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Haïti : Il y a 196 ans, la « dette de l’indépendance »
par Gusti-Klara Gaillard
27 août 2021

Durant nos deux premiers siècles d’existence et aujourd’hui encore avec la revendication de l’ouverture d’un procès sur l’utilisation des fonds Petrocaribe, la gestion opaque et inéquitable des revenus de la nation a maintes fois mobilisé d’importants pans de la population. De 1825 à 1893, c’est la singulière « dette de l’indépendance » qui provoque émoi, stigmatisation et mobilisations.

En effet, il y a 196 ans, en 1825, alors qu’Haïti s’était libérée du colonialisme par la force des armes sur le terrain militaire, le belligérant vaincu, la France de la Restauration, vient lui poser un ultimatum. Des réparations sont, entre autres, exigées en faveur des anciens colons propriétaires de biens-fonds à l’époque coloniale (Saint-Domingue) et à qui la loi haïtienne dès 1804 interdit, effectivement, tout droit sur leurs anciennes propriétés foncières et immobilières. La valeur totale de cette indemnisation s’élève à 150 millions de francs ou 30 millions de dollars. Cette somme équivalait à 10 ans de recettes fiscales annuelles d’Haïti mais à 15% environ du budget annuel de la France. Tel était le prix à payer pour la reconnaissance de l’indépendance par la France et, jusqu’à présent, notre mémoire officielle nous suggère cette unique relation de cause à effet. Les bénéficiaires annoncés étaient donc des étrangers français (nés ou non à Saint-Domingue) dûment identifiés et résidant hors d’Haïti. Pourtant, dans les faits, une partie de cette manne financière haïtienne sera captée, directement ou non, par d’autres mais toujours en France.

Le montant de la créance française imposée a certes été réduit de 40 % en 1838 (à 90 millions de francs) mais pour payer la première annuité, un emprunt de 30 millions avait dû être contracté par Haïti, dès 1825, auprès d’une banque française. L’acquittement de ces deux créances de registre distinct, soit la « double dette » de 120 millions de francs, a bridé les rênes à tout éventuel développement national autocentré et a amplifié les fractures sociales préexistantes. Comment une telle hémorragie de nos ressources a-t-elle pu être possible ? Cette question a alimenté chez nous le débat historiographique dès le milieu du 19e siècle. A la seconde moitié du XXe siècle et avec une démarche résolument décoloniale les études de Leslie Manigat et Benoit Joachim ont considérablement enrichi les réponses historiques apportées. En nous adossant à l’ensemble de ces travaux ainsi qu’à la littérature académique plus récente, nationale comme étrangère, et en nous appuyant sur nos propres recherches conduites dans une perspective ciblée, nous voulons poser ici une interrogation précise. Qu’ont payé nos ancêtres à leurs anciens maîtres ? Pour y répondre, commençons par questionner le discours de la mémoire officielle actuelle et quelques-uns des fondements de la vie politique et socioéconomique d’après 1791 à Saint-Domingue / Haïti.

Une mémoire officielle orientée ?

En juillet 1825, la menace française du recours à l’arme de la canonnière a été pour la première fois brandie à Port-au-Prince. Cette tactique a facilité la victoire diplomatique recherchée par l’ancienne métropole. Le président Boyer (le 8) et le sénat haïtien (le 11) ont en effet accepté, au nom de la nation, l’ensemble des conditions contraignantes dictées par le roi de France Charles X, en son ordonnance du 17 avril. Pour permettre à la république d’Haïti d’accéder enfin à la scène diplomatique internationale. Oui, mais à quel prix ?

A cet égard, le titre de notre présent article s’inspire d’un autre plus ancien, écrit il y a un siècle par Alexandre Lilavois : « Haïti. La rançon de l’indépendance nationale. Indemnité et emprunt 1825 ». Malheureusement, seule la première partie de l’article a été publiée [1], celle portant sur la période 1793-1814. Longtemps chef de service de la Comptabilité au ministère des Finances, Lilavois avait été en 1902 le véhément lanceur d’alertes dénonçant le mécanisme de dilapidation de fonds liée au processus légal, initié en 1900, de consolidation des dettes de l’Etat. Lilavois assumera en 1903 la présidence de la Commission d’enquête dont les travaux déboucheront sur le retentissant « Procès de la Consolidation » aux condamnations emblématiques. Lilavois peut donc être largement crédité de qualifier à bon escient de « rançon » la sentence financière de 1825. De ce point de vue et pour jauger cette appréciation, attachons-nous à cerner l’objet du dédommagement exigé à la république d’Haïti.

