Dix ans après le départ de l’ancien président de la République de Tunisie, Zine el-Abidine Ben Ali, Avocats sans Frontières (ASF), le CNCD-11.11.11 et le CADTM ont souhaité faire un focus sur la question de la dette publique de ce pays. Aujourd’hui, la Tunisie fait encore face à une grave crise économique et sociale, désormais renforcée par la pandémie de Covid-19, mais aussi par le poids de la dette.
Si la Tunisie a été relativement épargnée des effets de la pandémie sur le plan sanitaire jusqu’à fin 2020, le nombre de contaminations a triplé d’une année à l’autre. Dans un pays où l’infrastructure médicale publique est complètement désuète et inégalement répartie entre les régions, c’est un effondrement du système de santé que les autorités redoutent le plus, surtout dans les régions les plus défavorisées. Les conséquences économiques de cette crise risquent d’aggraver la situation, alors que la dette vient de dépasser les 100 % du PIB, enfonçant le pays toujours plus loin dans la spirale infernale de l’endettement. Si cette crise est due notamment à des politiques économiques inadaptées, le recours à l’emprunt pour faire face au déficit budgétaire, prévu à 2,5 milliards d’euros pour l’année 2021, s’inscrit pleinement dans le prolongement de ces réponses inadéquates puisqu’il enfonce la Tunisie toujours plus loin dans la spirale de l’endettement, sans que le gouvernement tunisien ne réinterroge ses choix en matière de politiques économiques et sociales.
Sans surprise, ces dernières entraînent des mobilisations populaires qui ne cessent d’augmenter et qui se radicalisent en termes de stratégies de contestation. Le gouvernement tunisien n’a pas hésité à se servir du prétexte de la pandémie pour empêcher et réprimer ces mobilisations. La brutalité de la réponse étatique a d’ailleurs été dénoncée par les ONG qui veillent au respect des droits humains en Tunisie. Ce sont des maux qui ne datent pas d’hier : la crise est le résultat de l’échec des responsables politiques à traduire les idéaux de la Révolution (emploi, liberté, dignité) dans des réformes ayant un impact concret sur la vie des citoyens.
Au lieu de cela, depuis 2011, l’endettement continue. Suite à une hausse de 20,9 %, la dette extérieure publique de la Tunisie atteint aujourd’hui 23,9 milliards de dollars [1]. La dépréciation du dinar par rapport aux principales devises qui constituent le portefeuille de la dette extérieure de la Tunisie, le dollar et l’euro, accentue sa dépendance économique vis-à-vis des pays de l’Union européenne.
Le Fonds monétaire international (FMI) conserve également une mainmise sur l’économie du pays. La Tunisie a conclu trois accords avec le FMI, en juin 2013 (pour 1,7 milliard de dollars) et mai 2016 (pour 2,8 milliards de dollars) et en avril 2020 (pour 745 millions de dollars), à chaque fois conditionnés à l’application d’un plan d’ajustement structurel [2]. Actuellement, des discussions sont en cours entre le gouvernement tunisien et le FMI pour obtenir un nouveau prêt, bien plus important que le dernier.
Le FMI et les autres créanciers multilatéraux détiennent à eux seuls près de 50 % de la dette publique extérieure tunisienne, tandis que la dette bilatérale (dont la France est la principale créancière) recouvre 13,2 % et les marchés financiers internationaux, 36,8 % [3].
Selon l’Instance indépendante Vérité et Dignité (IVD), par cette politique de prêt, la Banque mondiale et le FMI sont responsables de violations des droits humains fondamentaux. L’IVD a également établi qu’entre 2011 et 2016, plus de 80 % des prêts contractés par la Tunisie ont servi à rembourser la dette odieuse et illégitime contractée par l’ancien régime [4].
Prise au piège de ces fausses solutions des principaux créanciers, la Tunisie est aujourd’hui obligée de consacrer près de deux fois plus de ses ressources au remboursement de la dette extérieure (25,8 %) qu’en dépenses de santé (14 %) [5]. Un constat interpellant dans une période où les besoins de dépenses en santé ont augmenté, du fait de la pandémie de Covid-19.
