Pendant les 72 jours de son existence, la Commune de Paris a négocié quelques millions de francs avec une Banque de France qui arrosait Versailles d’argent frais. Comprendre ce respect, c’est sans doute mieux comprendre la Commune et ses leçons pour aujourd’hui.
C’est, depuis 150 ans, la grande question qui hante ceux que la Commune de Paris intéresse. Pourquoi ce pouvoir que Karl Marx appelait « la forme politique enfin découverte sous laquelle pouvait se mener l’émancipation économique du travail » a-t-il respecté la Banque de France, centre névralgique du capitalisme français ? Encore aujourd’hui, ce « saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France », pour reprendre les mots de Friedrich Engels 20 ans plus tard, semble incompréhensible, tant cette institution incarnait sans doute tout ce que la Commune avait en horreur et tant le pouvoir qu’elle détenait aurait pu être décisif face à Thiers et les siens.
Le débat continue de faire rage sur le sujet, mais il fait aujourd’hui écho à des questions plus contemporaines et sans doute faut-il donc rouvrir la question en détail. D’abord en rappelant ce qu’est alors la Banque de France. La Banque, comme on l’appelle, est l’incarnation de l’alliance entre le bonapartisme et le capitalisme. Née en 1800 comme un syndicat de banquiers ayant financé le coup d’État du 18 Brumaire, elle obtient en 1803 le monopole de la création monétaire du tout jeune « franc germinal » adossé à l’or et à l’argent. C’est une entreprise privée dont les actionnaires sont représentés par des « régents » siégeant dans un Conseil général.
À partir de 1808, l’État nomme un gouverneur et des sous-gouverneurs pour représenter l’intérêt public. Mais douze des quinze régents qui composent le Conseil général, l’instance dirigeante sont des banquiers et des industriels. La mise en tutelle de 1808 se transforme dans les faits en collaboration fructueuse entre l’État et le secteur privé, sous Louis-Philippe et encore plus sous le Second Empire. Au fil du temps, la capacité d’escompte de la Banque de France, autrement dit d’avancer de l’argent, a pris une importance considérable, surtout depuis que, sous le second Empire et sous l’influence du saint-simonisme, le crédit vient massivement irriguer l’industrie française. La Banque, c’est le symbole de la collusion entre l’argent et le sceptre, entre le pouvoir économique et le pouvoir politique.
On pouvait donc imaginer que la Commune, républicaine et en grande partie socialiste, n’aurait aucun respect pour une telle institution. Mais, pendant les 72 jours où elle a exercé l’autorité sur la capitale, l’hôtel de Toulouse, son siège, est resté un îlot du « vieux monde » au cœur de cette ville insurgée. Pendant un peu plus de deux mois, ceux qui n’ont pas hésité à balayer les vestiges de l’ordre ancien, à renverser la colonne Vendôme, symbole d’un bonapartisme honni, ont respecté scrupuleusement les caves de la Banque de France.
Dès le 19 mars 1871, c’est à la demande du gouverneur, Gustave Rouland, que les deux délégués du Comité central de la Garde nationale, Eugène Varlin et François Jourde, se rendent rue de La Vrillière, au siège de la Banque de France, pour y recevoir un million de francs. Le discours du gouverneur, vieux mandarin qui a servi le roi, la République, l’Empereur et à nouveau la République, ancien procureur, puis ministre de l’instruction publique et en place à la Banque depuis 1864, est des plus suaves : la Banque ne fait pas de politique, la Ville de Paris y dispose d’un compte, on peut toujours, moyennant signature, en donner une partie. Rouland joue serré, il ne reconnaît qu’à demi la légitimité du nouveau pouvoir comme pouvoir municipal puisque c’est lui qui décide de ce qu’il attribue à la Commune comme part des 9 millions de francs que la Ville a sur son compte. Mais en lâchant un peu de lest, il ne donne aucune raison au nouveau pouvoir de s’emparer de la Banque et gagne du temps pour ensabler les caves, armer les employés et préparer sa propre fuite.
