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Forum social mondial polycentrique
Karachi 2006 : un forum social qui redonne du souffle au processus
par Olivier Bonfond
19 avril 2006

Du 24 au 29 mars 2006 s’est déroulée la troisième et dernière étape du Forum social mondial polycentrique (FSMP). Malgré un contexte national très peu favorable aux forces progressistes et les nombreuses difficultés auxquelles a dû faire face le comité organisateur, ce forum social a été un succès à plusieurs niveaux. Il a également prouvé que, contrairement à ce que certains craignent, le processus est bien loin de s’essouffler.

Un contexte difficile

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les conditions générales n’ont pas facilité l’organisation d’un tel évènement. Premièrement, le Pakistan est un pays dirigé par un régime militaire très répressif. Deuxièmement, les mouvements fondamentalistes sont omniprésents et gagnent régulièrement en puissance. Troisièmement, le tremblement de terre au Cachemire, avec plus de 100.000 morts, a touché durement les populations, a détourné l’énergie des mouvements sociaux vers la résolution de cette catastrophe et les a forcés à reporter le forum de deux mois. Quatrièmement, la guerre qui a éclaté dans le Baloutchistan, une des quatre provinces du Pakistan, ainsi que l’image généralement véhiculée par des médias associant le pays au terrorisme et aux attentats ont fortement freiné l’enthousiasme habituel des participants potentiels au FSM. Cinquièmement, même si on parle d’apaisement entre les deux pays, la venue des indiens, pourtant très importante d’un point de vue symbolique et politique, a été drastiquement limitée par les autorités indiennes et pakistanaises (les délégués indiens étaient tout de même 400). Last but not least, le comité organisateur pakistanais n’a pas reçu tout le soutien attendu de la part du Conseil international, tant du point de vue de la préparation, de la coordination que de la mobilisation des ressources financières.

La création d’un espace de débats, de dialogues et de libre expression

L’accumulation de tous ces facteurs a fait penser à beaucoup d’individus et d’organisations du mouvement altermondialiste que le forum n’aurait tout simplement pas lieu. Mais c’était sans compter sur l’énergie, le courage et la créativité des forces progressistes démocratiques et laïques pakistanaises qui ont porté l’organisation du forum à bout de bras, ont réussi à mobiliser les énergies nécessaires et à forcer l’enthousiasme autour de l’évènement. Non seulement le forum a eu lieu, mais, mais il a pu compter sur la participation de 35.000 personnes (le FSMP de Bamako a quant à lui accueilli 20.000 personnes...) provenant de 59 pays, et avec plus de 300 activités réalisées, il s’est transformé en véritable succès.

La plupart des mouvements sociaux pakistanais (paysans, pêcheurs, femmes, jeunes...) ont participé activement aux différents séminaires et ateliers. A noter que les organisations de pêcheurs, regroupées autour du syndicat très combatif « Pakistan Fisherfolk Forum » (PFF - forum des pêcheurs pakistanais), qui compte 125 000 membres et représente une population de 15 millions de personnes, a été l’un des acteurs majeurs du Forum.

Si l’on peut regretter la faible présence des personnalités traditionnelles du mouvement altermondialiste, il faut cependant constater que ce forum a été un véritable espace d’expression pour les « sans voix », les « laissés-pour-compte » de la mondialisation néolibérale. En effet, ce sont avant tout les premières victimes du capitalisme qui étaient présentes et se sont exprimées sur leurs souffrances et leurs combats au quotidien : les paysans du Punjabi, dénonçant la confiscation de leurs terres, les ouvriers du port de Karachi en phase de privatisation, les femmes qui subissent une violation systématique de leurs droits (1000 « meurtres d’honneur » (honour killings) sont toujours perpétrés chaque année au Pakistan contre des femmes, et, dans la grande majorité des cas, ces assassinats sont classés sans suite et restent impunis !).