La mémoire officielle, du moins celle du demi-siècle écoulé, transmet un argument cohérent. Il est simple : la « dette de l’indépendance » a payé aux ex-colons propriétaires une indemnisation portant uniquement sur l’expropriation, en 1804, de leurs biens-fonds, fonciers et immeubles donc, et pas sur la perte des esclaves qui sont des biens dits meubles. Jusqu’à récemment [2] les études des historiens haïtiens n’infirmaient pas cette assertion, leurs prismes d’approche ciblant plutôt d’autres aspects des liens franco-haïtiens. Alors qu’indiquent les faits ?

Effectivement, dès les premiers contacts officieux bilatéraux à l’initiative de la France et dans le but de faire cesser l’alarme permanente d’une nouvelle expédition française de reconquête d’Haïti, le président Pétion, dès 1814, avait avancé pouvoir envisager de « convenir » d’un montant pour indemniser les anciens colons. Il rapprochait cette éventualité de la cession par la France du territoire de la Louisiane aux Etats-Unis, une dizaine d’années auparavant. Cet impératif de sécurité acté, Pétion avait pour credo que les modalités de calcul et de paiement de cette compensation devaient être négociées. En particulier, l’estimation de la valeur des propriétés dont les colons ont été expropriés ne devra pas prendre en compte le coût des esclaves puisque, 10 ans avant l’indépendance, à l’été 1793, l’affranchissement général avait été proclamé et appliqué à Saint-Domingue puis consacré par le décret du 4 février 1794 validé par la Convention Nationale siégeant à Paris. Aucune indemnisation n’avait d’ailleurs été accordée aux propriétaires d’esclaves, que ces maîtres soient blancs, mulâtres ou noirs. Si Boyer a poursuivi les négociations initiées par son prédécesseur, en 1824 il opte pour un nouveau scénario qui est d’ailleurs aussi envisagé par un autre Etat latinoaméricain à l’égard de son ancienne métropole. Boyer devient favorable au double principe d’une ordonnance du roi de France confirmant l’indépendance totale de l’île d’Haïti et du paiement d’un montant « raisonnablement calculé » à verser à l’Etat français par Haïti. Il ne s’agit pas cette fois d’une compensation aux anciens propriétaires mais d’un « témoignage de satisfaction » du geste de « bienveillance » du roi de France que la conclusion d’un traité commercial bilatéral viendrait aussitôt conforter. Pourtant les concessions d’Haïti s’avérant insuffisantes, la France interrompt les pourparlers.

Moins d’un an plus tard, en 1825, le couperet tombe. L’ordonnance du 17 avril stipule que 150 millions de francs sont exigés d’Haïti pour « dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité ». Pour leurs seuls terres et immeubles donc ? Regardons un peu du côté des êtres humains au cœur des dynamiques historiques concourant à la genèse de cette dette [3].

Revenons, au moins, à deux ans avant notre indépendance.

La « liberté générale » et l’indépendance

Après l’arrestation en juin 1802 et l’exil en France de celui qui fut gouverneur de l’ile entière, le général Toussaint Louverture, nombreux sont nos ancêtres qui restent vent debout contre les forces du corps expéditionnaire envoyé par le Premier Consul Napoléon Bonaparte et conduites par le général Leclerc. Ces aïeux et aïeules étaient pour la plupart (près des deux-tiers) nés libres en Afrique. Ils y avaient été mis en captivité par certains des leurs, de diverses catégories sociales, pour être vendus aux négriers français. Ces ancêtres esclaves avaient donc le souvenir vif d’avoir été récemment déportés comme du bétail vers Saint-Domingue, pour y être enchaîné par une servitude physique, morale et intellectuelle. Or ces environ 500.000 esclaves reconnus depuis 1793/94 comme appartenant au genre humain, étaient devenus, eux aussi, citoyens français à qui des armes avaient été distribuées. Ces « nouveaux libres » étaient alors devenus des acteurs du combat de la République française pour conserver la colonie face aux agressions territoriales des puissances anglaise et espagnole. Ils se sont donc farouchement opposés en 1802 à la menace du rétablissement de l’ordre esclavagiste, adossé à la traite négrière. En effet, le Premier Consul Bonaparte avait commencé à abroger le décret du 4 février 1794 en prenant d’abord le décret-loi du 20 mai 1802 maintenant l’esclavage dans les colonies françaises où il n’avait pas encore été aboli, puis en signant l’arrêté du 16 juillet 1802 rétablissant l’esclavage dans la si proche Guadeloupe.

