28 avril 2019 par Eric Toussaint
La centrale de Medupi, en construction
En Afrique du Sud, les dettes publiques sont récemment revenues dans l’actualité au travers d’un grand débat national sur l’avenir d’Eskom, l’entreprise publique de production et de distribution d’électricité. D’importantes coupures d’électricité ont affecté la vie sociale et économique du pays en février 2019, attirant l’attention sur cette entreprise.
Il faut savoir qu’une partie de la population sud-africaine, la plus pauvre, n’a pas facilement accès à la fourniture électrique. Dans les townships, beaucoup d’habitants établissent des raccordements électriques de fortune. D’autres s’organisent pour rétablir le courant quand les envoyés d’Eskom viennent interrompre la livraison d’électricité pour non-paiement de facture. Pendant ce temps, plus de 40 % de l’énergie électrique est consommée par seulement 30 grandes entreprises, principalement du secteur d’extraction minière et de la métallurgie (voir le mémorandum de Energy Intensive User Group of Southern Africa (EIUG), leur lobby
Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
qui souhaite la privatisation).
La plus grande partie de l’énergie électrique en Afrique du Sud est produite à partir du charbon, ce qui est évidemment très dommageable pour l’environnement et la santé publique. Deux énormes nouvelles centrales à charbon sont en cours de construction, la centrale de Medupi et celle de Kusile. Cela représente un coût financier énorme. La transnationale japonaise Hitachi chargée de la construction ne respecte ni le calendrier, ni le devis initial concernant le coût. Par contre, elle verse des pots-de-vin à grande échelle pour garder le contrat qui est juteux.
La Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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a octroyé un prêt de 3,7 milliards de dollars pour financer la construction de la centrale de Medupi. De son côté, la China Development Bank a fait un prêt de 2,5 milliards de dollars pour la centrale de Kusile et un de 1,5 milliard de dollars pour la centrale de Medupi. La dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
totale d’Eskom s’élèverait à plus de 33 milliards de dollars. Ce qui est énorme. Le gouvernement vient de réaliser un nouvel emprunt international pour refinancer la dette d’Eskom qui est au bord de la cessation de paiement. Le gouvernement de l’ANC a décidé de démanteler l’entreprise en trois entités séparées ce qui prépare la voie à une privatisation partielle ou totale. La droite souhaite une privatisation rapide. Des mouvements sociaux, dont des syndicats, souhaitent le maintien sous statut public de la production d’électricité et l’annulation des dettes d’Eskom identifiées comme illégitimes. De nombreux mouvements, dont AIDC et ses partenaires, demandent l’abandon de la production d’énergie à partir du charbon et du nucléaire ainsi que la mise en œuvre d’un vaste programme de transition énergétique générateur d’emplois décents et respectueux de l’environnement.
En ce qui concerne l’énergie nucléaire, l’ex-président Jacob Zuma avait lancé un projet de développement du parc nucléaire sud-africain qui a heureusement provoqué une levée de boucliers. En plus de la centrale nucléaire de Koeberg, située à 30 km au nord de Cape Town et construite du temps de l’apartheid avec l’aide des autorités et des entreprises françaises, Zuma projetait de construire six à huit nouveaux réacteurs d’une capacité totale de 9 600 MW. L’acquisition de ces nouveaux réacteurs aurait représenté un coût de près de 1 000 milliards de rands (environ 70 milliards d’euros). Cela aurait augmenté très fortement la dette publique sud-africaine. La Russie, la France, la Corée du Sud et les États-Unis mettaient la pression sur le gouvernement de l’ANC pour recevoir des commandes. Ce projet de relance du parc nucléaire a finalement été mis de côté [1].
L’avenir d’Eskom provoque un grand débat national. Voir en anglais un très intéressant débat télévisé de deux heures réalisé par la chaîne publique SABC le 24 mars 2019. Irvin Jim, dirigeant de NUMSA et du nouveau Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, y participait de même que Patrick Bond. Ce dernier a remis en cause la dette contractée par Eskom auprès de la Banque mondiale (voir son article pour plus de détails sur Eskom). Makoma Lekalakala, dirigeante d’un mouvement écologiste Earthlife Africa, met en avant la nécessité d’une transition énergétique afin de sortir à la fois du charbon et du nucléaire. Différentes propositions montrent clairement qu’on pourrait créer des centaines de milliers, voire un million, de postes de travail dans le cadre d’une ambitieuse transition énergétique.
