Malgré le manque d’attention des médias européens dominants et un silence persistant concernant les mobilisations en Europe de l’Est, la région bouillonne d’événements politiques et de contestations.
Cet article n’a pas la prétention de donner un cadre exhaustif des mobilisations existantes ni de passer en vue la situation politique de chaque pays de la région mais de donner quelques exemples concrets et récents de mouvements contestataires dans certains pays. Dans certains cas, ces manifestations ou contestations arrivent après des années de silence de la part du mouvement social.
Hongrie
De dizaines de milliers de personnes ont marché dans les rues de Budapest samedi 14 avril 2018 pour protester contre la réélection du premier ministre Viktor Orban lors des élections législatives du 8 avril, une troisième victoire consécutive après une campagne électorale marquée par une surenchère anti-migrant-e-s et anti-UE.
Selon Bloomberg, il s’agit de la plus importante manifestation en Hongrie depuis des années : les manifestant-e-s ont marché de l’Opéra jusqu’à la place en face du Parlement en demandant de nouvelles élections et une révision de la loi électorale. Le parti d’Orban a en effet récolté 50% de voix, mais a finalement remporté deux tiers de la majorité parlementaire grâce à un remaniement des circonscriptions électorales.
A ce propos, le Parlement européen a même sorti un rapport menaçant d’utiliser l’article 7 du Traité de l’Union européenne contre la Hongrie, la sanction la plus grave qui puisse être appliquée à un État membre de l’Union européenne et utilisée dans le cas de risque évident de violation des principes démocratiques sur lesquels se fonde l’Union européenne [1]. La décision du Parlement européen, qui est attendue pour septembre, pourrait provoquer la suspension de certains droits pour la Hongrie, y compris le droit de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil (cette dernière résolution doit être approuvée par tous les États membres).
La colère des Hongrois-e-s contre Orban est également motivée par les casseroles du premier ministre : son entourage continue à s’enrichir grâce à des projets de travaux publics via son entreprise Elios Innovativ qui remporte systématiquement des appels d’offres pour la rénovation de l’éclairage public dans des villes hongroises. Ces travaux sont financés en grande partie grâce à des fonds européens (représentant plus de 80% de l’investissement public en Hongrie) [2].
République tchèque
Le même week-end à Prague (où s’étaient rassemblées 5000 personnes) et dans une dizaine d’autres villes en République tchèque résonnaient les mêmes revendications contre un premier ministre, Andrej Babiš, qui, élu en décembre 2017, n’a pas obtenu la confiance à la chambre des députés [3] : “Nous voulons un gouvernement intègre”, “ un premier ministre intègre” chantent en chœur les manifestant-e-s [4].
Sur Babiš, comme sur Orban, pèsent des accusations très lourdes : le rapport de l’Office européen pour la lutte antifraude (OLAF) publié en janvier 2018 confirme les analyses de la police tchèque qui l’accuse d’une fraude de 2 millions d’euros. Babiš est également accusé d’avoir collaboré avec la police secrète sous le régime communiste.
Serbie
Auparavant la jeunesse et la citoyenneté serbes avaient manifesté avec des revendications qui vont peut-être plus loin que celles exprimées en République tchèque et en Hongrie. Selon Le courrier de Balkans, c’est la première fois depuis l’indépendance du Kosovo en 2008 que des mouvements de contestations populaires d’une telle ampleur se manifestent en Serbie.
Depuis 2015, le mouvement citoyen « Ne da(vi)mo Beograd » (qui signifie à la fois « Ne noyons pas Belgrade » et « Ne bradons pas Belgrade ») dévoile les coulisses du Belgrade Waterfront un projet pharaonique qui vise à transformer un vieux quartier de la capitale serbe sur la rive droite de la Save en un quartier de luxe (le « Dubai des Balkans »), en partenariat avec une compagnie immobilière des Émirats arabes unis, la Belgrade Waterfront Capital Investment LLC, détenue par Eagle Hills, avec qui le gouvernement serbe a signé un contrat de 3,5 milliards de dollars US. A cette fin, le gouvernement avait soumis au Parlement en mars 2015 une procédure d’adoption urgente d’un projet de loi définissant le prétendu intérêt général, les procédures spéciales d’expropriation et de délivrance de permis de bâtir, sans consultation de la population. Depuis septembre 2015, des manifestations s’opposant à ce projet se multiplient dans la capitale. L’initiative Ne Davimo Beograd dénonce le fait que la Serbie sera obligée de céder des biens publics (le contrat prévoit que le droit d’utilisation des parcelles puisse se transformer en droit de propriété, sans avoir à payer la conversion du terrain) et renoncera à sa souveraineté sans que ce projet ne crée les 200 000 emplois promis. De plus, l’investisseur n’a finalement versé que 300 millions de dollars US sur les 3,5 milliards promis (pour lesquels l’État est garant) et il est aujourd’hui impossible de savoir si le reste sera à charge de la ville de Belgrade (via un emprunt ?). [5] Par-dessus le marché, des habitants du quartier ‘Bara Venecija’ seront obligés de quitter leur logement (soit sans compensation soit avec une compensation insuffisante) [6] et des entrepôts ferroviaires qui servaient d’abri pour environ 2000 réfugié-e-s ont déjà été démolis pour faire place au chantier de Belgrade Waterfront.