Le million va permettre au Comité central de maintenir les services publics et l’administration dans la capitale, un tour de force. Mais le 22 mars, il faut à nouveau des fonds. Rouland, qui est en contact avec Versailles, qui, alors, compte sur la famine pour faire céder Paris, rechigne. Varlin et Jourde menacent d’envoyer la troupe et obtiennent 300 000 francs. Rouland, effrayé, rejoint Versailles et laisse l’établissement à son sous-gouverneur, le marquis Alexandre de Plœuc. Ce noble légitimiste va poursuivre la stratégie de Rouland en négociant avec le nouveau représentant de la Commune, Charles Beslay, les avances accordées au compte-gouttes aux autorités parisiennes. Une sorte d’équilibre fragile se met alors en place. Beslay tente de faire comprendre à de Plœuc que le respect de la Banque dépend de sa générosité, de Plœuc, lui, jouant un chantage à la faillite. « La Banque de France est la fortune du pays ; hors d’elle plus d’industrie, plus de commerce ; si vous la violez, tous ses billets font faillite », dira au Conseil de la Commune Beslay, en reprenant les mots du marquis.
Ce petit jeu aura finalement permis à la Commune de disposer, selon l’économiste Éric Toussaint, qui a récemment écrit un texte complet sur le sujet sur le site du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) qu’il préside, de 16,7 millions de francs. Mais pendant ce temps, à Versailles, Rouland, ouvre les vannes et donne près de 320 millions au gouvernement de Thiers. Cette différence de un à vingt laisse songeur quand on regarde l’état des réserves. En septembre 1870, devant l’avancée allemande, 246 millions de francs d’or métallique et 300 millions de francs de billets de banque avaient été évacués de la rue de La Vrillière vers Brest. Le 18 mars, un convoi qui devait ramener 28 millions de francs-or avait été détourné à la demande de Rouland vers Toulon. Ces réserves restaient aux mains de Versailles.
Mais il restait encore 88 millions de francs d’or métallique et 166 millions de francs de billets dans les souterrains de la Banque de France. La Commune avait pris le contrôle de l’Hôtel de la Monnaie, où Zéphirin Camélinat, qui deviendra le doyen de la Commune et dont les funérailles en 1932 furent utilisées par le PCF pour récupérer le mouvement, organisait la frappe de nouvelles pièces. Et Lissagaray indique qu’entre les valeurs diverses déposées à la Banque et les billets n’attendant que la signature, pas moins de trois milliards de francs se trouvaient à disposition des communards qui négociaient chaque semaine quelques centaines de milliers de francs…
Certes, comme l’a souligné Éric Cavaterra dans son ouvrage paru en 1998 aux éditions de l’Harmattan, La Banque de France et la Commune de Paris, la Commune n’a jamais réellement manqué de fonds. Mais il relève aussi combien les insurgés avaient mené une politique parcimonieuse. L’absence d’une telle austérité n’aurait peut-être pas pu combler les problèmes stratégiques et militaires de la Commune, elle n’aurait peut-être pas assuré sa victoire alors que les troupes allemandes campaient encore à proximité. Mais disposer de davantage de fonds aurait sans doute ouvert de nouvelles possibilités à l’Hôtel de Ville, notamment dans le domaine des politiques sociales et des expérimentations économiques.
La Commune aurait pu agir au-delà de la simple ville assiégée et joué ce que Marx attendait d’elle : un rôle d’exemple pour une province endormie par les discours de la propagande versaillaise. Dotée de moyens considérables, la Commune pouvait construire une vraie économie politique dont on ne voit, au cours de son histoire, que des bribes. L’économie parisienne, fondée sur l’industrie du luxe et de la construction, était à reconstruire en fonction de besoins ignorés, ceux de ses habitants. Agissant concrètement, la Commune aurait eu à proposer à la France autre chose que l’image d’une ville démunie et assiégée. Et Paris aurait eu les moyens non seulement de combattre la propagande versaillaise, mais aussi d’apporter un soutien actif et concret aux Communes régionales de mars. Tout cela aurait pu changer entièrement le cours de la guerre civile.
En réalité, une Commune se saisissant de ces trois milliards de francs, soit dix fois ce que Rouland a accordé à Versailles, changeait inévitablement tout. Une Commune plus riche, et plus riche de l’argent des capitalistes français, n’aurait pu que modifier en sa faveur l’équilibre des pouvoirs. Non seulement elle disposait de moyens concrets, mais elle faisait, en définitive, dépendre de son bon vouloir la valeur de la richesse des milieux capitalistes français. Si Versailles faisait marcher la planche à billets pour tenir le rythme, c’était pour eux la ruine assurée. Or, face à la ruine, la Commune avait une proposition alternative d’organisation sociale et économique, immédiatement disponible. Le rapport de force se renversait alors.