La détermination de ce front de refus des « nouveaux libres » de Saint-Domingue allait participer à ce que maints gradés (dont Dessalines, Christophe, Pétion etc…) se retirent du poste qu’ils occupaient dans l’armée française. En octobre-novembre 1802, ils ralliaient ce front de résistance et d’insurrection et ils en ont pris le commandement jusqu’à la victoire finale grâce à une stratégie militaire tenant compte des paramètres conjoncturels frappant le camp adverse telles la fièvre jaune et la reprise de la guerre entre la France et l’Angleterre. Aux côtés des 500 000 « nouveaux libres » combattaient désormais nombre des environ 30 000 « anciens libres » mulâtres et noirs ainsi qu’une infime fraction des 30 000 colons blancs, l’essentiel de ces derniers ayant fui le territoire en guerre ou étant déjà tombés sur le champ de bataille. Face à l’ennemi napoléonien, colonial et esclavagiste, qui a aligné plus de 50 000 militaires et une force de frappe d’envergure, « l’unité fait la force », au prix fort d’une centaine de milliers de victimes dans ses rangs, au prix du sang.

La bataille de Vertières (18 novembre 1803) est décisive. Elle débouche, au Cap Français (ci-après « Haïtien ») sur la capitulation du général français Rochambeau. Ce fait militaire est toutefois considéré par l’adversaire français comme un cessez le feu. Aucun traité de paix n’a été signé entre les parties adverses, aucun dédommagement matériel ou/et financier pour les préjudices subis n’a été illico exigé par le vainqueur au belligérant vaincu.

Au premier janvier 1804, l’histoire de Saint-Domingue, jusqu’ici possession française, tourne une nouvelle fois sur ses gonds. Cette souveraineté toute neuve d’Haïti marque la victoire du combat par les armes pour la liberté de la personne, pour la liberté humaine que le maintien des liens coloniaux aurait mis en danger. Pourtant la population d’origine africaine s’était précédemment déjà acquittée d’un lourd tribut démographique. D’abord dans les flots de l’Atlantique (près de 2 millions de captifs africains auraient été acheminés sur les navires négriers vers l’île du début du 16e au 18e siècles) et ensuite à cause de l’inhumanité des conditions de travail dans les plantations qui réduisait la durée de vie productive des esclaves à dix ans en moyenne.

Les premiers mois de l’année 1804 témoignent tant des enjeux autour des biens des ex-colons que de la haine accumulée et exercée contre le peu d’entre eux, avec leurs familles, restés sur place. L’avenir de l’île est à écrire à partir d’aspirations différentes en fonction des nouvelles couches sociales en formation et aux objectifs parfois antagoniques, en particulier dans le domaine agraire. Un contrat social inédit est d’autant plus à inventer que la population est, pour l’essentiel, un agglomérat de ressortissants de multiples ethnies africaines, de « bossales » et de « créoles » noirs et mulâtres, et de quelques familles d’anciens colons blancs (propriétaires comme « petits blancs », non propriétaires et aux nombreux métiers). Il faut des moyens techniques et financiers au jeune Etat, fracturé entre ses élites naissantes, pour commencer à se construire et à relever les défis. Il faut aussi des cadres et artisans au savoir-faire aguerri dans les différentes activités économiques de l’ancienne colonie [4]. Or le dénuement caractérise la situation de départ.

