L’été se termine dans l’hémisphère sud et la discussion demeure ouverte -chose inattendue il y a encore peu de temps- sur un thème structurel dans le débat économique : la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
extérieure publique.
C’est important parce que c’est un thème structurel des 4 dernières décennies et qu’il joue un rôle déterminant dans la situation politique. Nous disons ceci à quelques jours d’un autre anniversaire [1], celui du coup d’Etat de 1976 (le 24 mars) et de l’arrivée au pouvoir des militaires, pour qui la dette fut le mécanisme économique privilégié d’une restructuration régressive de l’économie, de la politique et de la société. Justement, le 23 mars, nous présenterons, dans le bâtiment de l’ESMA [2] récupéré pour la “mémoire”, un livre que nous avons écrit avec Osvaldo Bayer et Atilio Borón sur les fondements du terrorisme d’Etat, où nous mettons en évidence le rôle de l’endettement pour réorganiser les relations économiques à cette époque, avec les privatisations, la dérégulation, la libéralisation économique et de multiples formes de contraintes pour assurer le profit et la domination de capitaux concentrés et insérés dans la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
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La dette et son analyse restent une question en suspens, c’est pourquoi le débat est important, même si aujourd’hui dans les médias, tout semble se résumer à la question de savoir si on la paie avec des réserves ou des fonds provenant du budget national. La volonté législative majoritaire est en faveur du paiement de la dette. Cela s’est vérifié avec le vote commun de l’ « officialisme » (c’est-à-dire les parlementaires qui soutiennent le gouvernement) et de l’opposition (de droite) pour l’ouverture d’une nouvelle négociation avec les détenteurs de titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
argentine qui n’ont pas accepté l’échange (“canje”) de dette opéré en 2005 [3]. Que cela ne se soit pas encore concrétisé, n’élude pas la volonté commune et majoritaire de favoriser le paiement des dettes. A quoi doit s’ajouter le paiement au Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, mis en avant dans différentes déclarations publiques des autorités nationales. Ce sont les voies empruntées pour normaliser l’insertion internationale dans un système financier en crise, dans le respect des orientations d’un FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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remis en selle et dans le cadre des dispositions du G20
G20
Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions.
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Si l’on reprend le débat en profondeur, on récupérera une très riche histoire de remise en question du mécanisme de la dette dans la formation du capitalisme contemporain, local et mondial. Cette affirmation vaut y compris pour un passé plus lointain. Pour cela, il faut remonter au rôle des prêts de la Baring Brothers durant les 80 premières années de tentative de construction d’un pays indépendant au cours du 19e siècle (cela vaut la peine d’y penser en ces temps de Bicentenaire). La dette publique argentine, inaugurée avec les prêts de la Baring, généra les conditions de la dépendance vis-à-vis du capitalisme mondial sous l’hégémonie de l’Angleterre. Sur trois des huit décennies où ces prêts furent en vigueur, le pays fut en défaut de paiement mais c’est sur l’ensemble de la période que la dette conditionna, dans une large mesure, la politique économique.
La dette conditionna au 19e siècle le développement national autonome et eut de nouveau une incidence dans les années 70 du 20e siècle.
L’Argentine, avec l’endettement public, servit à un capitalisme qui, face à la récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. du capitalisme développé à la fin des années 60 et au début des années 70, avait besoin de faire circuler les fonds excédentaires du capitalisme central qui ne rencontraient pas une rentabilité suffisante. C’est une fonctionnalité similaire que les pays dépendants offrirent dans ces années de crise de rentabilté du capital. Cela peut se vérifier en Amérique latine et dans d’autres régions du Sud de la planète. L’endettement délibéré du Sud dans les années 1970 fut une manière de compenser les problèmes structurels du capital plus concentré à l’échelle mondiale. Ce que nous affirmons n’est pas nouveau : le rôle de la dette publique est consubstantiel à l’origine du régime du capital. Les Etats se sont renforcés sur la base d’emprunts à la société pour entreprendre leurs projets, leurs guerres d’expansion ou de défense, leur expansion économique et l’évolution, la promotion des marchés intérieurs et extérieurs. Il est clair que ces ressources devaient être remboursées par la suite. C’est ainsi qu’est née la nécessité d’un régime d’imposition (on peut lire ces arguments avec plus de développements dans les études sur l’accumulation primitive de Karl Marx).
