Dans ce livre [1], David Graeber, anthropologue anarchiste et activiste politique, revient sur des aspects fondamentaux de notre Histoire : des différentes formes de dettes, au mythe du troc, en passant par la place de l’État et des religions. On évolue dans cette lecture entre description de réalités anthropologiques et analyse de grandes phases historiques découpées en différents chapitres. Si ce livre nous rappelle bien une chose, c’est qu’il n’y a pas meilleure manière de justifier des relations fondées sur l’injustice et la violence que d’utiliser la moralité absolue de la dette.
Dans la relation d’endettement, ce sont les exploité·e·s qui sont considéré·e·s comme en tort. La signification même du mot est révélatrice : en néerlandais par exemple – et c’est le cas dans de nombreuses autres langues – schuldig signifie tout autant « endetté » que « coupable » ou « fautif ».
La longue étude de Graeber s’ouvre sur une anecdote qui se déroule à l’Abbaye de Westminster à Londres. L’auteur y rencontre une avocate activiste, avec laquelle il s’entretient de la politique du Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(FMI) dans les pays du Sud global concernant la crise de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et des conséquences de cette politique (augmentation de la pauvreté, privatisations massives et destruction des services de base, intensification de l’extractivisme
Extractivisme
Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique.
, violences structurelles, etc.). L’activiste en question, pourtant tout à fait en accord avec ces constats, s’oppose à l’annulation de la dette de ces pays en objectant que… « il faut quand même bien payer ses dettes ». Pour Graeber, cet argument moral est en fait la seule chose au monde qui permette de percevoir des horreurs – par exemple la mort de dizaines de milliers d’enfants suite à des coupes budgétaires dans des programmes de prévention contre la Malaria – comme inévitables.
La dette cache toujours une violence, celle du vainqueur.
Ce livre montre que les relations d’endettement ne répondent en rien à une logique morale, ni même éthique, mais bien politique et économique. La dette cache toujours une violence, celle du vainqueur.
Les premières traces écrites de comptabilisation de dettes remontent à la civilisation Sumérienne de Mésopotamie, vers 3 500 av. J-C [2]. On y inscrivait soigneusement les enregistrements des prêts (des crédits) sur des tablettes. Selon Graeber, la plupart des transactions se faisaient par crédit et l’argent était moins utilisé comme un moyen d’échanges (sauf peut-être entre étrangers) que comme unité de comptabilisation. L’unité de base était le sicle (shekel) qui équivalait à un boisseau d’orge (gur) [3]. La fin d’année était le moment privilégié pour régler les dettes, en orge ou en n’importe quelle autre richesse utilisable. L’argent en tant que tel ne servait donc pas à se payer (du latin « faire la paix », « pacifier »), il ne servait qu’à compter. Il prendra d’ailleurs une multitude de formes à travers l’Histoire : monnaies de coquillages, de perles, de plumes, de sels… [4]
Durant cette période, il était courant que de nombreuses familles paysannes se retrouvent tellement endettées (pour cause de mauvaise récolte, par exemple) qu’elles soient contraintes de se livrer comme esclaves à leurs créanciers. Graeber souligne à ce propos, à la suite Moses Finley [5], que la dette a toujours été le moteur des mouvements de révolte, avec à chaque fois le même programme : annulation des dettes et redistribution des terres (qu’on pourrait aujourd’hui élargir à d’autres propriétés accaparées). Afin d’éviter ces risques de renversements sociaux, les rois annonçaient périodiquement des annulations générales de dettes (sauf pour les prêts commerciaux) et établissaient des réformes pour protéger les débiteurs (comme la prohibition de l’usure) [6]. On retrouve des phénomènes similaires dans les empires Babylonien et Assyrien, ou plus tard dans l’institution de coutumes comme le Jubilé de tradition biblique.
La dette a toujours été le moteur des mouvements de révolte, avec à chaque fois le même programme : annulation des dettes et redistribution des terres.
