Le 26 novembre 2010 s’est déroulé le neuvième séminaire international du CADTM sur la dette et les droits humains, en collaboration avec les coupoles 11.11.11 - Coalition du mouvement Nord-Sud en Flandres et le CNCD - Centre national de coopération au développement. Après avoir organisé la huitième édition au Bénin en 2009, le CADTM a investi à nouveau la Maison des parlementaires à Bruxelles pour tenir ce neuvième séminaire, parrainé par la sénatrice Olga Zrihen. Les membres du réseau, réunis pour les vingt ans du CADTM, ainsi que des juristes et parlementaires belges et européens sont intervenus en séances plénières et en ateliers pour expliquer les obligations juridiques des créanciers et en particulier des Institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI et Banque européenne d’investissement). Ils ont également présenté plusieurs cas concrets de violation des droits humains, en même temps que des pistes pour obtenir des réparations. L’audit de la dette, en tant que droit humain, a également été au cœur de ce séminaire. L’occasion de rappeler, en présence des parlementaires, les engagements pris par la Belgique dans la résolution du 29 mars 2007. Rappelons que cette résolution adoptée par le Sénat demande notamment au gouvernement d’auditer les créances de la Belgique sur les pays du Sud. Nous rapportons ici les grandes lignes de cette journée, qui a réuni plus d’une centaine de participants [1].
La sénatrice belge Olga Zrihen a ouvert ce séminaire en faisant le lien entre la dette du Sud et du Nord et en encourageant le CADTM à poursuivre ses travaux sur la dette publique du Nord. Éric Toussaint, président du CADTM Belgique, a ensuite dénoncé la dette du tiers-monde comme étant largement illégitime [2]. Cette dette, qui a été remboursée maintes fois par les pays dits « en développement » entraîne une violation quotidienne des droits humains. Il s’est attardé sur la responsabilité historique des institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI) et des États créanciers envers les pays du Sud, en prenant comme exemple la dette de la République Démocratique du Congo (RDC).
Dès son indépendance en 1960, l’ancien Congo belge s’est trouvé endetté à la suite d’un accord entre la Belgique et la Banque mondiale prévoyant le transfert de dettes contractées par la Belgique coloniale à l’égard de la Banque mondiale sur le dos du Congo. Or, un tel transfert de dette coloniale constitue une violation du droit international [3].
Après l’assassinat du héros de l’indépendance congolaise Patrice Lumumba, les institutions financières internationales (IFI) et les pays occidentaux ont soutenu massivement le dictateur Mobutu, afin que le pays ne bascule pas dans le giron soviétique et continue à leur garantir un approvisionnement en matières premières. Endettant son pays en contractant des prêts pour d’immenses projets d’infrastructures non rentables pour le pays (les fameux « éléphants blancs »), Mobutu détourne des sommes colossales qu’il envoie directement sur ses comptes à l’étranger. Les IFI savaient pertinemment qu’une partie des fonds était détournée car elles avaient connaissance du rapport Blumenthal, qui faisait état des détournements systématique des fonds par le clan Mobutu.
A ce titre, les dettes congolaises constituent des dettes odieuses puisqu’elles ont servi à financer des actions contre l’intérêt des citoyens de l’État, dont les créanciers avaient connaissance. Selon cette doctrine de la dette odieuse, l’État congolais est donc fondé juridiquement à répudier sa dette car celle-ci est illicite.
Dans un atelier consacré aux possibilités de poursuivre en justice les IFI, Koen De Feyter, professeur de droit international à l’Université d’Anvers, a expliqué les recours juridiques possibles contre la Banque mondiale (BM).
Pour intenter une action en justice contre la BM, il faut tout d’abord prouver que les droits ont été violés par cette organisation internationale. Or, le problème est qu’elle délègue la responsabilité des violations des droits à l’État où se réalise le projet qu’elle finance. La BM prétend respecter la souveraineté des États en arguant du fait qu’elle n’intervient que sur demande de ces États. Mais la BM reste complice de ces violations et, à ce titre, devrait payer des compensations aux victimes de ses projets.