Si les Etats s’endettent, ils doivent chercher les ressources pour s’acquitter de leurs obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
. La dette génère un besoin de ressources fiscales dans un cercle vicieux, où la collecte de celles-ci est destinée à l’interminable remboursement des dettes, tandis que la dette rend les revenus de plus en plus insuffisants, ce qui oblige de créer de nouveaux et de plus lourds impôts ou à renouveler et augmenter les emprunts. Pensons au caractère régressif du système fiscal construit en Argentine depuis les années de la dictature jusqu’à aujourd’hui, pour comprendre qui a financé l’Etat, ou dit autrement, qui a jusqu’à présent payé la dette. Ce qui précède va au-delà des négociations qui se trament en coulisse d’une dette largement payée par un peuple qui devrait se considérer plutôt comme créancier que comme débiteur. Le problème devrait davantage être celui de ceux qui se considèrent créanciers d’une dette illégitime et illégale par son origine et qui, produit de complicités multiples, s’est transformée en une “dette d’honneur”, selon les termes de ceux qui aujourd’hui expriment la volonté de payer.
Le capitalisme a établi le sens commun qu’il faut “honorer ses dettes”, faisant porter le fardeau et la faute aux débiteurs mis dans l’impossibilité de payer par le fonctionnement même du système. Combien de prêts sur gages ou hypothécaires n’ont pas pu être payés en raison de modifications de fonctionnement du système économique (idem pour les prêts aux petits et moyens producteurs et entrepreneurs) ? Ou à cause des conditions néfastes des politiques monétaires ou financières ? telles que les dévaluations et les restrictions d’emprunt associées à des objectifs de politique économique de mépris des intérêts non hégémoniques dans le régime du capital.
Justice en retard
La vie quotidienne, produit d’une mémoire soutenue par le mouvement populaire, renvoie l’image de militaires qui se présentent au banc des accusés. Que s’est-il passé avec les Martínez de Hoz, les Machinea ou les Cavallo ? Tous ceux-là qui sont mentionnés dans la sentence du juge Ballesteros [4] datant d’à peine une décennie (juin 2000). Ou, autrement dit, quid de toute la complicité des banques et des entreprises dans 4 décennies d’endettement généralisé et quid de ceux qui ont bénéficié des commissions, des intérêts et des avantages économiques d’un mécanisme qui a condamné des millions de personnes à l’indigence ou à la pauvreté structurelle, à la paupérisaton en Argentine et dans d’autres latitudes d’Amérique latine ou du monde ?
Débattre de la dette publique argentine, c’est discuter de la loi sur les entités financières de 1977, de la loi sur les investissements étrangers, deux lois datant de la dictature, mais aussi du pacte minier entre le Chili et l’Argentine des années 1990 pour l’exploitation de la Cordillère, ou du permis de développer les organismes génétiquement modifiés (OGM
OGM
Organisme génétiquement modifié
Organisme vivant (végétal ou animal) sur lequel on a procédé à une manipulation génétique afin de modifier ses qualités, en général afin de le rendre résistant à un herbicide ou un pesticide. En 2000, les OGM couvraient plus de 40 millions d’hectares, concernant pour les trois-quarts le soja et le maïs. Les principaux pays producteurs étaient les USA, l’Argentine et le Canada. Les plantes génétiquement modifiées sont en général produites intensivement pour l’alimentation du bétail des pays riches. Leur existence pose trois problèmes.
Problème sanitaire. Outre la présence de nouveaux gènes dont les effets ne sont pas toujours connus, la résistance à un herbicide implique que le producteur va multiplier son utilisation. Les produits OGM (notamment le soja américain) se retrouvent gorgés d’herbicide dont dont on ignore les effets sur la santé humaine. De plus, pour incorporer le gène nouveau, on l’associe à un gène de résistance à un antibiotique, on bombarde des cellules saines et on cultive le tout dans une solution en présence de cet antibiotique pour ne conserver que les cellules effectivement modifiées.
