5 octobre 2020 par Eduardo Lucita
Entraide et solidarité aux temps de la pandémie dans un quartier pauvre de Buenos Aires. « Coronavirus : dans l’Argentine des pauvres, les rues sont vides, les ventres aussi », article et reportage photo à retrouver sur le site de Reporterre. (Photo : Karen Gamarra)
La crise sanitaire liée au coronavirus intervient en Argentine trois mois à peine après l’investiture du gouvernement péroniste Fernandez/Kichner qui hérite du lourd passif de la gestion ultralibérale et incompétente du président Macri. Élu avec la promesse d’atteindre « la pauvreté zéro », il laisse derrière lui un pays dévasté : la valeur du peso a été divisée par trois, les subventions aux produits de base ont été supprimées, les prix ont bondi, les services publics ont été cassés, 170 000 emplois ont été supprimés, 23 000 entreprises ont fermé, la dette a atteint 90 % du PIB, la pauvreté touche désormais un Argentin sur trois et les soupes populaires se multiplient. La crise sanitaire vient compliquer un éventuel redressement du pays et affecte durement les habitants des villas miseria de Buenos Aires et les populations autochtones du nord du pays, marginalisées depuis des siècles.
La lutte contre la pandémie se déroule dans un contexte de grandes incertitudes, de contradictions et de conflits. Pour les historiens comme pour les économistes, il s’agit d’une crise aux caractéristiques inédites, tout à la fois sanitaire, économico-environnementale et sociale. Ce caractère pluridimensionnel est à l’origine des incertitudes, des doutes et des craintes qui gagnent aujourd’hui une grande partie du monde.
Dans ce contexte, la politique semble également avoir été mise en quarantaine. Cela est particulièrement visible dans notre pays où tout semble dépendre des (rares) initiatives du gouvernement et où la figure présidentielle occupe le devant de la scène. L’opposition de droite n’a aucune perspective et attend un faux pas du gouvernement pour se remettre en selle, tandis que les critiques et/ou les initiatives anticapitalistes rencontrent peu d’écho. Il en est de même pour les voix critiques qui tentent de faire pression sur la majorité de l’intérieur. Tout passe par les réseaux, avec leurs avantages et leurs limites, alors que les rues sont vides. Il est nécessaire de repenser les formes d’intervention politique, car même si la pandémie est maîtrisée, le virus continuera de circuler au moins jusqu’à ce qu’un vaccin soit trouvé, et même si le confinement est assoupli, la distanciation sociale se poursuivra.
Le virus est nouveau, sa trajectoire et son comportement ne sont pas encore connus, il n’est donc pas possible de savoir combien de temps la pandémie va durer. La seule mesure sanitaire sûre dont on dispose jusqu’à présent est la distanciation sociale. Plus le confinement est strict, plus l’impact économique est important. Ne pouvant pas savoir combien de temps durera la pandémie, nous ne pouvons pas non plus estimer l’étendue et la profondeur de la crise économique actuelle. La relation entre l’économie et la santé fait l’objet, en ce moment exceptionnel, d’un débat mondial.
Pour ceux qui tentent de voir au-delà du confinement, d’autres questions se posent : quelle structure de pouvoir mondial va émerger ? Alors que toute l’architecture politico-financière apparue après la Seconde Guerre mondiale donnait des signes d’épuisement, que restera-t-il de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
telle que nous l’avons connue jusqu’ici ? Les chaînes de valeur des multinationales vont-elles redevenir ce qu’elles étaient ou verrons-nous une résurgence de certaines productions nationales ? Quels impacts psychosociaux subsisteront après cet isolement social prolongé ? Comment se manifesteront-t-ils dans les relations de travail, les relations interpersonnelles, chez les enfants ? Allons-nous renouer avec les étreintes et les poignées de main ? Qu’adviendra-t-il des loisirs ? Il n’y a pas encore de réponses, il ne peut pas y en avoir, on en est réduit aux conjectures.
Le gouvernement cherche à répondre aux besoins des plus vulnérables et à atténuer la chute de l’activité économique par des mesures telles que subventions (Revenu familial d’urgence), rétablissement du REPRO, Programme de redressement productif (paiement d’une partie des salaires), politiques en faveur des PME (crédits pour le paiement des salaires, réduction ou report des cotisations patronales), etc. On estime que le coût budgétaire de l’ensemble du paquet dépasse 2 points du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
. Le montant des différentes subventions est financé par l’émission monétaire et l’assistance aux PME l’est en réduisant les réserves bancaires et en abandonnant une partie des lettres de liquidité
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
de la Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
(Leliqs).
Le consensus qu’a obtenu le gouvernement lui permet de surmonter certaines difficultés : l’absence de tests, des erreurs de gestion qui auraient pu être évitées — le « vendredi noir » des retraités [1] — ou le scandale de la surfacturation des denrées alimentaires ; la répression des travailleurs des réfrigérateurs Penta ; la cybersurveillance. Mais le gouvernement résistera-t-il à l’effondrement de l’économie ?
Tous les gouvernements, le nôtre ne fait pas exception, émettent de l’argent et l’injectent sur le marché, réagissant comme ils l’avaient fait lors de la crise de 2008/09. Mais la crise d’aujourd’hui n’a pas son origine, comme celle d’hier, dans le secteur financier. Dans cette crise-là, on parlait de sauver les banques, et aujourd’hui ce sont les entreprises qu’il faut sauver. En cette année 2020, une économie déjà très affaiblie (au niveau national et international) est bloquée par la quarantaine (tant au niveau de l’offre que de la demande). C’est une crise de l’offre – on ne produit pas et les magasins sont fermés - et de la demande - l’argent dans les poches des gens ne permet pas d’acheter grand-chose. Faire marcher la planche à billets pour payer l’augmentation des dépenses publiques ne compensera pas la baisse de l’activité. Dans ces conditions, l’économie ne se redressera pas rapidement.