M. de Feyter a également expliqué les fonctions du panel d’inspection de la Banque mondiale (un organisme interne à la banque, chargé d’enquêter sur les violations commises par la BM dans le cadre des projets qu’elle finance). En se rendant sur le terrain pour rencontrer les victimes des projets de la BM, le panel d’inspection adresse à la BM des recommandations pour améliorer ces projets. Mais plusieurs problèmes subsistent. Tout d’abord, les rapports de ce panel n’ont aucune force contraignante sur les décisions du Conseil d’administration de la BM. Ensuite, le Panel ne fait qu’examiner la conformité des projets de la BM avec les normes internes de la banque et non par rapport aux normes nationales et internationales protégeant les droits humains. Enfin, en cas de faute de la BM, aucune compensation n’est envisagée.
Pour illustrer les propos de Koen de Feyter sur le Panel d’Inspection de la Banque mondiale, Luc Mukendi, militant du CADTM Lubumbashi, a pris un cas de violation manifeste des droits sociaux par la Banque mondiale. Il s’agit de l’opération « départs volontaires » en RDC ; un plan de licenciement financé intégralement par la Banque mondiale au début des années 2000. Plus de 10 655 travailleurs de la Gécamines (entreprise publique minière située dans la province du Katanga) ont perdu leur emploi. Les indemnités reçues par ces travailleurs étaient inférieures au solde légal ; un fait d’ailleurs reconnu par diverses instances de l’État congolais. Cette opération fait actuellement l’objet d’un recours devant le Panel d’inspection.
Luc Mukendi a rappelé l’historique de l’opération « départ volontaires », qui trouve ses origines dans le déclin de la Gécamines et dans le bradage de cette entreprise suite à l’ingérence de la BM en RDC. Dans les années 2000, la Banque mondiale a financé les nouveaux codes miniers et forestiers du pays. Rédigé en fonction des intérêts des investisseurs internationaux, ceux-ci ont permis la vente de terrains à prix bradés directement achetés par les transnationales. Ainsi, l’entreprise publique Gécamines a été morcelée suite à la vente des réserves stratégiques aux firmes étrangères. En outre, la brochure publiée par le groupe droit du CADTM « A qui profitent les richesses du peuple congolais – Pour un audit de la dette congolaise » a mis en évidence cette ingérence de la BM et son impact sur les conditions de vie du peuple congolais.
L’audit de la dette a été abordé en détail, en séance plénière, par Maria Lucia Fatorelli, représentante de Auditoria cidada da divida au Brésil (membre du réseau CADTM), qui a montré la ponction colossale que représente le service de la dette sur le budget public brésilien. En 2009, la somme allouée au remboursement de la dette et de ses intérêts s’élevait à 35,57% du budget de l’État, alors que seulement 2,88% étaient alloués à l’éducation et 4,64% à la santé. Pour faire face à cette situation insoutenable, une commission parlementaire d’enquête sur la dette publique (interne et externe) a été créée en août 2009. Cette commission d’audit permettra notamment de mettre en lumière la dette odieuse contractée sous la dictature militaire des années 1970.
La députée du parti ECOLO Juliette Boulet s’est déclarée, elle aussi, favorable à un audit sur la dette des PED. Dans le but d’annuler la part illégitime et odieuse de ces dettes, elle a proposé de travailler sur une proposition de loi reprenant les acquis de la résolution votée en 2007 ; car une résolution n’est pas juridiquement contraignante, contrairement à une loi. Rappelons qu’en 2007, le Sénat belge a voté une résolution demandant au gouvernement de faire un audit des créances belges sur les pays en développement pour en déterminer la partie odieuse devant être annulée. Mais le gouvernement belge refuse d’appliquer cette résolution.
Toujours selon cette députée, les États créanciers et IFI doivent améliorer la qualité des prêts pour éviter la reconstitution de dettes odieuses ou « insoutenables ». Il faut également limiter le droit de la Belgique à céder la dette d’une tierce partie sans le consentement éclairé du débiteur. Certaines dettes sont notamment rachetées, sans l’accord du pays débiteur, par des fonds d’investissement privés dont le seul but est de spéculer sur ces dettes. On les appelle les « fonds vautours ». Leur méthode : racheter à très bas prix des dettes de pays en développement à leur insu pour ensuite les contraindre par voie judiciaire à les rembourser au prix fort, c’est-à-dire le montant initial des dettes, augmentées d’intérêts, de pénalités et de divers frais de justice.