Durant quatre jours, tous ces individus et organisations ont non seulement participé activement à l’ensemble des débats, mais ont aussi exprimé des revendications très claires, en organisant de manière ininterrompue dans les allées du forum des manifestations aux bannières, chants, danses et slogans de toutes sortes (« A bas le FMI et la BM ! » ; « Non à la corruption ! »...). La culture pakistanaise s’invitait également dans les « lieux de travail », où chansons politiques et poètes engagés entrecoupaient régulièrement les différentes interventions. Mais ce qui est tout à fait remarquable, c’est que, sur tous les visages, on pouvait lire le bonheur de pouvoir enfin exprimer librement des choses qui, en raison des représailles possibles, doivent habituellement être tues en public. Créer un véritable espace ouvert et de libre expression, l’un des principaux objectifs du Forum social mondial, prenait ici tout son sens...

Les pakistanais ont donc réussi à s’approprier le forum avec leur force, leur culture et leur dynamique propres, sans oublier pour autant qu’il s’agissait bien d’un forum mondial et non d’un forum régional : même si certains débats étaient parfois « pakistano-pakistanais », en dépit d’un manque de traduction vers l’anglais et d’une absence totale de traduction vers le français - ce qui n’a pas facilité le dialogue interculturel -, les mouvement sociaux de la planète étaient bien là et la majorité des thèmes habituellement présents aux autres forums (la guerre, la dette, la démocratie, l’environnement, l’agriculture, la souveraineté alimentaire, le contrôle citoyen, le socialisme, les alternatives,...) ont été abordés avec rigueur, sérieux, et sous différentes perspectives (nationale, régionale, mondiale).

Pessimisme de la raison et optimisme de la volonté

Soyons réaliste, la tenue d’un Forum social à Karachi ne va pas changer fondamentalement la situation politique ou économique du pays. Dans un contexte de guerre mondiale contre le terrorisme, le gouvernement militaire pakistanais va certainement continuer à se renforcer. Soutenus par les puissances impérialistes, il doit s’aligner politiquement en promettant de lutter contre le terrorisme, mais aussi et surtout économiquement, en approfondissant la mise en place de politiques néolibérales (les télécommunications, l’électricité, les chemins de fer, le gaz, l’éducation sont privatisés ou en voie de privatisation ; les dépenses en armement continuent d’augmenter et grèvent de plus de 25 % le budget national alors que les dépenses consacrées à la santé et à l’éducation ne cessent de diminuer et ne dépassent pas 2% du PNB). D’un autre côté, entre autres parce qu’ils symbolisent la lutte contre l’impérialisme, les mouvements fondamentalistes voient leur puissance et leur attractivité se démultiplier. Dans ce contexte, les mouvements sociaux vont avoir bien du mal, à court et à moyen terme, à avancer vers cet autre monde plus juste et plus solidaire que revendique le mouvement altermondialiste.

Et pourtant, le Forum social mondial de Karachi, malgré ses faiblesses, a pleinement rempli sa mission et atteint ses objectifs. Il a été un véritable moment d’éducation populaire. En attirant la foule et en donnant une dimension universelle aux combats menés quotidiennement dans cette région du monde, il va certainement donner aux participants une nouvelle énergie, et pousser à plus d’engagement et d’actions solidaires et collectives.

Il a également permis aux mouvements sociaux et aux forces politiques progressistes, en Asie du Sud en particulier et dans le reste du monde en général, de se rencontrer, de dialoguer, de collaborer et d’avancer dans la mise au point de stratégies communes d’actions. Quoi qu’on en dise, cette mise en connexion reste une des grandes forces du FSM et représente une étape nécessaire, mais non suffisante, dans la construction d’un mouvement capable de changer le cours (capitaliste) des choses.

Les trois forums sociaux mondiaux polycentriques de cette année 2006 (Bamako, Caracas, Karachi), par leur vitalité et leurs dynamiques propres, ont participé à la construction d’un autre rapport de forces, et donc d’un autre monde, qui mettra enfin la satisfaction des besoins humains fondamentaux au premier rang des priorités. En ce sens, même si le mouvement altermondialiste marche à contre-courant et s’il porte en lui des faiblesses importantes, il avance dans la bonne direction et reste constructeur et porteur d’un véritable projet émancipateur pour l’humanité.

Olivier Bonfond (CADTM Belgique)


Olivier Bonfond

est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).

Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles