La pandémie de Covid-19 aggrave tragiquement la crise de la dette que traverse les pays du Sud depuis 2015. 20 % des pays en développement (PED) sont actuellement en situation de surendettement, 1 pays sur 5, c’est considérable. Et un peu moins de 15 % des PED sont en suspension de paiement. Pour trouver des solutions à la crise, les organisations et les activistes qui agissent pour trouver de véritables solutions aux problèmes liés à l’endettement sont en débat actuellement [1]. Face aux mesures totalement insuffisantes et inappropriées ainsi qu’aux revendications toujours plus importantes des populations en faveur d’une réelle démocratie, l’audit citoyen doit être une priorité.
Pour commencer, plusieurs constats.
1er constat : Le système économique et financier dans lequel nous vivons est en pleine crise. Pas seulement avec la crise financière de 2007-2008 ou la crise du Covid. Ce système aggrave la pauvreté, les inégalités, et est au centre de la question écologique, des rapports de domination homme/femme, Nord/Sud, centres/périphéries. Il est par ailleurs complétement déconnecté de la réalité, et (sur)vit grâce à l’endettement et aux mécanismes de spéculation.
2e constat : Les institutions internationales (FMI, BM, G7/20, Club de Paris, et dans une certaine mesure l’ONU) sont incapables de résoudre la situation principalement pour 3 raisons :
3e constat : Ces mêmes institutions ne souhaitent pas trouver une solution viable à l’endettement des PED :
L’annulation de la dette est une question de « justice » :
Mais l’annulation de la dette est aussi indispensable pour que ces pays :
L’audit de la dette peut constituer la première étape d’une stratégie visant à changer de politique, à transformer en profondeur ce système profondément injuste
Pour répondre à la problématique de l’endettement, quelles possibilités avons-nous ? L’une des possibilités est l’audit de la dette, plus précisément l’audit citoyen de la dette. L’audit de la dette peut constituer la première étape d’une stratégie visant à changer de politique, à transformer en profondeur ce système profondément injuste.
Face aux problèmes d’endettement, tant le FMI que nous combattons, que l’ONU et à de rares occasions le Parlement européen (voir la résolution du 18 avril 2018 (voir « Le Parlement européen plaide pour un audit de la dette et pour l’annulation des dettes illégitimes »), recommandent la mise en place d’audit de la dette. Bien sûr, ces institutions ne l’entendent pas de la même manière que le CADTM et d’autres organisations radicales. Dans les constitutions brésilienne et équatorienne, on retrouve également l’impératif de mettre en place des audits.
Mais l’audit de la dette institutionnel est insuffisant. Il ne prend pas en compte l’illégitimité de la dette en tant que tel, ou ses dérivés, à savoir le caractère illégal ou odieux de celle-ci. En conséquence, ce type d’audit écarte d’emblée la prise en compte de la « justice de la dette ». Par ailleurs, l’audit institutionnel est déconnecté des populations et est une affaire d’expert-e-s, selon des considérations exclusivement économiques, et défendant la soutenabilité de la dette selon la définition du FMI, pas selon la définition des Nations unies. En conséquence, les droits humains ne sont pas réellement pris en compte. Et les droits des créanciers prévalent sur les droits humains ce qui est contraire à une série de principes, de pactes et de jurisprudences qui font partie du droit international.
Nous devons donc nous poser la question de ce qu’est un audit de la dette et pourquoi nous voulons que cela soit un audit citoyen de la dette, c’est-à-dire avec participation active de la population.
L’audit citoyen de la dette doit avant tout être vu comme un outil permettant de remettre la dette au centre des discussions politiques, au centre de la vie sociale
L’audit de la dette n’est pas seulement un examen comptable, réservé à des expert-e-s. L’audit citoyen de la dette doit avant tout être vu comme un outil permettant de remettre la dette au centre des discussions politiques, au centre de la vie sociale.
Aux quatre coins de la planète, nous observons une défiance croissante des populations à l’égard des dirigeants et des institutions. Les populations sont lasses de la corruption, du détournement d’argent public, des mécanismes d’évasion fiscale (légaux ou illégaux, mais tous illégitimes au regard des inégalités et des défis à surmonter, notamment au niveau écologique et social). Les populations sont lasses de voir leurs conditions de vie se dégrader et de voir leur environnement être détruit, notamment au nom du remboursement de la dette. Un pourcentage significatif et croissant de la population demande une réelle démocratie, directe, participative, inclusive, permettant finalement d’opérer des changements aussi indispensables qu’urgents.
