Le 14 février, la Cour des Comptes du Paraguay a rendu un nouveau rapport sur la dette d’Itaipu, l’entreprise publique binationale (Brésil, Paraguay) qui exploite le barrage du même nom [1]. Ce document, qui révèle de nouvelles irrégularités entachant cette dette, est une pièce supplémentaire à l’audit de la dette d’Itaipu initié en 2008 par le Paraguay.
Dès son entrée en fonction en 2008, le gouvernement paraguayen de Fernando Lugo a entrepris des négociations avec le Brésil pour réviser le traité d’Itaipu, qui fixe l’usage des ressources hydroélectriques relevant de leur souveraineté commune au sein de l’entreprise binationale Itaipu. Ce traité largement déséquilibré au profit du Brésil, conclu à l’époque où les deux pays vivaient sous des dictatures militaires, ôte au Paraguay toute souveraineté sur ses ressources hydroélectriques. C’est pourquoi le gouvernement de Lugo a légitimement décidé d’entamer une renégociation avec le géant latino-américain. Le Paraguay exige entre autres la libre disposition de ses ressources hydroélectriques, un prix juste pour la vente de son électricité au Brésil et l’annulation des dettes illégitimes d’Itaipu.
Dans la Déclaration du 25 juillet 2009 portant, entre autres points, sur l’exploitation du barrage d’Itaipu [2], les présidents Lula da Silva et Fernando Lugo ont acté le processus d’audit de la dette en cours, à charge de la Cour des Comptes du Paraguay, et dont les conclusions seront transmises au Brésil. Sans qu’il soit clairement fait mention du caractère illégitime des dettes dont le Paraguay réclame l’annulation, le fait que le Brésil accepte d’inclure expressément à la Déclaration l’audit mené au Paraguay est en soi un pas important. En effet, le Brésil s’était jusqu’alors refusé à aborder la problématique de la dette d’Itaipu, au cœur du mécanisme visant à dépouiller le Paraguay de sa souveraineté [3].
Le 16 décembre 2010, la Cour des Comptes a rendu un premier avis rendant compte de l’illégalité d’une dette de 4,2 milliards de dollars accumulée entre 1986 et 1990 par l’entreprise binationale, du fait de la vente de l’électricité à un prix inférieur au coût de production. En effet, le Traité d’Itaipu dispose que le prix de vente de l’électricité doit être égal au coût de production (Annexe C III.8). Or, entre 1986 et 1990, en violation du Traité, le Conseil d’Administration d’Itaipu a fixé un « tarif provisoire » inférieur au coût réel, créant ainsi un déficit pour l’entreprise binationale.
Mais grâce aux documents auxquels elle a eu accès, la Cour des Comptes révèle, dans son dernier rapport de février 2012, que l’application de « tarifs provisoires » inférieurs au coût réel a perduré bien après 1990. Cette violation du Traité d’Itaipu au détriment du Paraguay a duré jusqu’en 1997 [4]. Ces tarifs bénéficiaient principalement au Brésil qui consomme 95% de l’énergie produite à Itaipu [5] . Les entreprises brésiliennes ont dès lors pu s’approvisionner à moindre coût. La Cour des Comptes pointe que ces tarifications illégales ont été prises à la demande des représentants brésiliens au sein de l’entreprise binationale et de son Directeur Général (brésilien), sans opposition des représentants paraguayens qui ont fait primer les intérêts du pays voisin sur ceux du Paraguay. Au 31 décembre 1996, Itaipu a ainsi accumulé une dette illégitime de 19 milliards de dollars, dont 16 milliards à l’égard de l’entreprise brésilienne Electrobras !
Pour parfaire ce processus illégal, en mars 1997, lors d’une réunion à Sao Paulo visant à refinancer les dettes à l’égard de Electrobras, le Brésil, en pleine crise économique, a convaincu le président paraguayen de l’époque Carlos Wasmosy (1993-1998) de reconnaître cette dette comme faisant partie du passif d’Itaipu. Le Paraguay est par conséquent contraint de rembourser 50 % de la dette illégale d’Itaipu [6], alors que celle-ci a quasi exclusivement profité au Brésil et à ses entreprises. La Cour des Comptes pointe, par ailleurs, que le refinancement de dettes n’est pas prévu par le Traité [7] et qu’il n’aurait pas eu lieu si le prix de vente de l’électricité (égal au coût de production, qui inclut le paiement du service de la dette) avait été respecté.
Tandis que les « barons d’Itaipu » (Wasmosy et consorts, qui ont accumulé des fortunes via le système de corruption) entérinaient ce refinancement frauduleux, côté paraguayen, la Cour des Comptes enquêtait déjà sur la dette de 4,2 milliards de dollars et statuait que « le Paraguay a pris à sa charge une dette qu’il n’a pas à assumer, du fait d’une décision abusive du Conseil d’Administration (d’Itaipú) qui a fixé illégalement le tarif en dessous du prix qui devait être perçu alors, conformément à l’Annexe C (du Traité d’Itaipu) » [8]. Cette même année 1997, la Commission Bicamérale d’Investigation du Congrès paraguayen remettait également ses conclusions et déclarait « ...nulles dans leurs effets et portées les résolutions du Comité de Direction et du Conseil d’Administration (d’Itaipu) qui ont occasionné la dette illicite de plus de 4000 millions de dollars, du fait qu’elles ont violé à plusieurs reprises les préceptes établis par le Traité d’Itaipu. De ce fait, les accords de renégociation de la dette conclus le 31 mars dernier n’ont pas de fondement légal et n’engagent pas la République du Paraguay… [9].