Il se renversait d’autant plus que la Banque était bel et bien ce nœud central du capitalisme français. Décider de l’attribution de l’escompte, se lancer dans une nouvelle politique de crédit modifiait évidemment la structure de ce capitalisme où les « artisans » parisiens, souvent formellement des travailleurs libres, étaient en voie de prolétarisation, précisément par défaut d’accès au capital. Mais il y avait davantage. Dans les coffres de la rue de La Vrillière, il y avait certes de l’argent mais aussi des effets de commerce déposés en garantie, autrement dit des dettes privées, sans compter les dépôts des plus riches Français et les intérêts des actionnaires de la Banque... Brûler tout cela revenait à redistribuer massivement la richesse et à désorganiser entièrement le réseau commercial et financier français. C’est pourquoi la mainmise physique sur la Banque de France à Paris était centrale.
Et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre les reproches de Marx, Engels et Lissagaray, qui n’ont jamais défendu la prise de contrôle de la Banque pour se saisir de l’or en tant que tel, mais bien davantage pour renverser le rapport de force politique. Au reste, Friedrich Engels, dans la préface déjà citée, souligne la « faute politique » qu’a représentée ce « saint respect » : « La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. Cela signifiait toute la bourgeoisie française faisant pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune. » De même, Prosper-Olivier Lissagaray parlait des « vrais otages » que constituaient les institutions financières.
Car en respectant cette fortune comme le demande de Plœuc, la Commune accepte de jouer un jeu où elle perd non seulement sur le plan financier, mais aussi sur le plan légal. Depuis le début de la guerre franco-allemande en juillet 1870 et pour bloquer les retraits d’or, il y a cours forcé des billets de banque. Autrement dit, le numéraire n’est plus convertible en métal précieux. Cette méthode avait été inaugurée entre 1848 et 1850 pour faire face à la crise qui avait suivi la révolution de 1848.
La conséquence, c’est que la Banque doit fournir à l’État les moyens qu’il lui demande dans le cadre d’un plafond déterminé à l’avance, mais qui, selon les circonstances, peut évoluer. Autrement dit, la Banque a toute latitude pour financer l’État qu’elle juge légitime, celui de Versailles. La légalité que la Commune n’a eu de cesse de respecter était celle qui, nécessairement, donnait à son adversaire les moyens de l’écraser puisque, pour la Banque, la Commune n’était, au mieux, qu’un pouvoir municipal de fait.
Pour Alexandre de Plœuc, tenir ce cadre était donc essentiel pour permettre à son gouverneur de financer l’armée de Versailles et écraser les tentatives de Communes régionales. C’est dans ce déséquilibre stratégique que le respect de la Banque de France peut paraître a priori difficilement compréhensible.
C’est pourtant une réalité. La Commune constituée par les élections du 26 mars se contenta de nommer, sur la proposition de de Plœuc, Charles Beslay comme délégué auprès de la Banque. Lequel alla régulièrement quémander des moyens. Certes, après le 21 avril et l’intensification des combats, les relations se firent plus tendues. Le 12 mai 1871, il fut question d’envoyer des bataillons devant la Banque. Mais le projet a été finalement abandonné par le Comité de salut public sur l’insistance de Jourde et de Beslay. Autrement dit, aussi habiles qu’aient été de Plœuc et Rouland, c’est bien la volonté de la Commune de ne pas forcer les portes de l’hôtel de Toulouse qui a été déterminante. Comme le souligne Éric Cavaterra dans sa notice sur le sujet publiée dans l’ouvrage collectif dirigé par Michel Cordillot, La Commune de Paris, les acteurs, l’événement, les lieux (éditions de l’Atelier), « le salut de la Banque de France tint à la fois des conceptions politiques du moment et des circonstances […] plus que de sa propre capacité à résister ».
Comment comprendre alors ce « saint respect » sans tomber dans un jugement anachronique ? Plusieurs hypothèses sont possibles, et sans doute ne s’excluent-elles pas entre elles.
Une première piste concerne sans doute la présence des troupes allemandes en France. La menace de voir l’alliance entre Versailles et Berlin se concrétiser militairement pèse sur toute l’histoire militaire de la Commune. Le traité préliminaire de paix signé le 26 février 1871 établissait déjà les grandes lignes du traité de paix de Francfort du 10 mai : cession des trois départements d’Alsace-Moselle et paiement d’une indemnité de 5 milliards de francs-or pour obtenir la fin de l’occupation. En attendant, il fallait payer les frais de ladite occupation. Certes, les Parisiens ont toujours été de farouches adversaires de cette paix et de ses conditions.