Problème juridique. Les OGM sont développés à l’initiative des seules transnationales de l’agrochimie comme Monsanto, pour toucher les royalties sur les brevets associés. Elles procèdent par coups de boutoir pour enfoncer une législation lacunaire devant ces objets nouveaux. Les agriculteurs deviennent alors dépendants de ces firmes. Les États se défendent comme ils peuvent, bien souvent complices, et ils sont fort démunis quand on découvre une présence malencontreuse d’OGM dans des semences que l’on croyait saines : destruction de colza transgénique dans le nord de la France en mai 2000 (Advanta Seeds), non destruction de maïs transgénique sur 2600 ha en Lot et Garonne en juin 2000 (Golden Harvest), retrait de la distribution de galettes de maïs Taco Bell aux USA en octobre 2000 (Aventis). En outre, lors du vote par le parlement européen de la recommandation du 12/4/2000, l’amendement définissant la responsabilité des producteurs a été rejeté.
Problème alimentaire. Les OGM sont inutiles au Nord où il y a surproduction et où il faudrait bien mieux promouvoir une agriculture paysanne et saine, inutiles au Sud qui ne pourra pas se payer ces semences chères et les pesticides qui vont avec, ou alors cela déséquilibrera toute la production traditionnelle. Il est clair selon la FAO que la faim dans le monde ne résulte pas d’une production insuffisante.
) dans l’agriculture. On ne peut oublier que la récolte record de cette année, avec la tendance à la monoculture
Monoculture
Culture d’un seul produit. De nombreux pays du Sud ont été amenés à se spécialiser dans la culture d’une denrée destinée à l’exportation (coton, café, cacao, arachide, tabac, etc.) pour se procurer les devises permettant le remboursement de la dette.
- plus de la moitié de la récolte sera du soja destiné à nourrir les animaux d’autres parties du monde-, affecte la souveraineté alimentaire locale. Quand les responsables de ce changement structurel réactionnaire de l’Argentine seront-ils convoqués par la justice ? Est-ce que les plaintes et sentences à l’encontre des militaires suffisent ? Est-ce que le pouvoir économique et ses complices dans le système politique resteront impunis ?
Nous pourrions être taxés de naïveté si nous attendions du système des réponses qui fassent le procès de sa propre logique. C’est évidemment une question politique, une question de pouvoir. Ce qui nous conduit à la question de la crise politique en cours en Argentine.
Au cours des années 1970, le bilan de la lutte a penché pour la transnationalisation du capital en Argentine, via le terrorisme d’Etat. La discipline de la terreur a fonctionné avec les disparitions, les tortures, les assassinats, l’exil et différentes formes de répression (certaines se poursuivent) ; s’est répétée ensuite par des mécanismes économiques et sociaux, l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. et l’hyperinflation, le chômage, le sous-emploi et la précarisation permanente (présente à notre époque). C’est la conséquence de la dictature, de l’endettement, du pouvoir économique. Les bénéfices du présent ont des antécédents dans le passé récent, dans les années de plomb et dans une époque de destructuration de l’organisation populaire.
Il en résulte que le jugement des responsables est essentiel. Est-ce utopique ? Est-ce possible ? Comme nous l’avons soutenu, c’est une question de pouvoir populaire et, pour cela, il faut changer la logique de l’analyse et l’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
politique du collectif social majoritaire affecté par le fonctionnement des règles hégémoniques de l’économie. Quand nous soutenions l’abrogation des lois sur l’impunité, on nous disait que c’était impossible. Nous nous sommes engagés dans cette action et, avec l’accumulation politique populaire de 2002, l’abrogation est devenue une réalité [5] . Mais si une loi n’avait pas été présentée dans ce sens, cela n’aurait pas été possible. La logique du capital réclame d’honorer les dettes en approfondissant l’état d’inégalité croissante et la surexplotation de la majorité travailleuse du peuple.
Changer la logique du pouvoir, c’est le défi d’aujourd’hui pour construire une politique alternative. Un pouvoir alternatif. Quelques amis me signalent l’impossibilité d’avancer dans cette voie vu la réalité de notre époque. C’est un argument qui nous condamne à des politiques défensives sous prétexte que cela pourrait être pire.
La crise du capitalisme nous pousse à défier le régime du capital et à essayer de nous constituer en animateurs d’un projet émancipateur, un projet de libération qui se connecte avec des projets similaires de la région latino-américaine et caraïbe. Il est certain que le refus du discours hégémonique dans la décennie passée a représenté un grand pas.