Du projet français de reconquête au diktat

Une fois l’héroïque naissance d’Haïti à la vie internationale effectuée au forceps, voilà ses signes vitaux objets de menaces. Les deux années de guerre (1802-1803) contre les troupes napoléoniennes avaient été aussi marquées par des destructions matérielles touchant les infrastructures, les maisons comme les près de 8 600 habitations ou plantations. A noter qu’environ trois-quarts des richesses appartenaient aux colons et le quart restant aux affranchis noirs et mulâtres. Au 1er janvier 1804, presque rien ne reste du potentiel de production qui, au faîte de sa prospérité économique, avait permis à Saint-Domingue, grâce à la nombreuse main d’œuvre esclavagisée, de fournir les trois-quarts du sucre mondial redistribué par la France dans ses réseaux commerciaux. L’apport capital de cette force de travail permettait qu’au moins un Français sur huit vive directement ou indirectement de la « Perle des Antilles », de sa production agricole. Aux Gonaïves et autour du général en chef Jean-Jacques Dessalines, les hauts-gradés de l’armée de libération concentrent tous les pouvoirs. Ils doivent assurer la gestion du nouvel Etat et sa souveraineté dans un environnement régional, esclavagiste et hostile, contrôlé par les grandes puissances coloniales européennes, les Etats-Unis y prenant leurs marques. Une mise en quarantaine politique d’Haïti et un embargo commercial à son encontre sont imposés par le gouvernement français. Effectivement, imitant l’ancienne métropole, aucune puissance étrangère ne reconnait à Haïti son statut d’Etat, ce qui la contraint à rester sur le pied de guerre et à consacrer une part importante de son budget à la défense militaire du territoire. Plus encore, en 1815, l’ensemble des puissances européennes reconnait à la France la tutelle coloniale sur Saint-Domingue. Néanmoins plusieurs d’entre elles, en particulier l’Angleterre, et les Etats-Unis, continuent, avec des aléas certes, d’entretenir des relations commerciales avec les différentes entités étatiques qui se partagent l’île depuis l’assassinat du premier chef d’Etat, l’empereur Dessalines.

Avec l’aval tacite des autres puissances colonialistes, le pouvoir français considérait toujours l’ancienne colonie comme une province insurgée à mater. Au fur et à mesure que l’impossibilité d’une reconquête se confirmait, la monarchie française prenait toujours plus en compte la demande d’une indemnisation des anciens colons propriétaires ainsi que celle des négociants favorables à un développement sans contraintes du commerce avec l’ancienne possession. Au lendemain de l’échec des négociations de l’été 1824 les autorités françaises décident unilatéralement de la marche à suivre à l’égard d’Haïti. En avril 1825, elles confirment que la prise de possession des terres par les Haïtiens n’institue pas la propriété [5].

Un ultimatum néocolonial

Par son ordonnance du 17 avril 1825, le roi Charles X concède l’indépendance à Haïti en lui avançant une lourde facture. Pour l’annoncer au gouvernement Boyer, au début du mois de juillet, une escadre militaire française, dotée de plus de 500 canons, se rend à Port-au-Prince. Elle y accompagne le contre-amiral, le baron de Mackau, porteur de l’ordonnance.

Les modalités imposées pour la reconnaissance diplomatique d’Haïti s’inscrivent dans une vision restrictive de la souveraineté effective de cette ancienne possession. D’abord au niveau territorial puisque Haïti dans son entier n’est pas concernée : seule la « partie française de Saint-Domingue » (environ 20 000 km2) en est bénéficiaire. Ensuite des conditions, financière et commerciale, drastiques sont imposées à l’ancienne colonie. Il s’agit de dédommager les anciens colons propriétaires [6] de la perte de leurs biens en versant le montant de l’indemnité à la Caisse des dépôts et consignations, institution financière publique française. Le paiement des 150 millions de francs doit s’acquitter en seulement cinq ans, le mythe autour du trésor laissé par le roi déchu Henry Christophe et les ressources supposées de la partie orientale de l’île semblant convaincre la monarchie française du crédit financier d’Haïti. Pourtant 23 ans plus tôt, en 1802, la France avait cédé le territoire de la Louisiane (2 millions de km2) pour un montant quasi moitié moins (80 millions de francs). Enfin, le commerce français devra bénéficier en Haïti d’une réduction de moitié de la fiscalité douanière, avantage pouvant pourtant diminuer les revenus du jeune Etat.