Graeber situe l’apparition des pièces de monnaie estampillées des milliers d’années plus tard, vers 600 av. J-C. – et ce de manière plus ou moins simultanée en Inde, en Chine et en Méditerranée [7]. Ce n’est pas la technique en soi qui était nouvelle, c’est son utilisation comme moyen d’échanges et comme marchandise. Ainsi, un peu moins d’un millénaire av. J-C., c’est le début de ce que l’auteur appelle l’Âge axial et du « complexe militaro-monétaire-esclavagiste » : des empires qui pillent, qui exploitent de vastes quantités d’esclaves, qui extraient or et argent transformés (entre autres) en monnaies utilisées pour payer les soldats, qui imposent des taxes aux populations (les obligeant ainsi à acquérir ces monnaies officielles), etc. Alors que les échanges ont existé de tout temps, ce système favorisera l’avènement de marchés impersonnels où – pour faire simple – les protagonistes qui échangent n’ont pas nécessairement besoin de se revoir pour se rembourser. Le propre des systèmes de crédit est qu’ils sont basés sur la confiance et que, le plus souvent, les personnes se rendent toujours un peu plus ou un peu moins que ce qu’ils estiment se devoir. C’est un échange volontairement inabouti. Ils maintiennent ainsi une obligation entre eux et ne cherchent pas à rembourser leurs dettes avec exactitude, car cela signifie la mort du lien social. Les monnaies auxquelles a été donnée une valeur intrinsèque (comme les pièces d’or) ne nécessitent pas de se faire confiance et permettent de régler des « échanges » précisément quantifiés, avec juste quelques mots de fausse politesse. Il est même possible de les voler (pratique en temps de guerre). Plus tard, les métropoles coloniales utiliseront le même processus afin d’instaurer dans ces territoires conquis une économie de marché, détruisant ainsi la multitude de systèmes de crédit et d’échanges existants. Graeber montre ainsi que l’avènement de la monnaie estampillée ne trouve pas sa source dans la soi-disant nécessité de dépasser les problèmes du troc pour faciliter les échanges [8] – comme l’ont prétendu Adam Smith et ses héritiers – mais dans ces contextes de violence extrême, seuls à même d’imposer l’exploitation, de généraliser les échanges impersonnels entre êtres humain·e·s. Cette nécessaire violence est niée par le mythe fondateur du libéralisme qui soutient que nous cherchons avant toute chose à tirer un maximum de profit de nos échanges (mythe démenti par, entre autres, nos comportements de « communisme quotidien » auquel fait référence l’auteur [9]).
Une série de crises de dettes a fatalement suivi cette instauration d’économies de marché, à Rome comme à Athènes. Elles ont été « résolues » par une expansion toujours plus grande des empires, ce qui n’a fait que retarder le problème, avec les résultats que nous connaissons.
Dans la pensée simpliste des évolutionnistes, les choses vont nécessairement vers toujours plus de complexité. Concernant l’argent, le troc (je t’échange une chèvre contre quinze poules) aurait laissé place à l’utilisation de monnaies (pour pouvoir acquérir autre chose que des poules après avoir vendu une chèvre) et c’est seulement alors que les systèmes de crédit auraient vu le jour et complété ces moyens d’échanges (pour faciliter les investissements, par exemple). Graeber montre que c’est tout l’inverse : des systèmes de crédit et d’échanges complexes préexistaient partout aux monnaies estampillées, et le troc n’est utilisé qu’entre étrangers ou dans des situations ponctuelles de pénurie de monnaie officielle (ce moyen d’échanges dont nous avons été rendu·e·s dépendant·e·s). Une illustration de ce cas est l’Argentine post-2001.
Au Moyen Age (600 – 1450), avec la fin des empires et le développement de petits royaumes, Graeber observe un retour des systèmes de crédit et de leurs monnaies « virtuelles », au détriment des monnaies métalliques (et non un « retour au troc »). Ces systèmes étaient régulés par les grandes institutions religieuses montantes et, en Europe, l’Église chrétienne contrôlait les prêts à intérêt et a aboli l’esclavage pour dette (pas les relations inégalitaires féodales pour autant, bien sûr). Le centre du commerce international était alors l’Océan Indien, reliant les grandes civilisations d’Inde, de Chine et du Moyen-Orient. L’Islam, qui interdisait les prêts à intérêt, a favorisé quant à elle un « libre marché » en dehors d’un contrôle centralisé (et donc avec réelles prises de risque pour les investisseurs et les créanciers, à l’inverse du « libre marché » libéral contemporain qui dépend intrinsèquement de l’État). Ces systèmes étaient basés sur de larges réseaux de confiance, de crédit, pas sur l’échange impersonnel propre aux périodes des empires selon Graeber.
À partir de 1450, et plus précisément 1492 (colonisation des Amériques), le monde connaît un retour aux grands empires, aux métaux « précieux » (or et argent), aux guerres destructrices et à l’esclavage de masse [10]. Les États ont pris le contrôle des systèmes d’échanges, détruisant par la force la multitude de systèmes de crédit en usage. Les grands marchands se sont organisés en monopoles, créant les premiers empires capitalistes. Le « nouveau » continent représentait une opportunité pour les européens conquérants dont l’endettement a participé à motiver une invasion militaire sauvage avec l’exploitation frénétique et le génocide des Amérindien·ne·s (et, plus tard, de populations d’Afrique de l’Ouest). Les premières banques modernes se sont développées et de nouvelles formes de crédits impersonnels ont alors été créées (dont les titres de dette publique, à partir du XVe siècle) [11]. Graeber explique ainsi qu’une grande partie des instruments financiers
Instruments financiers
Les instruments financiers sont les titres financiers et les contrats financiers.