Dans ce contexte, le gouvernement vient de faire une proposition aux détenteurs privés d’obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
ayant des titres de droit étranger (représentant seulement 20 % de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
totale) : un délai de grâce pour le capital et les intérêts de trois ans (on en attendait quatre ou cinq), un abattement de 5,24 % du capital (inférieur à celui demandé par le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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) et de 62 % des intérêts (bien plus élevé que prévu), sans compter que les premières années, seuls 0,5 % seraient payés, puis cela augmenterait par la suite, pour aboutir à une moyenne de 2,33 % pour toute la période couverte par la nouvelle dette. Au moment où nous écrivons, nous ignorons quelle sera la durée d’émission des nouvelles obligations et si les intérêts impayés pendant la période de grâce seront capitalisés, ce qui rend impossible le calcul de la valeur actuelle de l’offre, qui est une donnée déterminante pour les créanciers. On ne sait pas non plus comment l’offre par groupe d’obligations sera structurée pour atteindre les pourcentages (65-75 %) requis par les clauses d’action collective.
Si cette proposition est approuvée, sera-t-elle viable ou aurons-nous une nouvelle crise de la dette dans quelques années ? Le calendrier de paiement qui ressortira des nouvelles obligations permettra-t-il une politique distributive progressive et le développement des forces productives ? Quelle devra être la croissance de l’économie pour que cela se concrétise ? Il semble que le gouvernement reprend à son compte l’estimation du FMI selon laquelle notre économie chuterait de 5,7 % cette année, avec une reprise qui commencerait au second semestre. Cela reste à voir et surtout quelle serait l’ampleur de ce possible rebond.
Les hommes d’affaires font pression pour une limitation du confinement et une reprise de la production et du commerce. Le gouvernement résiste aux pressions et au chantage : il interdit les licenciements et les suspensions, fixe des plafonds de prix, finance des lignes de prêts à intérêts modérés par le biais du système bancaire pour les PME. Mais rien n’est appliqué. Les prix plafonds sont dépassés, les licenciements et les suspensions accompagnées de réductions de salaires se multiplient jour après jour, la déclaration d’utilité publique de l’ensemble du système de santé a été rejetée par le secteur privé et abandonnée, les banques accordent les crédits au compte-gouttes, bien que leurs liquidités dépassent aujourd’hui 440 milliards de pesos. Et maintenant, c’est la ruée sur les devises…
Tout est financé par les émissions, mais il est clair qu’il faudra davantage de ressources qui ne peuvent provenir que de là où les richesses sont concentrées. C’est le sens de propositions élaborées par différents secteurs anticapitalistes, le projet le plus abouti étant celui qui a été présenté par le FIT [2] au parlement, et celui que le gouvernement est en train d’élaborer, mais pour ce que l’on en sait, il prend tellement de précautions pour ne pas affecter trop d’intérêts que les sommes qui en sont attendues, s’il était approuvé (entre 3 et 3,8 milliards de dollars), semblent dérisoires par rapport aux besoins réels.
Le gouvernement est parvenu à un consensus politique fort et bénéficie d’un bon soutien populaire, mais il se montre mou face aux puissants qui, comme toujours, cherchent à déplacer la crise vers les plus faibles. Il est évident qu’un assouplissement du confinement avant le pic serait criminel et le gouvernement tente de tenir bon, mais le fait de considérer les méga-mines comme une activité essentielle ou de payer, dans cette situation, les intérêts de la dette (quelques 5 milliards de dollars jusqu’à présent pour cette année), est un nouvel exemple de cette relation historique asymétrique entre le pouvoir politique et le pouvoir réel.
La politique est mise en quarantaine, on discute peu, mais au milieu de ce vide, la voix des travailleurs commence à se faire entendre. Cette semaine, il y a eu plusieurs déclarations, de la Fédération des travailleurs des huileries et de l’égrenage du coton, accompagnée de plus de 50 organisations syndicales du Courant ouvrier fédéral, de la Plénière syndicale combative et du courant politique syndical « Briser les chaînes ». Ils s’accordent à rejeter l’assouplissement du confinement dans les termes exigés par les employeurs et à dire que « nos vies valent plus que leurs profits ». Ils affirment « que personne ne s’en sortira tout seul », que « seul le peuple sauvera le peuple », que « la crise ne doit pas dévorer des vies ni des droits » et ils se prononcent « pour la défense de la santé, des salaires et de l’emploi » et pour la reprise de la gestion du commerce extérieur et des banques.
En bref, ils montrent une autre voie pour sortir de la crise.
Chapeau et traduction : Lucile Daumas
Article extrait de l’AVP n° 78 « Dette, coronavirus et alternatives », magazine semestriel du CADTM disponible gratuitement en pdf, en vente unique (5 €) et en abonnement annuel.
[1] Le vendredi 3 avril 2020 des queues énormes de retraité.es s’étaient formées aux portes des banques pour le retrait des pensions, sans aucun respect pour les mesures de distanciation sociale. NdT
[2] FIT : Frente de Izquierda y de Trabajadores (Front de gauche et des travailleurs)
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