Maintenant, il s’agit de prendre le chemin du changement structurel en renversant les causes génératrices des effets régressifs largement connus, parmi lesquelles l’endettement. Nous insistons une fois de plus : la dette sert le capitalisme. Les crises de la dette ont entraîné des négociations et des refinancements, même avec des réductions de capital, pour finir par devoir plus et engager des ressources publiques croissantes afin de contenir les problèmes de rentabilité du régime capitaliste en crise.
Participation populaire pour décider
Il est temps de consulter la population. En 2003, en pleine suspension partielle du remboursement de la dette (2001-2005), une consultation populaire a été (auto)convoquée portant sur trois questions. Les résultats furent éloquents pour les 2 100 000 personnes qui ont participé au sondage. 98% se sont prononcés contre la militarisation. 96% ont refusé l’ALCA [6]. Et enfin, 88% manifestèrent leur adhésion au non-paiement de la dette. Un chiffre moindre que sur les autres questions, qui montre qu’il s’agit d’un thème complexe, mais ce pourcentage représente un actif
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
de 1 900 000 personnes manifestant leur volonté de ne pas payer la dette. Ce fut une manifestation souveraine. N’est-il pas temps de convoquer une nouvelle consultation populaire sur l’endettement, son paiement ou non ?
Que le peuple décide, avec toute l’information et le temps nécessaires pour penser la conjoncture et la replacer dans une structure historiquement formée. C’est une question de présent et d’avenir. C’est certain qu’une mesure de non-paiement suppose des confrontations politiques avec le pouvoir économique local et mondial. Face à cela, beaucoup soutiennent que c’est impossible, que même le Venezuela n’a pas décidé de ne pas payer la dette. C’est certain, j’en conviens, encore qu’il faille reconnaître les efforts dans l’ALBA [7] pour la nouvelle architecture financière régionale, la sortie de la Bolivie du CIRDI
CIRDI
Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a été créé en 1965 au sein de la Banque mondiale, par la Convention de Washington de 1965 instituant un mécanisme d’arbitrage sous les auspices de la Banque mondiale.
Jusqu’en 1996, le CIRDI a fonctionné de manière extrêmement sporadique : 1972 est la date de sa première affaire (la seule de l’année), l’année 1974 suivit avec 4 affaires, et suivirent de nombreuses années creuses sans aucune affaire inscrite (1973, 1975,1979, 1980, 1985, 1988, 1990 et 1991). L’envolée du nombre d’affaires par an depuis 1996 (1997 : 10 affaires par an contre 38 affaires pour 2011) s’explique par l’effet des nombreux accords bilatéraux de protection et de promotion des investissements (plus connus sous le nom de « TBI ») signés a partir des années 90, et qui représentent 63% de la base du consentement à la compétence du CIRDI de toutes les affaires (voir graphique)). Ce pourcentage s’élève à 78% pour les affaires enregistrées uniquement pour l’année 2011.
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et l’audit de la dette en Equateur. En général, je partage les arguments qu’on m’oppose, mais je crois que quelqu’un doit tenir un discours alternatif, sinon, “on peut seulement faire ce qu’on peut”. On doit discuter de ce que l’on peut faire, parce que c’est ce chemin balisé du soi-disant “possible” qui a mené Macri [8] au gouvernement de la ville de Buenos Aires en 2007. Plus qu’un succès de la proposition de cet homme d’affaires, ce qui est arrivé, c’est un vote-sanction pour le centre gauche et ses limites dans l’administration de Buenos Aires.
Il y a ceux qui croient que mettre en avant des propositions alternatives à celles soutenues par le gouvernement, revient à comparer l’administration actuelle avec les politiques menées dans les années 1990. Ce que j’essaie de faire, c’est de situer le débat de la dette depuis son origine, sans nier qu’il y ait des nuances entre les différents gouvernements constitutionnels qui se sont succédé. C’est seulement à partir de là qu’on peut penser à des mécanismes “politiques” de construction alternative. Je vais être plus précis : cela ne sert à rien aujourd’hui de comparer le Venezuela avec l’Argentine, parce que depuis Caracas, et avec la Bolivie, l’Equateur et Cuba, un processus complexe d’objectifs articulés pour une autre société a commencé. Ce n’est pas la voie du Brésil, de l’Argentine ou de l’Uruguay. Dans les pays cités en premier, un sujet collectif s’est constitué ou tente de se construire pour avancer dans une direction alternative, socialiste, du 21e siècle, communautaire, ou comme vous voudrez l’appeler.