Mais ils doivent prendre en compte un élément clé : en prenant le contrôle de la Banque de France, la Commune venait obérer la capacité de la France de payer le Reich. Dès lors, elle donnait à Bismarck l’opportunité d’intervenir. Ce calcul est rarement présenté tel quel, mais ne faut-il pas entendre dans ce sens l’argument de Beslay qui faisait de la défense de la Banque une condition de la défense de la Commune. Beaucoup ont pu aussi penser que donner à Bismarck l’occasion d’intervenir était donner le coup de grâce à une République fragile. Comme en 1815, et avec l’appui cette fois d’une assemblée élue, l’Allemagne conservatrice n’aurait-elle pas été tentée de placer un prince sur le trône de France comme gage de l’obéissance du pays au nouvel ordre européen ?
Sans doute était-ce là, en partie, une illusion, car, comme le rappelle Éric Toussaint, Bismarck voyait dans la Commune, de toute façon, un danger et un obstacle. Aussi accorda-t-il des délais et des moyens suffisants à Thiers pour organiser une armée destinée à écraser Paris. Au reste, cette guerre contre Paris déclenchée par le coup de force du 18 mars peut aussi être lue comme une volonté de discipliner un peuple qui rechignait à payer le prix de cette paix. Dans un billet de son blog tenu sur Mediapart, Vingtras rappelle que Thiers s’est laissé convaincre d’aller saisir les canons de la Garde nationale parce que cette dernière représentait une charge considérable pour le budget national, « de 600 à 700 000 francs par jour », avançait le député Jules de Lasteyrie.
La Commune était donc aussi un problème financier. Mais dans ce respect de la Banque, il faut sans doute avant tout voir un respect du niveau auquel beaucoup de Communards identifiaient leur mouvement, le niveau municipal. La Commune était un pouvoir parisien. Elle pouvait certes prétendre agir vis-à-vis de la Banque de France comme tel et donc avoir accès aux comptes de la Ville et à l’escompte que pouvait attendre une capitale. Mais aller plus loin, c’était voler la France. Comment prétendre construire une nouvelle République fédérative, reposant sur la liberté des communes et la fraternité, en commençant par un tel coup de force ? Comment attirer à soi les régions si l’on mettait la main sur la « fortune du pays », comme disait Plœuc ?
Dans son ouvrage récent, La Commune au présent (La Découverte), l’historienne Ludivine Bantigny résume parfaitement cet état d’esprit qui est au cœur de la pensée communarde : « À vos yeux, cette banque est la Banque de France et vous, vous n’êtes que Paris. Votre révolution est communale et ne prétend pas se substituer au pays. C’est cela aussi la démocratie. Or c’est votre grand souhait : la démocratie vraie. Fracturer les coffres sans en avoir le mandat pourrait briser la confiance et la légitimité que le peuple vous accorde. Vous ne voulez pas passer pour des bandits. Vous entendez aussi montrer aux autres villes et au reste du pays la dignité de cette révolution. »
Une anecdote vient illustrer ce propos. Le 19 mars, Varlin et Jourde vont au ministère des finances, rue de Rivoli. L’immeuble est évidemment abandonné par le ministre, mais on leur remet un coffre contenant 4,6 millions de francs. Problème : il y a une serrure et la clé est à Versailles avec le ministre. « Les délégués ne voulurent pas forcer les serrures », indique Lissagaray. Et ils se retirèrent. Un tel légalisme ne peut se comprendre que par la volonté de ne pas « passer pour des bandits ». C’est d’ailleurs une constante des insurrections parisiennes du XIXe siècle : la propriété y est globalement respectée, parce que, saisie par la révolution, elle devient commune. À charge ensuite d’en définir l’usage et la destination. Mais le pillage est toujours, sinon empêché, du moins condamné.
Cette vision était clairement celle de la majorité des membres de la Commune. Les « jacobins » ou les « blanquistes » étaient attachés à l’unité nationale, à la « République une et indivisible ». Prendre la Banque, en fonder en quelque sorte une autre, à côté de celle de Versailles, c’était briser cette unité. Mais elle sonnait aussi particulièrement aux oreilles proudhoniennes.
On a souvent surestimé l’influence de Pierre-Joseph Proudhon, décédé en 1865, sur la Commune. Sa pensée mutualiste commence déjà, à la fin des années 1860, à être datée et peu en accord avec l’évolution du capitalisme. Eugène Varlin, par exemple, se rapproche de plus en plus des thèses collectivistes de l’anarchisme bakouninien. Mais il n’empêche, Proudhon reste une référence pour beaucoup de ces petits producteurs parisiens qui constituent l’ossature de la Commune. Et surtout, c’est le cœur de la pensée de Charles Beslay, par ailleurs patron et spéculateur à succès (et qui connaissait personnellement de Plœuc), qui est devenu l’ami intime de Proudhon dans les années 1850.