L’année 2017 a également été marquée par des manifestations contre Vučić, le premier ministre serbe qui a emporté la présidentielle le 2 avril 2017. Aleksandar Vučić est un ultra nationaliste devenu pro-européen à la tête d’un pays dont la situation économique est désastreuse et où les services sociaux sont structurellement défaillants. Un mouvement s’est organisé sur les réseaux sociaux : dans la rue se retrouvaient deux tiers d’étudiant-e-s et un tiers de retraité-e-s qui demandaient le renvoi des membres de la Commission électorale, la démission du rédacteur en chef de la télévision d’État et un nouveau gouvernement. Vučić s’est en effet assuré un contrôle total sur les médias de masse du pays, avant tout de la télévision nationale RTS (par laquelle les trois-cinquièmes de la population serbe s’informent sur les questions politiques). La famille de Vučić contrôle également la plupart de l’immobilier dans le pays. Les manifestants comparaient Vučić à Milošević et son régime a une dictature où « aucune loi n’est respectée ». Ce mouvement reflète également un mécontentement plus général lié à la situation catastrophique où se trouvent le système d’enseignement, de santé et de retraites.
Croatie
Similaire au mouvement « Ne da(vi)mo Beograd », le mouvement « Zagreb je naš » (Zagreb est à nous) est une initiative qui veut impliquer les citoyen-ne-s dans le processus de prise de décision municipale et s’oppose à la gestion autoritaire du maire Milan Bandić, mis en cause dans de nombreuses affaires de corruption. La majorité des membres de l’initiative ont déjà participé à des mouvements populaires et la plateforme a remporté 8% des voix aux élections municipales de mai 2017. Les revendications sont claires : arrêt de la privatisation des services publics municipaux, accès à la santé et l’éducation pour tout le monde, amélioration des transports publics, transparence et démocratie dans le processus décisionnaire [7]. L’initiative soutient également Ne Davimo Beograd dans leur lutte et s’inspire de Barcelona En Comu d’Ada Colau.
Slovénie et Bosnie-Herzégovine
Depuis les grandes manifestations anti-austérité qui ont eu lieu en 2012 et 2013 en Slovénie (au moment des sauvetages bancaires et de l’application des mesures d’austérité), la situation économique est à peine améliorée : les chômeurs de longue durée ne trouvent toujours pas d’emploi et d’une façon générale les personnes qui ont subi les conséquences des mesures d’austérité ne vivent pas mieux qu’auparavant.
Le 14 mars dernier, le premier ministre slovène, Miro Cerar a démissionné suite à la mise en cause d’un projet d’infrastructure. La Cour constitutionnelle avait en effet invalidé un référendum de septembre 2017 sur l’aménagement du port de Koper. Miro Cerar participera aux prochaines élections prévues pour le mois de mai avec des avantages non négligeables : grâce à sa démission, non seulement la durée de la campagne pré-électorale s’est considérablement allongée, mais ses adversaires ne peuvent désormais plus lui faire de chantage de la démission [8].
En Bosnie, les mobilisations de 2014 et la créations des assemblées populaires (plénums) regroupant des étudiant-e-s, des chômeur-euse-s, des ouvrier-e-s, des pensionné-e-s portaient principalement sur les questions sociales et économiques : changement de la Constitution (la Constitution actuelle est un héritage des accords de Dayton, qui placent de facto la Bosnie sous contrôle de l’Union européenne), annulation des privatisations, lutte contre la corruption, réduction des écarts salariaux et mémorandum sur le remboursement de la dette. Comme l’affirme Tijana Okić, ces mouvements ont démontré que « La rhétorique nationaliste du pouvoir est lentement en train de perdre sa position privilégiée dans la société.” [9]
Roumanie
La modification du Code fiscal approuvée par le gouvernement (social-démocrate) roumain en novembre dernier et passée par ordonnance d’urgence a provoqué une vague de protestation sans précédents. Plus de 10 000 employé-e-s de l’usine Dacia (groupe Renault) à Mioveni ont manifesté mardi 7 novembre 2017 contre cette réforme fiscale. Le texte de la réforme prévoit de faire baisser les charges sociales de 35% à 2,25% pour les entreprises installées en Roumanie. Cette différence sera à la charge des salarié-e-s (eh oui !) et ce transfert des cotisations sociales de l’employeur à l’employé entraînera une baisse de salaire de 10 à 16% pour la plupart des employé-e-s [10].
