Abidjan : les déchets d’une mondialisation toxique

20 septembre 2006 par Eric Toussaint , Damien Millet




Le 19 août 2006, le navire chimiquier Probo Koala a accosté à Abidjan (Côte d’Ivoire) et plus de 500 tonnes de produits toxiques (essentiellement des boues issues du raffinage de pétrole) en ont été déchargés avant d’être déposés dans au moins quatorze sites sans la moindre précaution. Les conséquences, gravissimes, n’ont pas tardé. Depuis, des milliers d’habitants de la capitale ivoirienne se sont plaints de nausées, de vomissements et de malaises respiratoires. Six personnes en sont mortes et chaque jour, plus de 3 000 personnes se rendent dans les centres de soins habilités. La faune et la flore des environs sont très touchées. De nombreux poissons ont été retrouvés morts dans des étangs piscicoles. Des jardins maraîchers ont dû être fermés. Sur le plan politique, le gouvernement de Charles Konan Banny a été contraint de démissionner, avant que le Premier ministre ne soit invité à en former un nouveau. Par ce geste, l’Etat ivoirien prend acte de son incapacité à empêcher une situation aussi dramatique et à y apporter une solution satisfaisante. Un mois plus tard, les déchets sont toujours là, dans des décharges désormais fermées, et les déchets domestiques envahissent les rues de la capitale ivoirienne.

On pourra objecter qu’il s’agit d’un accident regrettable, mais cela revient alors à ignorer un certain nombre de données qui éclairent ce qui vient se passer... Car au début des années 1980, la crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
a frappé de plein fouet la plupart des pays du Sud. Surendettés, incapables de rembourser des prêts dont les intérêts ont triplé en quelques semaines suite à la décision unilatérale des Etats-Unis, touchés par une baisse importante des cours des matières premières qu’ils exportaient, ils ont dû accepter les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. imposés par le Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(FMI) et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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 : réduction drastique des budgets sociaux (santé, éducation...), suppression des subventions aux produits de base, privatisations, libéralisation de l’économie et abandon de tout contrôle sur les mouvements de capitaux, mise en concurrence déloyale des petits producteurs avec des entreprises multinationales, etc.

Tous les moyens dont disposaient les Etats pour réguler l’économie ont été laminés. Toutes les structures de prévention, de contrôle et de réponse à l’urgence ont été supprimées ou mises hors d’état de fonctionner efficacement, particulièrement en Afrique subsaharienne. Privé des richesses qu’il produit par le remboursement de la dette et les détournements d’argent avec la complicité des grandes puissances, le continent noir est dès lors devenu le lieu privilégié pour déverser des déchets parmi les plus toxiques. En cas de catastrophe, les dégâts sont alors démultipliés. C’est ce qui s’est produit à Abidjan.

Loin d’être une anomalie imprévisible, il s’agit plutôt de l’aboutissement d’une logique dont les promoteurs de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
financière avaient parfaitement conscience. Dans une note interne à la Banque mondiale datée du 13 décembre 1991, Lawrence Summers, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale à l’époque, par la suite secrétaire d’Etat au Trésor de Bill Clinton, président de l’université de Harvard jusqu’en juin 2006, écrit noir sur blanc [1] : « Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués. La qualité de l’air y est d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico. Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays moins avancés Pays moins avancés
PMA
Notion définie par l’ONU en fonction des critères suivants : faible revenu par habitant, faiblesse des ressources humaines et économie peu diversifiée. En 2020, la liste comprenait 47 pays, les derniers pays admis étant le Timor oriental et le Soudan du Sud. Elle n’en comptait que 26 il y a 40 ans.
. Une certaine dose de pollution devrait exister dans les pays où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable. [...] L’inquiétude [à propos des agents toxiques] sera de toute évidence beaucoup plus élevée dans un pays où les gens vivent assez longtemps pour attraper le cancer que dans un pays où la mortalité infantile est de 200 pour 1 000 à cinq ans
 ». On croit rêver et pourtant c’est bien cela qui est écrit.

Ce n’est pas la première fois qu’un accident de ce type se produit en Afrique. Par exemple, la vague liée au tsunami de décembre 2004 au large de l’Indonésie a fortement endommagé certains containers de déchets toxiques (uranium, plomb, cadmium, mercure, etc.) entreposés sur les côtes de Somalie, pays très pauvre et particulièrement déstructuré depuis le début des années 1990. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, « des containers de déchets dangereux, radioactifs, chimiques et d’autres substances, qui avaient été entreposés sur la côte somalienne, ont été endommagés par le tsunami. [...] Des villageois font état d’un large éventail de problèmes médicaux comme des saignements de la bouche, des hémorragies abdominales, des problèmes dermatologiques inhabituels, et des difficultés de respiration [2]. » Comme en Côte d’Ivoire actuellement. Comme ailleurs bientôt, sans doute.

En somme, « la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles », chère à Lawrence Summers et à d’autres économistes haut placés dans la hiérarchie internationale, est effectivement à l’œuvre. L’exemple des déchets d’Abidjan en est même un concentré caricatural : le Probo Koala navigue sous pavillon panaméen, avec un équipage russe, et est géré par une société grecque, Prime Marine, tout en étant affrété par une société immatriculée aux Pays-Bas... A terme, la vie sur la planète ne sera possible que si la donne écologique est sérieusement prise en compte. Or cette mondialisation-là, imposée via le mécanisme de la dette, est structurellement incapable d’intégrer cette donne essentielle. Voilà qui donne un éclat singulier à cette pollution et qui révèle la faillite d’un modèle économique mortifère.


Notes

[1Des extraits ont été publiés par The Economist (8 février 1992) ainsi que par The Financial Times (10 février 1992) sous le titre « Préservez la planète des économistes ».

[2Voir Les tsunamis de la dette, Damien Millet et Eric Toussaint, CADTM/Syllepse, 2005.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Damien Millet

professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).

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