Or, la pensée de Proudhon est foisonnante. On peut un peu en faire ce que l’on veut. Le père de l’anarchisme français avait ainsi été un des rares à avoir réfléchi sur la monnaie et son pouvoir. En juillet 1848, il avait demandé la création d’une « banque du peuple », capable de prêter à taux nul pour transformer les masses en consommateurs. Il savait aussi combien la monnaie avait un caractère performatif pour soutenir les mutualités. Beslay qui, en tant que député républicain modéré, avait voté contre le projet de Proudhon en 1848, tenta même de créer une banque de ce type au début des années 1850, avant qu’on interdise sa banque pour… concurrence à la Banque de France.
Mais, en réalité, Proudhon est aussi l’homme de la collaboration entre le capital et le travail, seule capable de justifier la propriété. Malgré son mot connu, « la propriété, c’est le vol », Proudhon respecte beaucoup cette propriété et entend surtout en transformer la nature. Cette collaboration du capital et du travail s’appuie sur un principe fédératif, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Proudhon de 1863. Les mutualités se complètent de façon pyramidale aux niveaux communal, régional, national et international.
On comprend alors que saisir d’autorité la richesse nationale pour une Commune est inconcevable. Même si Proudhon avait, dans un certain temps, défendu la fin de la Banque de France, cette tâche ne relevait pas du niveau communal. Beslay résumait cette démarche par ce mot : « respect de la propriété, jusqu’à sa transformation ». Une vision qu’il n’a donc eu aucun mal à faire accepter par la majorité des membres de la Commune. « La forteresse capitaliste n’avait pas à Versailles de défenseurs plus acharnés », conclut Lissagaray.
Cela renvoie évidemment à la composition de cette majorité communarde, républicaine et municipaliste. Certes, l’Internationale, fondée en 1864, a placé en 1869 la nationalisation des banques centrales dans son programme. Mais les membres de l’Association internationale des travailleurs ne sont pas en mesure de peser suffisamment sur les décisions de fond de la Commune. Il faut ici, alors, inévitablement, se pencher sur les représentations économiques de cette majorité. On y trouve un respect des fondements du capitalisme : monnaie, propriété, dette.
Non pas que la Commune n’ait rien fait, ni rien voulu faire sur le plan économique et social, bien loin de là. Mais sa démarche répond surtout – et c’est bien normal – aux circonstances. Il en va ainsi du décret du 29 mars qui suspend le paiement des loyers, une urgence pour une population parisienne frappée par le chômage et la misère. Il y a aussi le décret du 16 avril sur la réquisition des ateliers abandonnés, qui ne sera appliqué qu’une fois.
Au-delà, on peut, comme Stathis Kouvelakis dans son texte Événement et stratégie révolutionnaire publié aux Éditions Sociales en introduction d’un recueil de textes de Marx et Engels Sur la Commune de Paris, définir une vision socialiste de la Commune pour organiser le travail et développer la propriété commune. Seulement voilà, ce projet se faisait dans un Paris assiégé, en guerre, et il fallait parer au plus pressé et tenter de sauvegarder l’unité entre le prolétariat et la classe ouvrière, sans compter ces travailleurs libres en voie de prolétarisation. Et pour cela, il fallait faire des concessions en termes de respect de la propriété et de la monnaie.
Ces concessions nous apparaissent, 150 ans plus tard, comme de la faiblesse, et le respect de la Banque est l’ultime image de cette défaite d’abord intellectuelle. Et la Commune, sans doute, ne visait pas à abolir la propriété, à se saisir de la monnaie et à annuler les dettes. Son projet de « transformation » nous semble bien timide, aujourd’hui. Mais elle était, en 1871, un scandale absolu pour la société bourgeoise. George Sand s’étrangle devant le peu de respect pour la propriété des Parisiens qui osent suspendre le paiement des loyers et leur oppose le bon paysan qui a « l’amour féroce de la propriété ». Louis Blanc, figure tutélaire du socialisme des années 1840, traite les Parisiens de « fanatiques » et refuse de répondre lorsque les membres de la Commune lui demandent de démentir Thiers qui décrit des pillages imaginaires dans la capitale…
Et c’est bien en cela que la Commune fut absolument socialiste. Malgré le respect de la Banque de France, elle a jeté un défi à la face de son monde, celui de 1871. Là encore, il faut revenir au texte de Stathis Kouvelakis, qui rappelle que la Commune doit se comprendre au regard de la définition du communisme faite par Marx et Engels dans L’Idéologie allemande : « le mouvement réel qui abolit l’état des choses ».
