Afrique : crise alimentaire, dictatures et nouveaux éléphants blancs

19 mai 2011 par Eric Toussaint , André Zaleski , Simone Reumont


Cette interview est une retranscription de l’émission Afrik’Hebdo diffusée le 14 mai sur le premier programme de la chaîne de la radio publique belge RTBF [1]. Ce magazine d’information centré sur l’actualité en Afrique est présenté par Simone Reumont. A l’ occasion de la parution des chiffres de la dette 2011, Simone Reumont invitait André Zaleski [2] et Eric Toussaint afin de revenir sur l’accroissement de la pauvreté en Afrique, notamment en raison des crises alimentaires et financières qui ont frappé le continent.



Introduction de Simone Reumont : «  Autre problème pour les pays du Sud et l’Afrique en particulier, la Dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Le Comité pour l’annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) vient de publier ses derniers chiffres avec une analyse qui met en évidence les conséquences des dernières crises mondiales sur les populations du Sud. André Zaleski a rencontré Eric Toussaint cheville ouvrière du CADTM, il confirme d’abord à l’allure des statistiques les plus récentes un accroissement de la pauvreté en Afrique provoqué davantage par la crise alimentaire que par la crise économique telle que le Nord l’a connu.
 »

Eric Toussaint : Ce n’est pas la crise bancaire et les subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
aux États-Unis qui affecte la population africaine : c’est la crise alimentaire. Mais en fait cette crise alimentaire est reliée à la crise financière. Les fonds de pension Fonds de pension Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers. , les banquiers qui spéculaient sur le marché immobilier jusqu’à l’explosion, l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis en 2007 ont déplacé les énormes montants sur lesquels ils jouaient vers le marché à terme des grains, c’est-à-dire le blé, le riz, le maïs. Là les prix ont explosé à cause de la spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
et ça produit la crise alimentaire qui a des retombées très négatives en Afrique. Les effets sont dramatiques parce que 90% des Africains consacrent 80% de leurs revenus à acheter de quoi survivre. Il y a 100 millions d’affamés en plus sur les 3 dernières années à l’échelle de la planète et une grande partie d’entre eux ceux sont des Africains.

André Zaleski : Alors la pauvreté augmente, est ce que d’après vos derniers chiffres, la dette africaine augmente aussi ?

Eric Toussaint : La dette africaine non elle n’augmente pas de manière très importante et elle représente très peu de chose dans l’océan des dettes au niveau mondial. La dette publique de toute l’Afrique subsaharienne, c’est 134 milliards de dollars, et la dette publique de la Belgique en milliards de dollars c’est 500 milliards, c’est 4 fois la dette de toute l’Afrique subsaharienne. Mais pour les populations africaines ça implique des sacrifices terribles parce que bien que le montant soit très faible en regard des dettes mondiales, les intérêts qu’il faut payer et la fraction du capital qu’il faut rembourser constituent une ponction extrêmement importante sur les budgets des États. Pour un pays comme la République Démocratique du Congo, elle rembourse 500 millions de dollars bon an mal an pour la dette, c’est un montant très important en regard du budget de l’Etat et des besoins insatisfaits en matière de dépenses sociales.

A.Z. : Est-ce que les dictateurs africains sont aujourd’hui en voie de disparition ? Une des choses que vous avez toujours dénoncé avec le plus de virulence c’est ce qu’on peut appeler la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, la dette qui était faite et qui ne servait pas du tout les intérêts de la population du pays. Est-ce que vous avez l’impression que cette tendance aujourd’hui est en diminution ?

E.T. : Des populations se débarrassent de dictateurs. En Afrique du Nord, les Tunisiens se sont débarrassés de Ben Ali le 14 Janvier, les Égyptiens de Moubarak un peu plus tard et ça donne à penser à beaucoup de gens en Afrique subsaharienne. Mais il faut reconnaître qu’il y a un nombre très important de potentats en place. Donc il y a une attente angoissée et une volonté de faire quelque chose dans une partie importante de la population africaine, notamment la jeunesse, qui voudrait bien avoir des chefs d’États qui changent réellement le cours des choses en Afrique. Ils regardent l’Afrique du Nord en se disant : « Mais si on a pu se débarrasser de tels régimes répressifs en Afrique du Nord, pourquoi ne pourrait-on pas en faire autant dans le reste de l’Afrique ? »

A.Z. : Toujours à partir de ce rapport 2011, vous continuez à trouver dans la politique africaine des « éléphants blancs Éléphant blanc
éléphants blancs
L’expression « éléphant blanc » désigne un mégaprojet, souvent d’infrastructure, qui amène plus de coûts que de bénéfices à la collectivité.

Pour la petite histoire, la métaphore de l’éléphant blanc provient de la tradition des princes indiens qui s’offraient ce cadeau somptueux. Cadeau empoisonné, puisqu’il entraînait de nombreux coûts et qu’il était proscrit de le faire travailler. Ce terme est généralement utilisé pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Sud.
 », des projets pharaoniques qui n’ont pas lieu d’être, qui ne sont pas utiles ?

E.T. : Absolument, il faut savoir qu’il y a pour le moment un projet qui s’appelle « Big Inga », il faut savoir que près de 90% de la population congolaise n’a toujours pas accès à l’électricité mais le Congo est un gros producteur d’électricité. Et bien la Banque Mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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soutient maintenant un projet d’extension d’Inga qui implique qu’on ira vendre de l’électricité, tenez-vous bien, à l’Italie à partir du barrage d’Inga. Le projet consistait jusqu’à l’éclatement de la crise en Libye à amener par des lignes à haute tension de l’électricité jusqu’en Libye et de passer de la Libye à l’Italie alors que la majorité des Congolais ont pas accès à l’électricité. Eh bien ça c’est un « éléphant blanc » typique qui ne sert absolument pas les intérêts de la population locale.

Retranscription réalisée par Camille Lebouvier


Notes

[2Journaliste à la radio RTBF

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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