme ce fut le cas en Grèce, « il faut désobéir avec la légitimité que donne l’appui du peuple », conclut Eric.
Zoe Konstantopoulou : « Ce sont ceux qui persistent qui gagnent à la fin »
Une chose est sûre, l’Europe est en train de subir un démantèlement démocratique, et la Grèce en est l’illustration parfaite. Zoe Konstantopoulou décrit « ce qui s’est passé en Grèce comme un acte de guerre ». On a asphyxié la Grèce au détriment de sa population. Par ailleurs, le gouvernement a délibérément abandonné sa volonté de poursuivre ses engagements progressistes. Enfin, même si les travaux de la Commission n’ont pour le moment pas abouti, l’audit citoyen a suscité énormément d’intérêt, aussi bien en Grèce qu’au sein des mouvements progressistes d’Europe et d’ailleurs.
[1] Voir : Evénement : Une autre vérité sur la Grèce. http://cadtm.org/Evenement-Une-autre-verite-sur-la et Voir : Vidéo : Conférence « Une autre vérité sur la Grèce » (Zoe Konstantopoulou et Eric Toussaint) : http://cadtm.org/Video-Conference-Une-autre-verite
[2] Voir Rapport préliminaire de la Commission pour la vérité sur la dette grecque : http://cadtm.org/Rapport-preliminaire-de-la
[5] Les dépenses publiques étaient inférieures à la moyenne de la zone euro (48 % du PIB pour une moyenne de 48,4%), hormis les dépenses militaires qui avoisinaient 3% contre une moyenne européenne de 1,.4%. Voir : http://cadtm.org/Les-Grecs-ne-paient-pas-leurs,11969
[6] Pour plus d’informations sur le traitement médiatique de la question grecque : http://cadtm.org/Grece-petit-guide-contre-les
[7] Voir « Debtocracy » Le documentaire qui secoue la Grèce : http://cadtm.org/Debtocracy-le-documentaire-qui
[8] Le Règlement (UE) n° 472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 enjoint aux États membres soumis à un programme d’ajustement macroéconomique de réaliser « un audit complet de leurs finances publiques afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont entraîné l’accumulation de niveaux d’endettement excessifs ainsi que de déceler toute éventuelle irrégularité » (paragraphe 9 de l’Article 7). Cette obligation a été négligée par les gouvernements grecs précédents et par les institutions de la Troïka.