La diplomatie de la canonnière contribue à ce que le militaire français, le Baron de Mackau, obtienne relativement vite gain de cause auprès du chef d’Etat haïtien. Boyer semble néanmoins convaincu des possibilités d’aménagement et d’adoucissement des clauses de l’ordonnance, avec en particulier une réduction du montant de l’indemnité jugée exorbitante. Tout un cérémonial accompagne, le 11 juillet 1825, l’enregistrement par le sénat haïtien de cette ordonnance de Charles X. L’événement marque l’entrée d’Haïti dans le concert des nations… Dans la foulée, les autres puissances européennes coloniales et esclavagistes font de même ; seuls les Etats-Unis attendront près de quatre décennies pour ce faire. Telles sont les modalités inédites de l’intégration d’Haïti à la vie diplomatique internationale. Il est vrai qu’à l’époque le droit des peuples à l’autodétermination n’existait pas [7].

A court terme, l’accueil réservé à l’ordonnance de Charles X et l’application de ses clauses seront différents de part et d’autre de l’Atlantique. Pour cerner au plus près la dynamique désormais impulsée par chacun des deux partenaires, nous avons analysé certaines des législations officielles respectives (années 1825-1838) au prisme tant des réalités socioéconomiques alors en cours que celles en vigueur à l’époque coloniale. En France, l’application de l’ordonnance est menée tambour battant, en particulier en ce qui concerne la répartition du montant des réparations obtenues. En Haïti, par contre, des écueils surgissent immédiatement.

La double rançon

Le mécontentement de membres de l’armée haïtienne, dont nombre avait pris part aux guerres d’indépendance, éclate dès la fin juillet. Ce mouvement est vite étouffé et parallèlement le président Boyer poursuit les démarches auprès de Charles X pour que le montant des réparations à payer aux anciens colons soit revu à la baisse. Simultanément, Boyer souscrit, en France, un emprunt extérieur garanti par la production des terres du Domaine de l’Etat. Parallèlement et afin d’initier une levée de fonds pour répondre aux prochaines échéances du paiement de l’engagement qu’il qualifie de « dette nationale », Boyer instaure un impôt obligatoire dit « contribution extraordinaire ». Nombre de citoyens et citoyennes refuseront de s’y plier, une désobéissance civile s’ébauche. Par ailleurs et dans le prolongement de législations antérieures, le tout nouveau Code rural (1826) intervient. Il est favorable aux propriétaires des vastes domaines et porte atteinte aux principes de la liberté individuelle. L’application de ce Code vise, entre autres, à mieux contraindre les petits paysans parcellaires et les cultivateurs attachés aux terres du Domaine de l’Etat et des grands propriétaires (civils et militaires) à s’adonner aux cultures de denrées d’exportation. Il s’agit en particulier du café, appelé à devenir le pivot des ressources fiscales de l’Etat et de fait alimentées par le petit paysannat, producteur de cette denrée. La contrainte exercée ne suffit pourtant pas à renflouer les caisses. En effet, cette denrée d’exportation est confrontée depuis 1820 à un début d’effondrement de ses cours internationaux. Aussi les volumes d’exportations de bois précieux vont-ils régulièrement croître accélérant le déboisement et toujours dans le but de respecter l’engagement financier pris par Haïti, de s’acquitter de la rançon de l’indépendance.

Du côté français, les premiers mois sont à l’euphorie. Un appareil juridique vient très vite encadrer la répartition de l’indemnité aux ex-colons bénéficiaires. Leurs dossiers de demande auront à être validés et traités par une commission royale, dite « de liquidation », dûment mandatée. Mais qui sont ces bénéficiaires et par le biais de quels mécanismes ? Le mode d’attribution du dédommagement prolonge ici encore les fractures internes du groupe social des colons de Saint-Domingue. En effet, la loi française du 30 avril 1826 indique que la compensation profitera uniquement aux propriétaires expropriés (ou héritiers) et qui, à cause des lois haïtiennes en vigueur, ne peuvent exercer le droit de propriété en Haïti [8]. A noter que ce droit à une indemnisation est en principe étendu aux « gens de couleur » propriétaires qui auraient pris parti contre les indépendantistes.

