Annulation de la dette-tsunami, changement de civilisation obligatoire

26 octobre 2020 par Nicolas Sersiron


Page 79 : Photo de Chloé Evans, Unsplash

Le système dette peut être comparé à un gigantesque tsunami qui écrase aussi bien le vivant - tous les terrestres, humains compris - que la nature : environnement et climat. À l’échelle de notre temps de passage sur la terre, ce tsunami est suffisamment lent pour que chacun, le voyant progresser, mette toute son énergie pour s’en protéger. Aveuglement ou absence de conscience, une minorité de personnes seulement réagit, voire commence à organiser protections et résistances. Insuffisant ! À l’échelle du temps géologique, il a pourtant la même vitesse que les derniers très puissants tsunamis comme celui de Fukushima en 2011 ou celui de l’océan Indien ayant fait plusieurs centaines de milliers de morts en 2004. Les désastres provoqués par ce tsunami de la dette sont déjà si gigantesques qu’aucun espace terrestre n’est aujourd’hui épargné. Et si rien ne l’arrête, demain matin, c’est la terre entière qui sera dévastée, le climat qui nous a permis d’exister et de nous reproduire aura disparu.



La dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
mondiale, publique et privée additionnée, était en 2019 de 240 000 milliards de dollars. Avec l’arrêt brutal de l’économie, conséquence de la solution moyenâgeuse de l’enfermement face à la covid-19 et de son sauvetage à coup de milliers de milliards de dettes, elle s’approchera en 2020 des 300 000 milliards de dollars, entre 3 et 4 fois le PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
mondial. Sauf en temps de guerre, elle n’a jamais été aussi élevée dans les pays industrialisés par rapport à leur PIB. En temps de paix, dans le système ultralibéral, pour rembourser une dette il faut que l’économie soit en croissance. Sinon il est impossible de payer les intérêts et ensuite de restituer le capital au prêteur. 

D’autres solutions existent pour diminuer le poids de la dette. Une très forte inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. , comme celle de l’après Seconde Guerre mondiale, a permis de dévaluer très fortement la dette qui frôlait alors les 200 %. Mais les détenteurs de capitaux ont aujourd’hui le pouvoir d’empêcher cette possibilité qui leur ferait perdre une très grande part de leur richesse. Un pouvoir qu’ils avaient perdu après la guerre, car nombre d’entre eux avait collaboré avec les nazis. Une autre possibilité serait que la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne prête directement aux gouvernements, sans passer par les banques, et ne demande jamais leurs remboursements. Mais l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche s’y opposent au nom de l’ordo-libéralisme, de l’euro-mark fort. 

La dernière possibilité dans le système ultralibéral est celle de l’austérité qui se profile de nouveau. Au nom du remboursement, les gouvernements diminuent encore plus les dépenses, services publics et autres. Dans le même temps ils n’augmentent pas les impôts des plus riches et ne mettent pas fin au scandale des paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
. Cela on le connaît bien depuis quelques décennies. Alors plutôt que de diminuer, la dette augmente avec un budget en déficit chaque année. Avec la covid-19 et son confinement absurde, elle passera très probablement de 100 % du PIB à 120 % en France. Celle de l’Italie atteindra sans doute 150-160 % se rapprochant des 180 % de la Grèce. Dans cette logique ce sont les contribuables qui paieront, l’austérité s’approfondira, notre environnement continuera à être détruit et notre avenir avec lui.

D’autres solutions existent en dehors du système ultralibéral. Taxer les plus riches jusqu’à 95 % de leurs revenus au-delà d’un certain seuil, comme cela a été fait aux États-Unis après la crise de 1929. Remettre de la justice et de l’égalité, lutter contre le réchauffement climatique par la diminution de l’utilisation des énergies fossiles, recréer une agriculture de plus petite taille capable de nourrir les populations environnantes avec des produits de qualité, relocaliser une partie des productions industrielles et artisanales, etc. Mais ce ne sont pas les gouvernements actuels, totalement au service des grands actionnaires, qui feront cette inversion idéologique qui consisterait à détricoter les traités du-toujours-plus-de-libre-échange et à mettre des barrières douanières. Le monde de demain pour eux doit être celui qui leur a tant profité, celui d’hier : compétition mondiale, moins disant social, fiscal et écologique, transports transocéaniques, croissance des PIB. Que cela se fasse au prix de la destruction toujours plus grande de la nature, de l’exacerbation des inégalités, du racisme et du patriarcat, ne compte pas pour eux. Ils sont d’accord pour repeindre notre monde en vert à l’extérieur, s’il est toujours aussi rouge du feu de l’énergie fossile à l’intérieur, celui qui favorise leurs profits.

Le système dette peut être comparé à un gigantesque tsunami qui écrase aussi bien le vivant - tous les terrestres, humains compris - que la nature : environnement et climat

Évidemment pour que l’économie mondiale croisse de nouveau et encore, il faudra extraire plus de ressources naturelles et en particulier des ressources fossiles, détruire encore plus de forêts, industrialiser encore plus de terres à coups d’engrais et de pesticides, manger encore plus de viande, utiliser et polluer encore plus d’eau douce, pêcher encore plus de poissons, transporter encore plus de biens matériels avec d’immenses porte-conteneurs à travers les océans, construire encore plus de routes, de camions, de voitures individuelles, recouvrir encore plus de terres agricoles avec des constructions en béton et acier, déplacer encore plus de personnes dans des avions qui émettent toujours plus de CO2, équiper encore plus de personnes avec des outils numériques, construire encore plus d’immenses serveurs qui consomment déjà 10 % de l’électricité mondiale, laquelle est encore à 80 % d’origine fossile, etc.