Il est alors nécessaire de faire la lumière sur la nature des dettes tunisiennes de l’époque de Ben Ali pour pouvoir identifier la part odieuse qui a été remboursée par la Tunisie à ses créanciers, alors qu’elle aurait pu servir au développement économique du pays. Dans ce sens, deux projets de loi sur l’audit de la dette ont été présentés au Parlement tunisien : le premier en juillet 2012 à l’Assemblée nationale constituante (ANC), et le second en juillet 2016 à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Si ces deux tentatives n’ont pas abouti, la question de la dette refait aujourd’hui surface en Tunisie vu le récent dépassement des 100 % du PIB par la dette tunisienne et vu les négociations actuellement en cours avec le FMI pour un nouveau prêt.
Par ailleurs, une étude sur la dette tunisienne menée par le journaliste Mohamed Haddad à la demande de la Heinrich Böll Stiftung est actuellement en cours de finalisation. Il sera intéressant d’en prendre connaissance pour comprendre la manière dont la question de la dette vit aujourd’hui en Tunisie.
En Belgique, le gouvernement ne cesse de répéter son soutien à la Tunisie, mais peine à l’assortir d’actions nécessaires, telles que l’annulation de la dette odieuse de ce pays. En 2011, une résolution du Sénat avait pourtant ouvert la voie dans ce sens, invitant à « examiner plus en détail les aspects qui relèveraient de la définition de la « dette odieuse » » et « à soutenir le développement économique et le renforcement de la cohésion sociale en Tunisie ». Cette résolution ne fut jamais mise en œuvre.
En 2016, la Belgique a proposé à la Tunisie de procéder à une conversion de 11,5 % de la dette tunisienne vis-à-vis de la Belgique, soit 3 milliards d’euros, en échange de la mise en place d’un accord de réadmission de personnes déboutées de l’asile avec le Benelux. Les créances belges sont donc ouvertement utilisées comme un levier de la politique migratoire.
La Belgique peut pourtant adopter des mesures unilatérales plus ambitieuses que celles du Club de Paris. Elle peut annuler unilatéralement ses créances qui s’élèvent, au 31 décembre 2020, à 18 138 357 euros. Un apport nécessaire alors que le remboursement de la dette extérieure tunisienne continue de confisquer des ressources nécessaires à la reconstruction économique du pays.
Au regard de ces éléments, ASF, le CADTM et le CNCD-11.11.11 formulent les recommandations suivantes : la Belgique devrait :
[1] 2021 International Debt Statistics, Tunisia, https://datatopics.worldbank.org/debt/ids/countryanalytical/TUN.
[2] N. Daar et N. Tamale (2020), A Virus of Austerity ? The Covid-19 spending,accountability, and recovery measures agreed between the IMF and your government. Blog d’Oxfam International. https://www.oxfam.org/en/blogs/virus-austerity-Covid-19-spending-accountability-and-recovery-measures-agreed-between-imf-and
[3] Rapport annuel 2019, ministère de l’Économie et des Finances, juin 2020, p. 48, www.finances.gov.tn/sites/default/files/2020-05/rapport-de-la%20dette-15-mai%202020.pdf.
[4] Instance vérité et Dignité, Mémorandum relatif à la réparation due aux victimes tunisiennes des violations massives de droits de l’Homme et des droits économiques et sociaux dont l’État français porte une part de responsabilité, 2019, https://www.cadtm.org/Tunisie-Memorandum-pour-exiger-l-annulation-de-la-dette-tunisienne-a-l-egard-de p. 20.
[5] Jubilee Debt Campaign, « Sixty-four countries spend more on debt payments than health », 12 April 2020, https://jubileedebt.org.uk/press-release/sixty-four-countries-spend-more-on-debt-payments-than-health
CNCD-11.11.11. Chargée de recherche sur les questions d’alimentation. Département ’plaidoyer’.
Permanente au CADTM Belgique
Avocats sans Frontières