Ensuite, la loi stipule que l’indemnité concerne uniquement les propriétés en biens-fonds et que le montant accordé pour chacune correspondra à 10% de la valeur dudit bien en 1789, soit à la veille des commotions tant en métropole qu’à Saint-Domingue. Cependant au contraire entre autres des biens immobiliers urbains et conformément au Code noir, l’estimation de la valeur vénale des habitations ou domaines agricoles (sucriers, caféiers etc.) prendra en considération la valeur des esclaves rattachés à ces plantations au même titre que le volume de la production annuelle des surfaces cultivées, l’évaluation du site et des bâtiments, etc. [9]... Ecartant l’exigence du président Pétion, le dédommagement financier à verser aux ex-propriétaires d’habitations monnaye donc, certes à la baisse, l’affranchissement collectif des esclaves effectué trois décennies plus tôt.

Enfin le texte de loi du 30 avril indique que, moyennant un protocole spécifié, les créanciers des ex-colons auront autorité à faire prélever sur le montant de l’indemnisation versée à leurs débiteurs 10% (maximum) des sommes qui leur sont dues. En effet, les biens des colons étaient grevés de dettes considérables que les propriétaires aient été absentéistes ou non. Par exemple à Saint-Domingue nombre de colons-résidents avaient emprunté pour faire face à des débours courants mais aussi pour engager des dépenses en acquisition de biens ou en investissements nécessaires à leurs habitations ou établissements dont l’achat d’esclaves d’ailleurs devenu frénétique dans les années 1780. Ces diverses sommes avaient été empruntées auprès de particuliers ou des représentants de maisons de négoce françaises.

L’application de cette loi du 30 avril par la Commission de liquidation permet ainsi au groupe hétérogène des dits créanciers de capter en partie le flux d’exportation de capitaux haïtiens vers la France [10]. En 1825, en plus de la rançon pour l’indépendance, une rançon pour la liberté du genre humain a donc bien été également exigée d’Haïti. Cette seconde contrepartie a été réclamée à une population d’environ 800 000 habitants [11] au nom de moins de 8 000 ex-colons propriétaires [12] mais également par ricochet, au profit des fournisseurs, entre autres, de main d’œuvre servile [13].

Le montant de cette double rançon est sans proportion avec les revenus annuels de la jeune nation. L’économie de celle-ci est prise en otage.

Une dette illégitime

De toute façon, insolvable, l’Etat haïtien est contraint à interrompre tout acquittement de la « double dette » dès 1828. Colons indemnitaires et leurs créanciers ainsi que les porteurs de titres de l’emprunt 1825 cessent de recevoir les paiements qui leur sont respectivement dus. Dix ans durant, Boyer poursuivra les démarches initiées dès juillet 1825, pour enfin, en février 1838, obtenir deux avancées simultanément gagnées. Il s’agit d’abord de la signature d’un traité bilatéral entérinant l’indépendance de la république d’Haïti, nommément citée cette fois au contraire de l’ordonnance de 1825. Il s’agit ensuite des facilités de paiement pour les deux composantes de la « double dette ». Un allongement considérable de l’échéancier pour les deux créances est acté ainsi qu’une réduction modérée du montant de l’indemnisation aux ex-colons propriétaires et un abaissement des intérêts pour l’emprunt de 1825. Ces gains politique et économique ne suffiront néanmoins pas à réduire la mobilisation contre le gouvernement Boyer. La dénonciation de l’impopulaire dette de l’indépendance reste en effet un des slogans de cette opposition. D’ailleurs, à chaque fois que l’argent du pays, essentiellement le fruit de la sueur des cultivateurs et cultivatrices, s’apprête à être embarqué dans un navire français au titre de paiement de la « double dette », de puissantes manifestations de protestations éclatent. Ecoutez cette chanson qui fait écho à cette indignation et qu’entonnaient à l’époque les enfants :

« Blan franse mande lajan / kote na pran ? / kote na pran ? / na ba yo boulèt / na ba yo kannon » [14].