Comme le rappelle Le courrier de Balkans : “Cette réforme rappelle de douloureux souvenirs en Roumanie. En 2010, de drastiques mesures d’austérité avaient été décidées pour « sauver » la Roumanie, gravement touchée par la crise financière. Les salaires des fonctionnaires avaient été réduits d’un quart, les pensions de retraites et les allocations chômage amputées de 15%”.
Cette mobilisation s’ajoute aux manifestations de quelques jours auparavant contre la réforme de la justice prévoyant notamment de placer l’Inspection judiciaire, qui contrôle l’activité des magistrats, sous la juridiction du ministre de la Justice (donc du pouvoir exécutif). Des dizaines de milliers de Roumains ont manifesté dans plusieurs villes du pays et capitales d’Europe.
Pologne
Les mois de janvier et de mars ont été marqués par des manifestations de femmes polonaises contre la proposition de loi “Arrêtons l’avortement”. De Varsovie à Cracovie, des femmes exprimaient leur colère face au rejet d’une proposition de création d’un droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Le collectif Sauvons les femmes avait réuni fin 2017 près de 500 000 signatures en soutien à une initiative législative qui aurait établi un droit effectif à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) pendant les douze premières semaines.
En parallèle, le Parlement avait donné une suite favorable à une autre pétition qui, si elle acquérait force de loi, interdirait l’avortement en cas de malformation grave du fœtus, soit 95% des avortements légaux pratiqués dans le pays [11]. Ce projet de loi est révélateur de l’attitude ultra autoritaire, conservatrice et sexiste du parti PiS (Droit et justice), au pouvoir depuis 2015 et très ouvertement appuyé par l’Église catholique.
De plus, en Pologne, l’interdiction de l’avortement est de facto déjà une réalité puisque la loi de 1993, qui l’autorise dans certaines conditions, reste couramment lettre morte : il existe des régions entières où aucun médecin n’accepte de le pratiquer, soit par peur d’être poursuivi en justice, soit – comme en Italie- en raison d’une « utilisation abusive de la clause de conscience » [12]. Il va de soi que l’exécution clandestine d’avortements dans des conditions souvent dangereuses est monnaie courante en Pologne.
Les organisatrices de la « grève des femmes », à l’origine des « marches noires », avaient déjà rassemblé fin 2016 près de 250 000 personnes dans 150 villes différentes. Cette année, des manifestations ont eu lieu à deux reprises et à Varsovie, au mois de mars, 55.000 personnes se sont rassemblées (15.000 de plus qu’en 2016).
Conclusions
Beaucoup des manifestations et mouvements décrits ci-dessus s’inscrivent dans une tendance globale des dernières années qui veut que les mouvements sociaux s’organisent de manière spontanée par le bas sans dirigeant-e ou parti politique. Ces mouvements sont parfois massifs, parfois moins, mais tous se posent des questions capitales (la gestion de la ville ou d’un pays entier, la corruption, l’utilisation de biens communs, les droits des femmes, de minorités, de travailleur-euse-s, l’environnement..). Ils sont crédibles et capables de s’organiser (parfois à travers les réseaux sociaux !) et de motiver les foules. Parmi ces mouvements, pour l’instant seulement Ne davimo Beograde en Serbie et Zagreb je naš en Croatie ont voulu passer le pas et se présenter aux élections communales.
Plus important, ces manifestations et ces mouvements (sauf dans les deux premiers cas en Hongrie et République tchèque, où la composition politique était plus variée) ont le mérite d’avoir réagi au discrédit - répandu dans la population à cause de l’expérience yougoslave - jeté sur les idées socialistes et communistes. Ces mouvements n’ont pas eu peur de s’identifier à ces idéaux et de le déclarer ouvertement, ni d’ailleurs de s’opposer au régime néolibéral soutenu par l’Union européenne et par les différents partis politiques au pouvoir (même de centre gauche) qui n’ont servi qu’à détruire les acquis sociaux gagnés par les travailleur-euse-s.
Quelque soit l’issue politique de ces mobilisations, elles auront servi à politiser une génération et à donner un nouvel élan aux idées de justice, de dignité et d’égalité.
Merci à Christine Pagnoulle pour sa relecture
[1] https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-04-16/syria-strikes-lock-u-s-and-russia-into-a-new-era-of-animosity
[2] http://multinationales.org/Hongrie-comment-l-entourage-de-Viktor-Orban-s-enrichit-grace-aux-fonds
[7] https://www.courrierdesbalkans.fr/Croatie-Zagreb-est-a-nous-l-initiative-citoyenne-qui-veut-renverser-Milan
[10] https://www.courrierdesbalkans.fr/Roumanie-le-gouvernement-fait-sa-revolution-fiscale-la-grogne-sociale-monte
[11] Actuellement la loi polonaise prévoit l’avortement dans trois cas figures : en cas de malformation du fœtus, de danger de la vie de la femme enceinte et de violence sexuelle.
CADTM Belgique