Les titres financiers sont :
• les titres de capital émis par les sociétés par actions (actions, parts, certificats d’investissement, etc.),
• les titres de créance, à l’exclusion des effets de commerce et des bons de caisse (obligations et titres assimilés),
• les parts ou actions d’organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM).
Les contrats financiers, également dénommés « instruments financiers à terme », sont les contrats à terme sur taux d’intérêt, les contrats d’échange (swaps), les contrats à terme sur toutes marchandises et denrées, les contrats d’options d’achat ou de vente d’instruments financiers et tous les autres instruments de marché à terme.
que nous associons communément à une phase ultérieure du capitalisme (marchés obligataires, actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
, bulles spéculatives, banques centrales, ventes à découvert, collatéraux, etc.) est en fait apparue avant les usines et le travail salarié [N.d.A. le travail salarié de masse]. Le salariat de masse a dû être imposé par la destruction des moyens d’autonomie et de subsistance. Le paiement des salaires en monnaie a également fait face à des résistances et a dû passer par le démantèlement d’autres moyens de paiement (comme le truck system anglais qui consistait à être payé en biens ou en coupons utilisables dans les magasins de l’entreprise). L’auteur en profite pour faire l’analogie entre esclavage pour dette et travail salarié, qui a été considéré comme tel durant la majorité de l’Histoire et ce jusqu’à récemment.
Une grande partie des instruments financiers que nous associons communément à une phase ultérieure du capitalisme est en fait apparue avant les usines et le travail salarié de masse.
La lecture de l’Histoire proposée par Graeber et son livre est celle de larges périodes, de cycles, où la prédominance des systèmes de crédit (en temps de relative paix sociale) a consécutivement laissé place à une prédominance de systèmes d’endettement impersonnel (en temps de grande violence) – la première option ayant largement prévalu sur la deuxième. L’auteur estime que le dernier cycle se termine en ce moment…
Les périodes dominées par les systèmes de crédit ont toujours connu des institutions (souvent supérieures aux États) pour empêcher qu’il soit émis à l’infini et pour protéger les débiteurs. Pourtant, dans le cycle actuel (très récent) on voit que les institutions en place (comme le FMI) font exactement l’inverse, elles s’appliquent à protéger les créditeurs. Cela provoque des crises économiques et sociales majeures, prévisibles au regard de l’Histoire. Cette contradiction laisse l’avenir totalement ouvert, selon l’auteur.
Une proportion de plus en plus grande de la population s’est rendue compte que l’adage moraliste « il faut payer ses dettes » ne s’appliquait dans les faits pas à tout le monde. Les dettes sont des promesses, des obligations sociales, par définition renégociables. Les propriétaires des banques – dont les États ont docilement fait disparaître des billions de dettes depuis leur crise de 2008 – l’ont bien compris. Or, conclut Graeber, l’argent n’est pas sacré, payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale, ces choses-là sont des arrangements humains, et, si la démocratie a un sens, c’est de nous permettre de nous mettre d’accord pour réagencer les choses autrement [12].
Les dettes sont des promesses, des obligations sociales, par définition renégociables.
[1] David Graeber, Debt : The First 5.000 Years, Melville House, New York, 2011, 534 p. Traduit depuis lors en français par Françoise et Paul Chemla et édité en 2013 chez Les Liens qui Libèrent. Les numéros de page référencés ont été mis à jour pour correspondre à la version française
[2] Des systèmes similaires existaient dans l’Égypte pharaonique et la Chine de l’âge du bronze.
[3] p. 51.
[4] Graeber les appelle les monnaies « virtuelles ». Pas dans le sens où elles n’existeraient pas ou qu’elles n’auraient pas d’importance, mais dans le sens où leur valeur est abstraite (ce qu’elles représentent) plutôt qu’intrinsèque (ce qu’elles valent en tant qu’objet).
[5] p.15.
[6] Pour plus d’information sur ce sujet, lire l’article « La longue tradition des annulations de dettes en Mésopotamie et en Egypte du 3e au 1e millénaire av. J-C. », Eric Toussaint, 24 août 2012.
[7] p. 261.
[8] Les Phéniciens ou les Carthaginois (civilisations particulièrement commerçantes), par exemple, n’ont commencé à frapper des pièces de monnaie que bien plus tard.
[9] p. 116.
[10] Il a d’ailleurs fallu inventer le racisme pour lui donner une nouvelle justification (« ce ne sont pas des êtres humain·e·s » ou « ce sont des êtres humain·e·s mais inférieur·e·s »), puisque les populations ne pouvaient plus le concevoir comme acceptable après s’en être libéré vers 600.
[11] Même si, par exemple, Venise (où les banquiers se considéraient propriétaires de l’État) a émis des titres souverains dès le XIIe siècle. p. 411.
[12] p. 477.
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