7 janvier 2013 par Eduardo Lucita
Ne pas auditer la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
est un choix lourd de conséquences dont nous faisons aujourd’hui les frais. Il faudrait réaliser ce travail - en commençant par annuler la dette qui implique un renoncement à notre souveraineté - et cesser de dépenser une part énorme de nos maigres ressources en procès aux États-Unis.
La saisie de la frégate Libertad et la sentence de la Cour d’Appel de New York en faveur des fonds vautours
Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
ont mis le gouvernement national dans une situation difficile, bien que le pays affiche un ratio dette/PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
et une capacité de paiement solides. En fait, le gouvernement paie aujourd’hui pour n’avoir pas audité sa dette hier.
En février 2012, le juge fédéral de New York, Thomas Griesa, décidait d’accorder le même traitement aux détenteurs de bons qui n’ont pas accepté les échanges de 2005 et 2010 qu’à ceux qui s’y sont prêtés [1]. Le 3 octobre dernier, le navire Libertad est retenu par les autorités ghanéennes dans un port du Ghana à la demande du fonds spéculatif NML Capital Limited, dirigé par le multimillionnaire Paul Singer. Le 24 octobre, la Cour d’Appel de New York confirmait la décision du juge Griesa dans un jugement favorable aux fonds vautours. Le prix des bons d’État s’est effondré, le « risque pays » - un indicateur qui en réalité n’indique rien - est monté en flèche et le prix des assurances contre un éventuel défaut de paiement a atteint son niveau le plus élevé depuis 2009.
De quel défaut parle-t-on ?
Personne n’envisage un nouveau défaut de l’Argentine, cependant la présidente s’est sentie obligée de confirmer qu’elle continuera à payer religieusement la dette, comme elle l’a fait jusqu’ici. S’acquitter du service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. représente toujours une lourde charge : selon le budget 2013, les remboursements s’élèveront à 8 milliards de dollars et le gouvernement contractera 15 milliards de nouvelles dettes. La relation dette/PIB est cependant parmi les plus basses au monde (41,5%) et le ratio dette/exportations est de 10%. Le montant considéré exigible, aux mains de détenteurs de bons privés, ne représente que 13% du PIB et sera de l’ordre de 8% fin 2012. La dette publique nationale est composée pour moitié de dette interne (à l’égard de banques et autres institutions nationales : ANSES, BCRA, Banco Nación), plus gérable que la dette externe, dans l’immédiat tout au moins. Rappelons qu’aucun pays ne « fait défaut » sur sa monnaie.
Frictions avec l’impérialisme
Comment comprendre ce qu’il se passe ? Sans être un gouvernement anti-impérialiste, le gouvernement Kirchner cumule les tensions avec les organismes internationaux. L’Argentine est peut être l’unique pays à avoir renationalisé son système de sécurité sociale. Elle met en cause le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et les agences de notations, les traités bilatéraux d’investissement (TBI), sans pour autant les dénoncer. Elle se distingue par ses discours au sein du G20
G20
Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions.
et de la FAO, suscite des controverses à l’OMC
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
et au Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (CIRDI
CIRDI
Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a été créé en 1965 au sein de la Banque mondiale, par la Convention de Washington de 1965 instituant un mécanisme d’arbitrage sous les auspices de la Banque mondiale.
Jusqu’en 1996, le CIRDI a fonctionné de manière extrêmement sporadique : 1972 est la date de sa première affaire (la seule de l’année), l’année 1974 suivit avec 4 affaires, et suivirent de nombreuses années creuses sans aucune affaire inscrite (1973, 1975,1979, 1980, 1985, 1988, 1990 et 1991). L’envolée du nombre d’affaires par an depuis 1996 (1997 : 10 affaires par an contre 38 affaires pour 2011) s’explique par l’effet des nombreux accords bilatéraux de protection et de promotion des investissements (plus connus sous le nom de « TBI ») signés a partir des années 90, et qui représentent 63% de la base du consentement à la compétence du CIRDI de toutes les affaires (voir graphique)). Ce pourcentage s’élève à 78% pour les affaires enregistrées uniquement pour l’année 2011.