Les mouvements d’audit de la dette sont apparus comme un moyen de déconstruire le discours officiel selon lequel rembourser les dettes est un impératif absolu. Bien que le terme puisse sembler technocratique, l’objectif d’un tel audit n’est pas un exercice comptable de routine. Il s’agit en fait de tenter d’amorcer un large mouvement de participation des citoyens afin que les processus démocratiques soient en mesure de contrer la puissance solidement établie de la finance. Les personnes menant l’audit peuvent être de simples citoyen·ne·s, des représentant·e·s de mouvements sociaux ou d’organisations de travailleurs et de travailleuses, des salarié·e·s, des chômeurs et chômeuses, etc. Un audit de la dette est un instrument permettant de faire participer activement les citoyen·ne·s à l’examen de l’impact que l’accumulation de la dette a pu avoir sur l’économie et sur la population [2].
Étudier le processus de création de la dette vise un objectif pédagogique général. Cela facilite la compréhension par la population de termes et de processus que l’on considère d’ordinaire difficiles et opaques. Un audit peut également servir à réunir des connaissances au niveau local et à échanger des informations sur les mécanismes de la dette à l’œuvre au sein, par exemple, des conseils municipaux, des entreprises publiques, des ministères, et à progresser ainsi en s’appuyant sur les contributions de tou·te·s les participant·e·s. Ce processus d’apprentissage est également fondamental dans l’optique de présenter les arguments et les données permettant d’exiger du gouvernement et des pouvoirs publics qu’ils rendent des comptes sur leurs emprunts. Il peut aider les organisations, face à une dette illégitime, illégale et injuste, à en exiger l’annulation, ou à engager des poursuites. En ce sens, un audit facilite toute une gamme d’actions en faveur de plus de justice sociale (voir Fattorelli, 2014).
L’amélioration de l’obligation de rendre des comptes et de la transparence, le fait de donner les moyens aux citoyen·ne·s de contrôler et de contester « les actes de ceux qui les gouvernent (…) est intrinsèque à la démocratie elle-même. (…) Le fait que les gouvernants s’opposent à l’idée que des citoyens osent réaliser un audit citoyen est révélateur d’une démocratie bien malade, qui d’ailleurs n’arrête pas de nous bombarder médiatiquement avec sa rhétorique sur la transparence. Ce besoin permanent de transparence dans les affaires publiques se transforme en un besoin social et politique tout à fait vital » (Millet et Toussaint, 2012). L’établissement de contacts et la diffusion des idées font partie des activités essentielles menées dans le cadre de nombreux audits citoyens. Sensibiliser à la manière dont l’économie fonctionne réellement favorise l’expression d’autres solutions plus justes, puisqu’en étant mieux informé sur le fonctionnement du mécanisme de la dette, on peut proposer des méthodes différentes qui tiennent mieux compte des besoins et des intérêts de la société, et non des intérêts des « marchés », des élites, des créanciers. (PACD, 2013)
L’audit analysera le plus souvent les caractéristiques et les particularités principales de la dette, de même que la politique d’emprunt adoptée par les pouvoirs publics. Dans la mesure où les budgets publics ont été mis à rude épreuve pour donner la priorité aux créanciers, des citoyens ont exigé de savoir comment les dettes étaient apparues et comment l’argent avait été dépensé (voir notamment Laskaridis, 2012 et 2014a). Un audit peut soulever, entre autres, les questions suivantes : Quelles sont les raisons qui ont poussé l’État à continuer de s’endetter ? En vue de quels objectifs politiques et de quels intérêts sociétaux la dette a-t-elle été contractée ? L’argent a-t-il été utilisé pour les finalités visées ? Qui a bénéficié des crédits ? Qui sont les créanciers et quelles sont les conditions qu’ils imposent ? Comment la décision de s’endetter a-t-elle été prise ? Quelle part du budget de l’État est consacrée au service de la dette ? Comment l’État finance-t-il le remboursement de la dette ? Quel est le montant des intérêts et quelle est la part du principal qui a déjà été remboursée ? Comment des dettes privées sont-elles devenues publiques ? Quelles ont été les conditions de tel ou tel sauvetage de banque ? Quel en a été le coût ? Qui en a pris la décision ?