Pourtant, Haïti s’est saignée alors qu’elle s’était déjà acquittée, auprès de ses anciens maîtres, du tribut démographique et du prix du sang. Tous les successeurs de Boyer (de Rivière Hérard à Lysius Salomon) s’aligneront sur le principe de la continuité de l’Etat, clé de voûte de l’ordre international en vigueur. Chacun de ces présidents (sauf exceptions singulières) payera les arriérés de la rançon de l’indépendance et de la liberté humaine pour être assuré que le nouveau gouvernement sera reconnu par Paris. L’ordonnance de 1825 de Charles X a tracé la voie aux relations néocoloniales, où l’ancienne possession ne détient aucune souveraineté économique. Cette ordonnance a posé en Haïti les jalons d’une politique impérialiste française avec une domination commerciale partagée et une suprématie financière exclusive. Ainsi en 1875, alors qu’il ne reste plus qu’un reliquat d’environ huit millions de francs à payer au titre de la « double dette » (sur 120 millions sans les intérêts), le président Domingue contractera un emprunt (le second) auprès d’une banque française, amorçant ainsi la spirale sans fin de l’endettement extérieur d’Haïti pour initier des investissements productifs. Domingue inaugurera alors une pratique, plaie nationale toujours béante malgré des périodes de cicatrisation apparente. Il s’agit de la dilapidation éhontée des sommes d’emprunts extérieurs par des tenants du pouvoir d’Etat avec, ici sous Domingue, une approbation complaisante du prêteur.

Le fardeau direct de la « double dette » de l’indépendance s’apprête néanmoins à pouvoir être enfin déposé, après 62 longues années. L’acquittement du dédommagement versé à la seule catégorie des ex-colons propriétaires ou ayants-droits sera soldé en 1883, et quatre ans plus tard, en 1887, il en sera de même pour l’emprunt souscrit en 1825. Quittance en sera finalement donnée par le gouvernement français en 1893, preuve que de la Restauration à la Troisième République la France en aura invariablement exigé le paiement à trois générations successives d’Haïtiennes et d’Haïtiens. Toutefois les dégâts collatéraux de la « double dette » perdurent. Elle a provoqué au XIXe siècle une asphyxie de l’économie du pays basée sur la mono-exportation de café ainsi que la multiplication d’emprunts intérieurs à des taux usuraires pour que l’Etat puisse faire face aux dépenses courantes. De lourds préjudices tant socio-politiques qu’environnementaux en ont résulté et ont contribué à enrayer la construction d’un Etat de droit et à plonger Haïti dans le sous-développement chronique [15]. Ces deux marqueurs ont participé à amplifier les troubles politiques débouchant, à terme, sur l’occupation étasunienne (1915-1934). Ces marqueurs gangrènent encore notre présent.

Selon une récente estimation, la « dette de l’indépendance » représenterait aujourd’hui « au minimum 28 milliards de dollars » [16]. 196 ans se sont écoulés depuis l’acceptation par Haïti de cette créance et l’avis de Thomas Madiou, exprimé dès 1848, est toujours d’actualité. Il considérait cette dette comme « illégitime » [17] et elle le demeure aujourd’hui. D’ailleurs, au début des années 1820, des Français, et pas seulement l’abbé Grégoire, avaient vigoureusement protesté contre un tel principe de créance, avant même sa mise en application [18]. Haïti, en l’occurrence sa petite paysannerie aux outils agricoles archaïques, n’avait pas à se substituer à l’Etat français pour indemniser les anciens colons de Saint-Domingue de l’affranchissement de leurs esclaves en 1794 par la République française. Haïti, principalement ses petits cultivateurs parcellaires ou paysans sans terres, n’avait pas à se substituer à l’Etat français pour indemniser les colons propriétaires de biens immobiliers et fonciers que la défaite militaire française leur avait fait abandonner. Pourtant, cette double rançon de l’indépendance nationale et de la liberté du genre humain a été dûment acquittée et au centime près.

Aujourd’hui où, de par le monde, sont interrogés les impacts de la traite atlantique ainsi que ceux de l’esclavage et de ses abolitions, l’itinéraire emblématique du peuple haïtien s’inscrit définitivement à la croisée de ces questionnements.


Notes :

[1Lire Haïti commerciale, industrielle et agricole, 7 mai 1921.

[2Gusti-Klara Gaillard-Pourchet, « La Dette de l’indépendance d’Haïti : lecture croisée des pratiques liées de pouvoir et de droit (1801-1825) », contribution au colloque tenu en avril 2021 à l’Université Grenoble Alpes, France. Publication prochaine des Actes, 2022.

[3Pour cette partie de notre article, voir (noté infra « Voir… ») Ertha P. Trouillot, Ernst Trouillot (2009) ; Gaillard-Pourchet (2019, 2020) ; Beaubrun Ardouin (1853) ; Armelle Enders (2013) ; Linstant Pradine (1860, 1865).