Quel est le sujet qui se construit en Argentine, au Brésil ou en Uruguay ? Dans ce dernier pays, une base politique existe au sein du Frente Amplio [9] et une base sociale au sein de la PIT-CNT [10], dans les coopératives de logement, dans le mouvement étudiant, avec tous, une trajectoire combative depuis des décennies et peut-être la stratégie nationale actuelle peut-elle se concevoir comme une étape de transition. C’est principalement au mouvement populaire uruguayen d’y réfléchir et d’y répondre. La situation au Brésil est plus complexe de par l’histoire de la société et du mouvement populaire. Le PT a décidé une alliance plus large pour gouverner, sans définir de nouveaux défis de radicalisation du processus politique. Nous insistons aussi sur le fait que c’est un débat brésilien bien qu’il influence très certainement tout le continent. Et en Argentine ? La base gouvernementale de soutien politique central se trouve dans le PJ [11], dans la CGT [12], et peut-être, dans l’une des centrales patronales. Ce n’est pas encore la constitution d’un sujet social en faveur des transformations bien qu’il existe des secteurs qui appuient l’officialisme pour sa tradition et son appartenance au camp du changement politique. Un des éléments qui sous-tend ma position, part de ce que l’officialisme ne reconnaît toujours pas la CTA [13] , sa personnalité et son rôle dans la construction d’un nouveau sujet en faveur du changement, ou l’acceptation de nouveaux syndicats qui prolifèrent dans une lutte dure contre l’impunité des patrons.
Il ne s’agit pas seulement de lancer des consignes ou d’être simpliste, comme le disent certains. Il s’agit d’arguments pour polémiquer dans la perspective de construire des sujets en faveur du changement politique dans le pays, dans la perspective d’avancer dans le projet émancipateur qui anime une partie de la région latino-américaine et caraïbe.
Buenos Aires, 21 mars 2010
Traduit et édité par Denise Comanne, Stéphanie Jacquemont et Eric Toussaint
Julio Gambina est membre de ATTAC-CADTM Argentine. Professeur d’économie politique à la Faculté de Droit de l’Université Nationale de Rosario (UNR). Président de la Fondation de Recherches Sociales et Politiques (FISYP). Membre du Comité Directeur du Conseil latino-américain de Sciences sociales (CLACSO). Directeur du Centre d’Etudes de la Fédération Judiciaire d’Argentine (CEFJA).
[1] 2010 est l’année du bicentenaire de l’indépendance pour la plupart des pays d’Amérique latine (NDT).
[2] Le bâtiment de l’ESMA, l’Ecole Supérieure de Mécanique de l’Armée, à Buenos Aires, a servi de centre de détention et de torture clandestin pendant la dictature de 1976 à 1983. En 2004, le président Nestor Kirchner a en fait un musée de la mémoire dédié aux 30 000 disparus de la dictature (NDT).
[3] Cet échange de dettes consistait à proposer aux créanciers privés, en échange des bons qu’ils détenaient (et sur lesquels l’Argentine était en défaut de paiement depuis fin 2001 pour un montant de 100 milliards de dollars), des titres de moindre valeur. Après de longues négociations conclues en février 2005, 76 % d’entre eux ont accepté de renoncer à plus de 60% de la valeur des créances qu’ils détenaient. Cet accord a signifié la reprise des remboursements envers les créanciers privés. Le CADTM a critiqué cet accord car le gouvernement a fait trop de concessions notamment en garantissant un taux de rémunération de nouveaux bons bien trop élevés. Le CADTM était favorable au non paiement pur et simple sauf à l’égard des petits détenteurs de titres qui auraient pu être indemnisés (NDT).