Il existe des dettes qui empêchent de mener une vie digne, qui engendrent des inégalités, profitant à une élite et nuisant à la majorité de la population ; qui sapent la souveraineté ou qui sont le résultat de la corruption ou de la mauvaise gestion du gouvernement. Ces dettes peuvent être jugées illégitimes, injustes ou même contraires aux principes du droit international
Le processus d’audit peut être un moyen de défendre le non-paiement de dettes. Comme le souligne la PACD (la plateforme pour un audit citoyen de la dette dans l’État espagnol) : « Il existe des dettes qui constituent une violation des droits humains, ou des droits économiques, sociaux et culturels de la population ; des dettes qui empêchent de mener une vie digne, qui engendrent des inégalités, profitant à une élite et nuisant à la majorité de la population ; des dettes qui sapent la souveraineté ou qui sont le résultat de la corruption ou de la mauvaise gestion du gouvernement. Ces dettes peuvent être jugées illégitimes, injustes ou même contraires aux principes du droit international. » (https://www.cadtm.org/Quelques-fondements-juridiques,6725) (PACD, 2013)
Et c’est en ce sens qu’il faut entendre l’audit citoyen de la dette. Les populations ont alors la possibilité de faire de la politique, d’opérer une prise de conscience et de se prononcer pour des changements qui vont à la racine des problèmes. Cela peut prendre la forme en réalisant un audit national de la dette publique (voir notamment « Rapport préliminaire de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque »), mais cela peut aussi être un audit sectoriel (sur l’assurance chômage voir notamment « France : Rapport d’audit de la dette de l’assurance chômage », sur le système de santé voir notamment « Audita Sanidad - Audit citoyen de la dette du secteur de la santé » ou sur une entreprise publique extractiviste par exemple), un audit écologique, ou encore un audit féministe de la dette (voir notamment « Le non-paiement féministe de la dette »), à l’heure ou le mouvement féministe international est probablement le plus important mouvement social et le plus porteur d’espoir pour renverser le rapport de force.
Renverser le rapport de force, c’est aussi un des objectifs poursuivis par l’audit citoyen de la dette. Pour parvenir à des annulations ou des répudiations de dette, l’Histoire montre que c’est la mobilisation sociale qui permet d’obtenir des victoires face aux créanciers. A la fin des années 1990, bien qu’insuffisante, l’initiative PPTE a été obtenue grâce à une mobilisation extraordinaire, dans les rues et via notamment une pétition signée par 17 millions de personnes en 1999. Aujourd’hui la situation est différente. La Covid et ses mesures de confinement empêchent cette mobilisation à l’échelle internationale. En revanche, les interventions du FMI sont régulièrement synonymes de révoltes populaires d’ampleur, débouchant sur des victoires, obligeant les gouvernements à rompre avec les diktats des créanciers, à l’image de l’Argentine en 2001, de l’Équateur en 2007-2008 et en 2019, au Liban en 2019 et en 2020.
Quelque que soit nos compétences, sans les populations, nous ne gagnerons pas ce combat. Les vrais décideur-euse-s, ce sont les populations, ou cela devrait l’être
Cette conjoncture est une opportunité pour nous associations, mouvements, organisations, réseaux, travaillant de près ou de loin sur la dette. Le travail que nous réalisons à destination des « décideurs » est nécessaire, indispensable et impressionnant. Il n’a de sens que si cela permet d’obtenir des résultats concrets et si cela permet d’éveiller l’esprit critique des citoyen-ne-s Mais il est aussi tout à fait insuffisant car cela ne peut pas remplacer les mobilisations populaires qui elles sont véritablement décisives. Quelque que soit nos compétences, sans les populations, nous ne gagnerons pas ce combat. Les vrais décideur-euse-s, ce sont les populations, ou cela devrait l’être.