La Commune est un mouvement, c’est ce moment où les travailleurs « découvrent » (là encore le terme est de Marx) une forme politique propre, indépendante de la bourgeoisie. Cette découverte est chaotique, conflictuelle, incomplète. Elle se fait dans son époque, mais déjà la dépasse. Et Kouvelakis montre bien dans son texte le caractère émancipateur de la Commune en actes, tentant de redéfinir le travail, le pouvoir et l’État. Mais cette ambition ne pouvait se réaliser pleinement en préservant la monnaie, nœud gordien des relations capitalistes et « relique barbare » du culte de la marchandise. Pour achever le mouvement, il ne fallait pas reculer devant la menace de Beslay sur la « fortune du pays ». Or, les esprits n’étaient pas prêts à cela. Et on ne fait l’histoire qu’avec des hommes, et avec ce qu’ils ont en eux de neuf et de vieux. Une révolution met toujours en tension les conceptions du monde des révolutionnaires.
La Commune surgit au moment du premier épuisement du capitalisme, celui de l’acier et du charbon, mais aussi de l’exploitation brute de la force de travail. Elle prépare déjà la phase de défense des travailleurs qui dominera au siècle suivant. Mais elle reste les pieds dans son époque, dans son urgence même, et dans ses références. Dans la fascination presque mimétique de nombreux Communards pour la Révolution française (au point de fonder un « Comité de salut public »), fondatrice de la propriété privée en France et marquée par les assignats, il y a une grande partie de cette force de résistance. Mais le proudhonisme, par son rejet de la lutte de classes, en est une autre.
Les limites de la Commune ne sont finalement rien d’autre que la preuve qu’elle était un « mouvement réel », un mouvement qui tend vers l’avenir, mais doit encore faire avec le présent. La forme politique avançait, la forme économique était plus lente, parce que l’évolution du capitalisme ne le permettait sans doute pas. C’est pour cela que Marx et Engels insistaient sur l’importance de son « existence en actes », au-delà de ses actes mêmes.
Écouter la Commune, 150 ans plus tard, c’est donc comprendre où ce mouvement s’est stoppé. Et tenter de le reprendre. En cela, le « saint respect » pour la Banque de France est une leçon formidable pour l’avenir. Elle indique clairement que l’on ne peut dépasser le capitalisme sans s’attaquer à ses fondements économiques. Et donc sans renoncer à ce qui, en apparence, fait l’objet d’une évidence : le respect de la monnaie, de la dette, de la banque centrale, de la hiérarchie économique existante.
La transformation manquée de la Commune fait donc particulièrement écho aujourd’hui à notre propre situation. Tenter de transformer le capitalisme en respectant ses sanctuaires et ses vaches sacrées ne revient qu’à accepter la sauvegarde de ce même capitalisme. Or, certains débats récents l’ont montré, le respect de la banque centrale, de la dette et du caractère marchand de la monnaie sont encore fortement ancrés au sein du camp dit progressiste. Charles Beslay est plus vivant que jamais.
Mais les circonstances changent : l’urgence climatique, l’épuisement de la croissance, l’abondance monétaire changent les perceptions et vident les menaces de leur sens. L’Histoire a avancé, les circonstances se sont modifiées. Pour survivre, le capitalisme s’est étendu dans l’espace et dans les vies, mais il a aussi dû abandonner la forme métallique de la monnaie et avoir recours à la création monétaire pour sa propre survie.
Progressivement, la leçon de la Commune devient alors plus claire. Rien ne sera possible sans se saisir du pouvoir monétaire, aujourd’hui largement utilisé pour pérenniser le néolibéralisme et donc le capitalisme. C’est là que se situe aussi aujourd’hui ce « mouvement réel » inauguré par la Commune : pour sortir de la marchandisation du monde contre laquelle les Parisiens se sont jadis levés, il faudra prendre la Banque de France ou ce qui en fait office aujourd’hui.
Avec l’aimable autorisation de l’auteur
Source : Blog Mediapart de Romaric Godin
Journaliste à Mediapart. Ancien rédacteur en chef adjoint au quotidien financier français La tribune.fr
Romaric Godin suit les effets de la crise en Europe sous ses aspects économiques, monétaires et politiques.