[4] Sentence prononcée par le juge fédéral Ballesteros, plus connue sous le nom de « sentence Olmos » du nom du journaliste argentin à l’origine de la plainte, portant sur l’endettement durant la période de la dictature. Suite à un audit des dettes, le juge a déterminé l’existence d’au moins quatre cent soixante-dix-sept délits liés à l’endettement extérieur au cours de la période. Le texte complet de la sentence est disponible en espagnol sur http://www.cadtm.org/Deuda-externa-de-la-Argentina (NDT)
[5] A la chute de la dictature, les lois dites d’impunité ont été promulguées : la loi dite « du point final » (Ley de punto final), adoptée en 1986, mettait fin à toute enquête ou poursuites judiciaires contre les responsables de détentions illégales, d’actes de torture, d’assassinats durant la période de la dictature ; la loi dite « de l’obéissance due » (Ley de obediencia debida), de 1987, établissait quant à elle la présomption absolue (c’est-à-dire sans possibilité d’apporter la preuve contraire) que les actes commis par les membres des forces armées durant la dictature n’étaient pas punissables puisque ces derniers agissaient en vertu de l’obéissance due à leurs supérieurs. En 2003, le Congrès national a voté l’abrogation de ces lois, qui ont ensuite été déclarées comme nulles par la Cour Suprême en 2005, en raison de leur caractère inconstitutionnel.
[6] Zone de libre-échange des Amériques, projet promu par les Etats-Unis qui devait faire de l’ensemble du continent un vaste marché où les marchandises pourraient circuler sans entrave, pour le plus grand bénéfice des transnationales nord-américaines. Ce projet a suscité une forte opposition populaire et a finalement été rejeté lors du sommet de Mar del Plata (Argentine) en 2005 (NDT).
[7] L’ALBA (Alianza Bolivariana para los Pueblos de America) est un projet d’intégration alternative proposée en 2003 par le président du Venezuela en réponse à l’ALCA (Area de Libre Comercio de las Americas), l’initiative des États-Unis. Opérationnelle depuis 2004, elle comprend maintenant le Venezuela, Cuba, la Bolivie, le Nicaragua, la Dominique, St Vincent et les Grenadines, l’Équateur, Antigua & Barbuda. La proposition d’intégration inclut des projets dans plusieurs domaines tels que la finance, l’éducation, les infrastructures, la science et technologie, l’énergie, l’environnement, etc. L’initiative la plus importante à ce jour est celle de Petrocaribe, qui fournit du pétrole vénézuélien à des conditions abordables pour le reste des pays membres. A son apogée en 2008, la valeur totale des exportations de pétrole vénézuélien à ses partenaires de Petrocaribe a atteint 10 milliards de dollars (NDT).
[8] Chef d’entreprise et politicien représentant la droite dure (NDT).
[9] Coalition de partis de gauche, dont sont issus l’ancien président Tabaré Vazquez et l’actuel président, élu fin novembre 2009, José Mujica (NDT).
[10] La PIT-CNT (Intersyndicale pléniaire des travailleurs - Convention nationale des travailleurs) est la seule confédération syndicale uruguayenne. Son nom actuel provient d’une part de la Convention nationale des travailleurs (CNT) créée en 1964, et interdite après le coup d’Etat du 27 juin 1973, d’autre part de l’Intersyndicale pléniaire des travailleurs (PIT), créée en 1982, alors que la junte militaire accordait une libéralisation relative du régime. Le 1er mai 1984, la confédération reprit son nom initial de CNT, sans abandonner le sigle PIT. La PIT-CNT compte aujourd’hui 64 fédérations syndicales et environ 200 000 affiliés. Source : Wikipédia (NDT)
[11] Le Parti justicialiste est le parti péroniste de l’ex-président Nestor Kirchner et de l’actuelle présidente Cristina Fernández de Kirchner (NDT).
[12] Confédération Générale du Travail, principal syndicat argentin très bureaucratisé (NDT).
[13] Centrale des Travailleurs Argentins, issue d’une scission d’un groupe de syndicats de la CGT (NDT). Le gouvernement n’a pas reconnu la représentativité de la CTA alors qu’elle représente un secteur important des travailleurs syndiqués car il privilégie les rapports avec la CGT. De même le gouvernement refuse de reconnaître des organisations syndicales plus récentes issues de luttes radicales des travailleurs.
President de la Fundación de Investigaciones Sociales y Políticas, FISYP, Buenos Aires. www.juliogambina.blogspot.com
ATTAC-Argentina - CADTM AYNA
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