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), essuie des procédures intentées par les fonds vautours devant la justice américaine et limite le rapatriement des bénéfices. En Amérique latine, l’Argentine participe à l’impulsion de l’Unasur et a fortement dénoncé les coups d’État au Honduras et au Paraguay. Ces faits pèsent plus lourd pour l’Argentine que les faveurs qu’elle concède aux multinationales, que d’envoyer sa présidente sonner la cloche à l’ouverture de la bourse
Bourse
La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois).
de New York, que les paiements comptants et anticipés au FMI, ou l’adoption téléguidée par Washington de la Loi Anti-terroriste [2].
Depuis que l’État national a récupéré des mains de Repsol les actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
de YPF et que le représentant argentin aux Nations Unies fut parmi les rares à ne pas déserter l’enceinte onusienne lors de l’allocution du président iranien, les démêlés se sont accrus. Et plus encore maintenant que l’Argentine a rouvert les négociations avec l’Iran [3].
Sans tomber dans des visions conspiratrices, si chères au péronisme, il n’est pas insensé de penser que l’attaque des fonds vautours, les accusations contre le gouvernement taxé d’être « chaviste » (difficile à soutenir) et les actions légales contre l’Argentine qui se sont succédé en un éclair le mois précédent la mobilisation du 8 novembre (« 8N »), sont combinées et visent en réalité [à faire échouer] celle du « 7D » [4].
Le prix à payer pour n’avoir pas audité la dette
Le fait de n’avoir pas audité la dette et d’avoir opté - des propres mots de la présidente - pour la « restructuration de la dette externe la plus importante de l’histoire », est également lourd de conséquences.
Le défaut argentin est incontestablement parmi les plus importants de l’histoire, de même que la remise de dettes, les bas taux d’intérêts et l’extension des délais de paiements obtenus. Mais pour rendre attractive cette « brillante » restructuration, acceptée par 93% des créanciers, des clauses véritablement préjudiciables ont été incluses, que nous avons alors durement critiquées en tant que membres des Économistes de Gauche. L’ajustement des intérêts au CER (un coefficient calculé avec le taux d’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. ) pour les bons émis en pesos, et l’indexation sur la croissance du PIB des coupons des bons émis en devises se sont avérés extrêmement onéreux. En outre, les bons issus de l’échange ne sont plus de la compétence des tribunaux argentins en cas de litige mais de tribunaux d’autres pays, ce dont je n’avais alors pour ma part pas pris la mesure et dont on réalise aujourd’hui qu’il s’agit d’un transfert manifeste de notre souveraineté juridique.
Selon les chiffres officiels, la dette publique atteignait 182,7 milliards de dollars au 30 juin 2012. Ce montant inclut la dette à l’égard du Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
qui s’élève à 6,5 milliards, mais n’inclut pas les intérêts échus, les 11 milliards dus aux détenteurs de bons qui ont refusé l’échange (principalement des fonds vautours) ni les paiements correspondants aux coupons basés sur l’évolution du PIB à faire en cette fin d’année. Ces sommes ajoutées, la dette dépasse dés lors largement les 150 milliards auxquels elle se montait suite à la restructuration.
L’audit
La situation aurait été tout autre si l’Argentine avait mis à profit le défaut de paiement, qui dura 38 mois, pour procéder à un audit de la dette, afin de définir la part dont elle doit effectivement s’acquitter et la part illégitime. On nous oppose régulièrement qu’après tant d’échanges et de restructurations, on perd tout trace de la dette originelle. Cela reste à démontrer, et si tel est le cas, on pourrait tout au moins juger et condamner, comme en Islande, les fonctionnaires qui ont agi à l’encontre des intérêts nationaux pendant des décennies. Le gouvernement gagnerait ainsi en autorité morale pour faire face aux vautours de l’intérieur et de l’extérieur.