Carlo Van Grootel, assistant parlementaire belge, a expliqué le fonctionnement de ces fonds vautours en prenant des exemples concrets d’attaques en direction de la RDC et du Congo-Brazzaville. Les fonds vautours ont réussi à bloquer 7,9 millions d’euros du budget belge de l’aide au développement, qui était destiné à un projet de construction de trois pompes dépuration d’eau à Lubumbashi. Une deuxième saisie sur 3,6 millions d’euros qui faisaient partie d’une aide entre la Belgique et la RDC a poussé la Belgique à adopter une loi contre ces fonds vautours en 2008. Désormais l’argent belge de la coopération au développement est « incessible » et « insaisissable ». Cependant, cette loi a une portée limitée. Les fonds vautours conservent une importante marge de manœuvre, comme l’a souligné Victor Nzuzi du NAD Kinshasa (membre du réseau CADTM).
Victor Nzuzi s’est insurgé contre le nouveau procès remporté par le fonds vautour FG Hemisphere contre la RDC. Ce fonds vautour a, en effet, obtenu le droit de se faire rembourser une dette de 100 millions de dollars alors qu’il n’a déboursé que 37 millions de dollars pour l’acheter. Pourtant la dette initiale était une dette odieuse, contractée à l’époque du dictateur Mobutu. Elle aurait donc du être annulée, tout comme la dette du Pakistan, comme l’a démontré Abdul Khaliq du CADTM Pakistan.
Enfin, Virginie de Romanet du CADTM Belgique a présenté plusieurs exemples récents d’États latino américains, qui ont pris des positions fortes sur leur dette publique.
A la suite de crise financière de 2001, l’Argentine s’est déclarée en cessation de paiement de sa dette commerciale. Loin d’affoler les marchés financiers, cette décision a permis à l’Argentine de redresser tant bien que mal la situation catastrophique dans laquelle elle se trouvait. En 2005, elle a négocié le remboursement de sa dette à seulement 33% du montant initial. Mais ce plan comporte certaines incohérences puisque le gouvernement n’a pas souhaité analyser le rôle du FMI sous la dictature.
En 2005, le Paraguay a déclaré nulle en raison de ses irrégularités la dette que plusieurs banques commerciale lui réclamaient. Durant la dictature du général Stroessner (1954-89), le consul paraguayen en Suisse avait, en effet, contracté une dette de 80 millions au nom de son État. Or, il n’avait pas la légitimité pour le faire. Le Paraguay a déclaré qu’il ne paierait pas cette dette illégale.
En juillet 2007, le président équatorien Rafael Correa a mis en place une commission d’audit intégral sur la dette interne et externe du pays contractée durant les trente dernières années (de 1976 à 2006). En novembre 2008, prenant appui sur ce rapport, Correa a décidé de suspendre le remboursement de la dette constituée de bons venant à échéance les uns en 2012, les autres en 2030. Il a racheté pour 1 milliard de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars. Le trésor public équatorien a ainsi économisé environ 2,2 milliards de dollars de stock de la dette auxquels il faut ajouter les 300 millions de dollars d’intérêts par an qui ne sont plus payés depuis 2008. Cela a permis de dégager de nouveaux moyens financiers permettant au gouvernement d’augmenter les dépenses sociales dans la santé, l’éducation, l’aide aux plus pauvres. Bien que le CADTM ait préconisé notamment une répudiation de cette dette illégitime, cet acte du gouvernement équatorien constitue un pas en avant.
Enfin, Virginie de Romanet a souligné qu’en invoquant les arguments de dette odieuse et de dette illégitime et en se fondant sur des textes internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948) et la Déclaration sur le droit au développement (1986), un État peut annuler/répudier une part considérable de dettes. Les économies ainsi réalisées permettraient aux États d’investir dans les besoins fondamentaux de leur population, tels que l’éducation, la santé ou l’agriculture. Il est nécessaire que l’usage de ces fonds soit contrôlé par les parlements et les populations concernés.
[3] L’article 255 du traité de Versailles exonéra la Pologne de payer « la fraction de la dette dont la Commission des Réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien pour la colonisation allemande de la Pologne »
membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.