Pourtant les plus riches, les 1 %, dont les 0,01 %, les grands actionnaires - ceux qui dirigent le monde et sont à l’origine du tsunami de la dette - croient pouvoir se protéger de ses effets, en se perchant sur quelques promontoires.

Une autre comparaison de la dette avec les mouvements de la nature, ceux qui dépassent la capacité de l’homme à la dominer, est fascinante. Depuis un demi-siècle, les grands prêtres de l’économie nous parlent du ruissellement, du trickle down effect, une formule inventée par les Anglo-Saxons. Selon ce concept, les grandes rivières d’argent permettant à certains d’être si riches, créeraient mécaniquement des milliers de petits ruisseaux irriguant l’ensemble des humains plus pauvres. Grâce à cet apport, pour peu qu’il soit un peu entreprenant, qu’il accepte de traverser la rue, chacun pourrait ainsi s’enrichir. Bien au contraire, dans la vraie nature, ce sont les petites sources, puis les petits ruisseaux qui sont à l’origine des petites rivières qui finissent par se transformer en fleuves et parfois en immenses deltas. Pas sûr que nos grands prêtres, experts en économie, aient compris, en inventant ce concept, qu’ils avaient inversé un principe essentiel de la physique, énoncé par Newton, il y a quelques siècles, la loi de la gravitation. Non, ce ne sont pas les grands fleuves qui font les petites rivières, ni les ruisseaux qui créent les milliers de sources, mais bien l’inverse. Les pommes ne montent pas au ciel, elles tombent de l’arbre quand elles sont mûres. 

Car le système dette peut être comparé, malheureusement avec beaucoup de vraisemblance, au système de ruissellement de l’eau dans la nature. Si l’immense quantité d’eau charriée par les grands fleuves a souvent pour origine des milliers de petites sources, la richesse des actionnaires des grandes banques et autres multinationales a aussi pour origine les milliers de remboursements de petites dettes. Que ce soient les microcrédits censés, de façon mensongère, apporter un mieux-être à des centaines de millions de femmes dans les pays pauvres du Sud, ou les milliards de crédits revolving et crédits à la consommation destinés à satisfaire les désirs pulsionnels des consommateurs du Nord. Tous concourent à l’accumulation gigantesque de richesses dans les plus grandes banques et autres fonds d’investissement. Car la multitude de ces petits crédits ont des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
de 20 % par an, voire beaucoup plus, à un moment où les banques privées, qui les octroient, peuvent se fournir en argent frais auprès des banques centrales publiques à des taux proches de 0 %. De façon très étrange, pour ces prêts, on ne parle jamais de taux usuraires !

Non, ce ne sont pas les grands fleuves qui font les petites rivières, ni les ruisseaux qui créent les milliers de sources, mais bien l’inverse

L’annulation massive des dettes des pays du Sud et plus particulièrement des pays d’Afrique subsaharienne, proclamée par Macron en avril 2020 est une parfaite contre-vérité, comme l’est le fameux effet de ruissellement des riches vers les pauvres. Les véritables annulations générales des dettes illégitimes que nous demandons assécheront les sources d’enrichissement des 1 %. Ils n’y consentiront jamais de leur propre gré. L’établissement d’un rapport de forces est indispensable pour que le système des dettes illégitimes disparaisse. La dette offre aujourd’hui à un petit nombre de prêteurs un pouvoir d’asservissement sur la multitude dont l’ampleur est le plus souvent invisible pour la majorité d’entre nous. Un travail de mise en lumière, de prise de conscience, de chacun et de tous, est indispensable. Pour que le monde change, que la destruction tsunamiesque en cours s’arrête, il faudra que dans la tête du plus grand nombre, s’installe un autre imaginaire que celui du bonheur par l’accumulation matérielle, et de l’emprunt pour le satisfaire. Car là est la source de la dette et du véritable ruissellement, celui de l’argent des plus pauvres qui monte vers les plus riches, celui qui crée l’injustice et les inégalités, celui qui détruit l’humanité et son espace de vie.


Article extrait de l’AVP n° 78 « Dette, coronavirus et alternatives », magazine semestriel du CADTM disponible gratuitement en pdf, en vente unique (5 €) et en abonnement annuel.


Nicolas Sersiron

Président du CADTM France, auteur du livre « Dette et extractivisme »
Après des études de droit et de sciences politiques, il a été agriculteur-éleveur de montagne pendant dix ans. Dans les années 1990, il s’est investi dans l’association Survie aux côtés de François-Xavier Verschave (Françafrique) puis a créé Échanges non marchands avec Madagascar au début des années 2000. Il a écrit pour ’Le Sarkophage, Les Z’indignés, les Amis de la Terre, CQFD.
Il donne régulièrement des conférences sur la dette.

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