La dette à l’égard du Club de Paris est pour sa part vierge de toute restructuration. Il n’y a dès lors aucune excuse pour ne pas l’auditer, d’autant qu’en l’occurrence, il semblerait qu’une part des sommes prêtées ne soit jamais entrée dans le pays.
Recouvrer la souveraineté
Nous faisons aujourd’hui les frais de la décision de ne pas auditer de la dette. L’Argentine devrait auditer au plus vite la dette (en commençant par répudier la part qui implique une perte de sa souveraineté), dénoncer les traités bilatéraux d’investissement déjà arrivés à échéance et annuler ceux restants, se retirer du CIRDI (comme l’ont fait la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela ; le Brésil n’y a pour sa part jamais adhéré) et cesser de dépenser une part énorme de nos maigres ressources en procès aux États-Unis. Elle affecterait par là des intérêts très puissants, mais poserait un acte de souveraineté.
Eduardo Lucita est membre du collectif argentin des Économistes de Gauche (EDI)
Illustration : CC / elderc
Traduction : Cécile Lamarque
[1] Pour plus d’informations sur ces deux échanges, lire notamment Eduardo Lucita « La dette argentine est de retour », 28 juillet 2008, http://www.cadtm.org/La-dette-argentine-est-de-retour et Claudio Katz et al. « Considérations sur l’échange de dette et ses implications. Les banquiers se réjouissent. Le pays s’endette. Est-il devenu progressiste de payer sa dettte ? », 27 juin 2010, http://www.cadtm.org/Les-banquiers-se-rejouissent-Le (NdT).
[2] La Loi Anti-terroriste est une réforme du Code Pénal adoptée en juin 2007 par le Congrès argentin et modifiée en décembre 2011, sous la pression du Groupe d’action financière (GAFI, organisme intergouvernemental qui a pour objectif de concevoir et de promouvoir des politiques de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme) et des États-Unis. Des organisations de défense des droits humains et des juristes argentins mettent en garde contre les conséquences de la nouvelle loi, craignant qu’elle puisse être détournée pour criminaliser la protestation sociale (NdT).
[3] La ,justice argentine soupçonne Téhéran d’être impliqué dans l’attentat contre la Mutuelle juive argentine Amia, à Buenos Aires en 1994. L’Argentine et l’Iran ont entamé des négociations en octobre 2012 afin de définir un mécanisme judiciaire qui ne soit pas en contradiction avec les procédures légales des deux pays (NdT).
[4] Le 8 novembre a été jour de cacerolazos dans tout le pays à l’appel de divers réseaux sociaux pour manifester contre le gouvernement. L’appel pose notamment comme mots d’ordre une démocratie sans corruption, sans clientélisme et s’oppose à la réforme de la Constitution qui ouvrirait la voie à une éventuelle réélection de Cristina Fernández. Voir http://argentinosindignados.com/. La mobilisation du 7 décembre se tenait en défense de la démocratisation des médias et de la Loi de Services de communication audiovisuelle (Ley de Servicios de Comunicación Audiovisual) adoptée en 2009 et à laquelle s’opposent les grands groupes de médias. Le 7 décembre devait marquer la pleine entrée en vigueur de celle-ci, reportée suite à une décision de la Chambre civile et commerciale fédérale. Lire http://fr.rsf.org/argentine-pluralisme-des-medias-une-06-12-2012,43767.html (NdT)
5 octobre 2020, par Eduardo Lucita
31 juillet 2017, par Claudio Katz , Eduardo Lucita , Franck Gaudichaud
28 avril 2016, par Eduardo Lucita
8 septembre 2011, par Eduardo Lucita
Argentine. Considérations sur l’échange de dette et ses implications
Les banquiers se réjouissent. Le pays s’endette. Est-il devenu progressiste de payer la dette ?27 juin 2010, par Claudio Katz , Julio C. Gambina , Eduardo Lucita , Jorge Marchini , Alejandro Olmos Gaona , Guillermo Almeyra , Guillermo Gigliani , José Castillo , Alberto Teszkiewicz
29 juillet 2008, par Eduardo Lucita