[4Voir Thomas Madiou (1848) ; Carolyn Fick (2003) ; Michel Hector (2014) ; Jean Casimir (2000, 2018) ; Florence Gauthier (2004, 2008) ; Jean Fouchard (posthume, 2017) ; Franklin Midy (2006) ; Bernard Gainot (2017) ; Olivier Pétré-Grenouilleau (2003) ; Vertus Saint-Louis (2003, 2006) ; Schiller Thebaud (1967) ; Michèle Oriol (1995) ; Michel-René Hilliard d’Auberteuil (1776), Jean Alix René (2019).

[5Voir Leslie Manigat (1953) ; Fouchard, cité ; Jacques de Cauna (1989) ; Paul Moral (1961) ; Christian Schnakenbourg (2011) ; Saint-Louis, cités ; Frédérique Beauvois (2009) ; Benoit Joachim (1971, 1972) ; Jean-François Brière (2008) ; Moniteur industriel, avril 1838.

[6Consulter le site Domingino-Verlag créé en 2008 par le Dr. Oliver Gliech. Une liste de propriétaires à Saint-Domingue y est entre autres proposée et régulièrement mise à jour.

[7Voir Joachim (1971) ; Beauvois (2009) ; Manigat (1953) ; Ghislain Gouraige (1955) ; Itazienne Eugène (2003) ; Abel-Nicolas Léger (1930) ; Georges Corvington (1975) ; Yves Bénot (2005) ; Brière (2008).

[8Loi relative à la répartition de l’indemnité stipulée en faveur des colons de Saint-Domingue, 30 avril 1826.

[99 mai 1826, Ordonnance du Roi concernant l’exécution de la loi du 30 avril 1826 ; Rapport au Roi fait par la Commission créée par l’ordonnance du 1er septembre 1825 (1826).

[10Ministère [français] des Finances, État détaillé des liquidations opérées par la Commission chargée de répartir l’indemnité attribuée aux anciens colons de Saint-Domingue (6 volumes, parus de 1827 à 1833).

[11Cet effectif en 1825 est une moyenne entre plusieurs estimations, Joachim (1979).

[12Au final, la Commission de liquidation a retenu environ 12 000 dossiers de demande d’indemnisation d’ex-propriétaires de biens immobiliers. 7 951 dossiers ont bénéficié de l’attribution d’une indemnité ; trois-quarts d’entre eux (6 401) concernent les plantations. Chiffres fournis par le site Domingino-Verlag déjà cité (06-07-2021). Consulter aussi la récente base de données du site Esclavage & Indemnités du Ciresc/Cnrs.

[13Voir Madiou (1988) ; Brière (2008, 2009) ; Pradine (1865) ; Horace Pauléus Sannon (1905) ; J. Saint-Amand (1881) ; Joachim (1971, 1972, 1979) ; Alex Bellande (2015) ; Beauvois (2010). ; Anne Ulentin (2016) ; Gaillard-Pourchet (2022, cité) ; Filleau de Saint-Hilaire (1840) ; Jean-Louis Donnadieu (2009, 2020) ; Françoise Thésée (1971, 1972) ; Sylvia Marzagalli (2017) ; Pierre Force (2016) ; Mary Lewis (2017) ; Fouchard, cité.

[14Frédéric Marcelin (1897). Transcription, par nous, avec l’orthographe actuelle.

[15Voir Marcelin, cité ; Joachim (1971, 1975) ; Gaillard-Pourchet (1990, 1991, 2019) ; Manigat (1959,1967) ; Alain Turnier (1989).

[16Thomas Piketty (Le Nouvelliste, 2020). Dix-sept ans plus tôt, en 2003, le gouvernement Jean-Bertrand Aristide avançait le montant d’un peu plus de de 21 milliards de dollars, voir « Rapport au ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin » (2004). Par ailleurs, des estimations plus modérées et plus élevées existent, voir Blancpain (2019) et le site Esclavage & Indemnités, déjà cité.

[17Madiou (1848).

[18Civique de Gastine (1821,1822).

Gusti-Klara Gaillard

Docteure en Histoire / Habilitée à diriger des recherches

Professeure à l’Université d’Etat d’Haïti