Nous devons aujourd’hui rediriger une grande partie de notre temps et de notre énergie à travailler sur le terrain, à sensibiliser des gouvernements peut-être (éventuellement en Équateur si l’opposition de gauche gagne les prochaines élections d’avril 2021, en Bolivie, en Argentine, au Suriname, au Sénégal et bien d’autres), à sensibiliser les populations surtout, en se rapprochant de mouvements autonomes, d’associations, de syndicats, de coalition de partis politiques, de députés. Parvenir à réaliser des audits citoyens de la dette, c’est remettre au centre des débats les questions d’annulation de dettes publiques et de réparations.
Par ailleurs, un élément qui nous semble indispensable pour faire en sorte d’une part que les créanciers s’assoient à la table des négociations, et d’autre part que nous soyons aussi audibles que fédérateurs auprès des populations, la question de la suspension de paiement. Ces derniers mois, les créanciers officiels et privés ont prouvé une nouvelle fois qu’ils ne voulaient pas procéder à des annulations de dette. Nous devons donc les y contraindre. Nous devons également faire entendre qu’un État à absolument le droit de procéder à une suspension du paiement de sa dette.
Quand un État invoque l’état de nécessité ou le changement fondamental de circonstances, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance
Il y a de solides arguments juridiques qui peuvent appuyer une décision unilatérale de suspension de paiement [3]. En voici deux. L’état de nécessité : un État peut renoncer à poursuivre le remboursement de la dette parce que la situation objective menace gravement la population et que la poursuite du paiement de la dette l’empêche de répondre aux besoins les plus urgents de la population. C’est exactement le cas de figure auxquels un grand nombre d’États de la planète est confronté maintenant : la vie des habitants de leur pays est directement menacée s’ils n’arrivent pas à financer toute une série de dépenses urgentes pour sauver un maximum de vies humaines. Le changement fondamental de circonstances : l’exécution d’un contrat de dette peut être suspendue si les circonstances changent fondamentalement indépendamment de la volonté du débiteur. La jurisprudence en la matière reconnaît qu’un changement fondamental de circonstances peut empêcher l’exécution d’un contrat international. Quand un État invoque l’état de nécessité ou le changement fondamental de circonstances, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement.
Mettre les questions de la suspension de paiement et de l’audit citoyen de la dette au centre des débats, c’est s’assurer une adhésion populaire croissante, c’est se donner la possibilité de renverser le cours des choses. C’est surtout donner la possibilité aux populations de se libérer par elle-même
Une augmentation radicale des dépenses de santé publique aura des effets bénéfiques majeurs pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud, notamment les pays d’Afrique. On estime à 400 000 les décès dus chaque année au paludisme, principalement en Afrique. La tuberculose est l’une des dix premières causes de mortalité dans le monde. En 2018, 1,5 million de personnes en sont mortes. Les décès dus aux maladies diarrhéiques s’élèvent à plus de 430 000 par an. Environ 2,5 millions d’enfants meurent chaque année, dans le monde, de sous-alimentation, directement ou de maladies liées à leur faible immunité due à la sous-alimentation. Ces maladies et la sous-alimentation pourraient être combattues avec succès si les gouvernements y consacraient des ressources suffisantes au lieu de rembourser la dette.
Bien sûr le combat que nous menons est difficile, mais mettre les questions de la suspension de paiement et de l’audit citoyen de la dette au centre des débats, c’est s’assurer une adhésion populaire croissante, c’est se donner la possibilité de renverser le cours des choses. C’est surtout donner la possibilité aux populations de se libérer par elle-même.
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[1] Ce texte est une version revue et complétée de la contribution à une conférence en ligne organisée le vendredi 5 février 2021 par Eurodad sous le titre « Global Debt Movement - Theory of Change Discussion ».
[2] Ce paragraphe et les trois qui suivent proviennent de Éric Toussaint, Christina Laskaridis et Nathan Legrand, « Des audits citoyens aux répudiations de dettes : l’actualité des luttes contre la dette illégitime », https://www.cadtm.org/Des-audits-citoyens-aux-repudiations-de-dettes-l-actualite-des-luttes-contre-la
[3] Voir Éric Toussaint, « Les fausses solutions du G20 et la nécessité de suspendre le paiement de la dette », disponible à : https://www.cadtm.org/Les-fausses-solutions-du-G20-et-la-necessite-de-suspendre-le-paiement-de-la
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
CADTM Belgique
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