Quinze ans plus tard, le rapport de la Cour des Comptes de février 2012 va plus loin et apporte de nouveaux éléments attestant de l’illégalité de la dette d’Itaipu, devant à terme mener à sa répudiation. Il vient ainsi renforcer la position du Paraguay dans la renégociation avec le Brésil du Traité d’Itaipu.
D’autres actes illicites ayant conduit à l’endettement frauduleux restent à préciser (les conditions de prêt, dont les taux usuriers, l’utilisation des ressources obtenues, les surfacturations des contrats de construction [10], etc). Le CADTM soutient pleinement les processus de renégociation du Traité et l’audit de la dette d’Itaipu engagés par le Paraguay, qui marquent une avancée majeure vers la récupération de sa souveraineté.
[1] Le rapport est accessible sur http://www.contraloria.gov.py/index.php?option=com_content&task=view&id=467&Itemid=1
[2] Lire la déclaration sur http://www.abc.com.py/nota/7009-declaracion-conjunta-paraguay-brasil/. Lire également « Un accord « historique » sur Itaipu ou une nouvelle manifestation de l’impérialisme brésilien ? », 4 août 2009, http://www.cadtm.org/Un-accord-historique-sur-Itaipu-ou
[3] Lire Cécile Lamarque, « Le traité d’Itaipu entre le Paraguay et le Brésil : un scandale qui a trop duré », 17 décembre 2008, http://www.cadtm.org/Le-traite-d-Itaipu-entre-le
[4] Le Rapport met en évidence qu’en 1984 l’énergie a été cédée gratuitement à Electrobas et à la ANDE. Entre 1985 et 1997, son prix a oscillé principalement entre 10 dollars US/kW-mois et 14,75 dollars US/kW-mois. L’étude tarifaire du 7 mars 1986 détermine à 17,10 US/kW-mois le tarif moyen constant à appliquer entre 1987 et 2017 afin de solder la dette en 2023. La cession de l’énergie à un prix inférieur au coût de production aurait vraisemblablement perduré après 1997.
[5] Le Traité d’Itaipu, tel qu’il est appliqué depuis 39 ans, viole le droit du peuple paraguayen à disposer librement de ses ressources naturelles. Ses dispositions organisent le partage à part égale de l’énergie produite par les installations d’Itaipu entre les deux pays et donnent à chacune des parties le droit d’acquérir la part d’énergie non consommée par l’autre (article 13). Ce droit d’acquisition n’est pas exclusif mais seulement préférentiel pour l’une ou l’autre partie (lire l’Acte de Foz de Yguazu du 22 juin 1966 inscrit en préambule au Traité). Autrement dit, les deux parties n’ont pas l’obligation légale absolue de vendre la part énergétique non consommée à l’autre. Mais dans les faits, le Paraguay, qui ne consomme que 5% de sa part d’énergie (il ne compte que 6 millions d’habitants contre 184 millions pour le Brésil), est contraint de céder son excédent de 95% au Brésil. Au sein de la commission de renégociation d’Itaipu, l’Etat paraguayen revendique donc tout naturellement l’exercice de son droit souverain et inaliénable à la libre disponibilité de ses ressources hydroélectriques, en refusant de vendre exclusivement son électricité au Brésil.
[6] La dette de l’entreprise binationale repose pour moitié sur chacune des parties au Traité.
[7] La Cour des Comptes mentionne également que des prêts du Trésor national brésilien à Electrobras ont été inclus au processus de refinancement et portés à charge de l’entreprise binationale. Or, conformément aux articles VIII et IX du Traité d’Itaipu, le Trésor paraguayen et le Trésor brésilien doivent contribuer au capital de la binationale sous forme d’apports, et non de prêts. La Cour des Comptes annonce qu’elle fera un rapport ultérieur sur ce point.
[8] Contraloría General de la República del Paraguay. Examen especial, Administración Nacional de Electricidad (ANDE), dispuesto por Resolución N° 346 del 17 de abril de 1997.
[9] Comisión Bicameral de Investigaciones (CBI), Congreso Nacional. Expediente “En relación a las negociaciones con el Brasil en torno a la deuda de Itaipú”, Conclusión N° 3/BN/E.103, del 19 de mayo de 1997.
[10] Electrobas a remis 85% des contrats de construction d’Itaipu aux mains de firmes brésiliennes (Camargo Correa, Andrade Gutiérrez, etc.) ou établies au Brésil, en surfacturant les coûts au passage. La construction des infrastructures hydroélectriques a coûté 20 milliards de dollars, soit dix fois plus que le coût estimé par les études de faisabilité.