Pour le CADTM, est illégitime la dette publique contractée par un gouvernement qui fait le choix de poursuivre la production d’énergie avec du charbon ou/et avec du nucléaire. Cette dette est odieuse parce qu’elle est contractée contre l’intérêt de la population de l’Afrique du Sud. Elle est également contractée contre l’intérêt de la population de la planète. Les prêteurs savent très bien que l’argent qu’ils mettent à disposition d’Eskom est utilisé pour réaliser des centrales à charbon. De plus, ils sont complices de la corruption qui règne autour des grands contrats d’Eskom.
Le gouvernement connaît bien les nuisances que génère la poursuite de la production de l’électricité à partir du charbon. Un rapport d’expertise portant sur des centrales à charbon d’Eskom indique que sur une période de 21 mois (avril 2016 à décembre 2017), il y a eu 3 200 dépassements des taux limites d’émission d’oxyde de soufre (SO2) et d’oxyde d’azote (NOx). Ranajit (Ron) Sahu, consultant indépendant, écrit dans son rapport du 15 novembre 2018 :
« J’ai examiné les rapports de surveillance mensuels (au format papier) de 17 centrales au charbon et au gaz d’Eskom sur une période d’étude de 21 mois (avril 2016 à décembre 2017). D’après mon examen, et après avoir exclu les centrales au gaz en raison de données incomplètes, j’ai déterminé que les centrales au charbon ont signalé près de 3 200 dépassements des limites quotidiennes applicables des permis d’émissions atmosphériques pour les particules, les oxydes de soufre (SO2) et les oxydes d’azote (NOx). » (Voir « Eskom Power Station Exceedances of Applicable Atmospheric Emission License(AEL) Limit Values for PM, SO2 & NOx During April 2016 to December 2017 »).
Selon une étude réalisée par l’entreprise Eskom elle-même, la pollution produite par 13 de ses centrales à charbon entraîne annuellement 333 décès prématurés, ce qui représente un coût pour la santé publique de plus d’un milliard d’euros par an (« Emissions from 13 of Eskom’s 15 coal-fired power stations cause 333 premature deaths per year at a health cost of R17.6 billions. »).
De plus, les contrats qui sont financés par les prêts de la Banque mondiale ou par d’autres banques et autres prêteurs qui achètent des titres souverains sud-africains sont marqués par des actes illégaux évidents : corruption, surfacturation, non-respect des cahiers des charges, etc., sont avérés.
Conclusion : Il est grand temps de remettre en cause le paiement de la dette publique générée par la production fossile ou nucléaire d’énergie. Le combat pour l’annulation de cette dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
devrait être combiné à celui pour la création d’un vaste programme de création d’emplois favorables à la transition énergétique. Il est possible de décentraliser la production d’énergie en la mettant entièrement dans le domaine public et en utilisant des sources renouvelables et non fossiles notamment à partir de l’énergie solaire.
[1] Malgré les coûts exorbitants, les risques sécuritaires, environnementaux, et tous les problèmes à surmonter pour obtenir cette technologie, à l’heure où de nombreux pays se désengagent, en Afrique, le nucléaire fait rêver les gouvernements et les capitalistes. Des pays comme l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, le Ghana, le Kenya, l’Ouganda, la Zambie, le Niger, le Nigeria et le Soudan ont exprimé leurs intentions de parvenir à produire de l’énergie nucléaire. « En 2015, l’Égypte a officiellement annoncé que la Russie construisait une première centrale nucléaire de 1 000 MW à El-Dabaa, dans le désert libyque pour 4 milliards de dollars et qu’elle sera opérationnelle à l’horizon 2025, en même temps qu’une autre centrale construite également par l’entreprise russe Rosatom au Nigeria. » Source : http://www.rfi.fr/afrique/20180910-afrique-lance-energie-atomique-nucleaire
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
Université d’été du NPA 2023
Quel nouvel internationalisme ?14 septembre, par Eric Toussaint , Collectif , Christine Poupin , NPA
8 septembre, par Eric Toussaint , Roberto González Amador
29 août, par Eric Toussaint , Jorge Muracciole
7 août, par Eric Toussaint , Ashley Smith
26 juillet, par Eric Toussaint , Maxime Perriot
Cycle de formation du CADTM
Nouvelle crise bancaire internationale24 juillet, par CADTM , Eric Toussaint
13 juillet, par Eric Toussaint , Maxime Perriot
30 juin, par Eric Toussaint
22 juin, par Eric Toussaint
16 juin, par Eric Toussaint , Institut Marcel Liebman