Aujourd’hui, plus que jamais, résister à Alibaba et son monde !

23 avril 2020 par Cédric Leterme


(CC - Wikimedia)

Les plateformes numériques comme Alibaba cherchent actuellement à tirer profit de la crise. Il ne faut cependant pas oublier les risques liés à l’existence et à la consolidation de ces gigantesques monopoles privés, affirme un collectif de signataires (voir au bas de l’article), dont Cédric Leterme, chargé d’étude au CETRI et au GRESEA.



Ces dernières semaines, nous avons assisté à différentes tentatives visant à redorer l’image de l’aéroport de Liège ainsi que du géant chinois de l’e-commerce, Alibaba, en les présentant comme des acteurs bénéfiques dans la lutte contre le coronavirus. Pourtant, au-delà de ces opérations de communication, nous voulons rappeler à quel point la crise actuelle – à la fois sanitaire, économique, politique et sociale – devrait, au contraire, nous pousser à nous opposer plus que jamais à l’arrivée d’Alibaba à Liege Airport, et plus largement au modèle économique qui sous-tend le commerce électronique et sa mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
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DES ÉPIDÉMIES TOUJOURS PLUS FRÉQUENTES

Plusieurs éléments nous confortent dans cette position. Le premier, c’est le fait que l’arrivée d’Alibaba à Liege Airport s’inscrit dans une extension continue du commerce et de la logistique impliquant la destruction des écosystèmes, ce qui favorise la multiplication des épidémies d’origine animale. En effet, à l’image de 75% des maladies émergentes (ebola, VIH, grippes aviaires et autres Sras ou zika), le Covid-19 s’est transmis à l’être humain par ce biais. Or, ces transmissions sont facilitées par la déforestation, l’élevage intensif, l’urbanisation et la fragmentation des milieux, ainsi que le réchauffement climatique.

Dans la liste des principaux responsables de cet anéantissement des écosystèmes, figurent les projets de « mégacorridors logistiques », ces vastes réseaux d’infrastructures qui visent à mieux connecter entre elles les zones d’extraction, de production et de consommation mondiale, afin d’étendre et d’intensifier toujours plus les échanges. Parmi les exemples les plus destructeurs, on retrouve celui des « nouvelles routes de la soie » chinoises... dont Alibaba est un des grands bénéficiaires à l’échelle internationale*.

DES ÉPIDÉMIES QUI SE PROPAGENT TOUJOURS PLUS LARGEMENT ET RAPIDEMENT

Deuxième élément à prendre en compte : le fait que le développement du commerce mondial favorise également la diffusion rapide et à une échelle toujours plus large des épidémies. De ce point de vue, la volonté d’Alibaba de pouvoir livrer partout dans le monde en moins de 72 heures – notamment à travers la création de cinq « hubs logistiques », dont celui de Liège – prend une autre signification en ces temps de pandémie… On sait en effet que le trafic aérien a été un des vecteurs clés de la diffusion mondiale en un temps record de l’épidémie de Covid-19. Et de la même manière, il ressort de récentes études que la pollution aux particules fines, dont le secteur des transports est aujourd’hui le principal émetteur, a également contribué à faciliter la propagation du virus. Dans le cas du commerce électronique, ces problèmes sont en outre aggravés par la taille plus réduite des colis transportés qui rend plus difficile leur contrôle systématique.

DES SOCIÉTÉS DE MOINS EN MOINS CAPABLES DE FAIRE FACE AUX ÉPIDÉMIES ET À LEURS CONSÉQUENCES

Troisième et dernier élément, on sait aussi que le modèle économique promu et incarné par Alibaba aggrave les difficultés qu’ont les États et les sociétés à pouvoir faire face aux épidémies et à leurs conséquences. Si le monde n’a évidemment pas attendu les plateformes d’e-commerce pour être dépendant de chaînes de production mondiales éclatées et d’une logique de flux tendus (dont on voit maintenant à quel point elles mettent les sociétés en péril en temps de crise), le développement des activités du groupe en Belgique et en Europe menace bel et bien d’en aggraver l’importance. On risque ainsi de se retrouver encore plus dépendant du marché mondial – et de la Chine en particulier – pour nos approvisionnements clés, aux antipodes donc des exigences de relocalisation que la crise actuelle met pourtant en lumière.

Autre problème : on sait que les plateformes numériques contribuent peu, et souvent pas du tout, aux rentrées fiscales des pays où elles opèrent. Or, leur activité est tout sauf dématérialisée et représente au contraire un poids et donc un coût important en termes d’infrastructures publiques. Ce manque de rentrées fiscales est par ailleurs d’autant plus problématique qu’une plateforme comme Alibaba menace les activités d’entreprises locales, qui, elles, payent l’impôt et financent la sécurité sociale. Pourtant, la crise actuelle nous montre à quel point nous avons besoin de services publics forts, dont des hôpitaux correctement financés, et d’une sécurité sociale capable de jouer pleinement son rôle.

Enfin, il faut également souligner ici à quel point la crise du Covid-19 a été – et continue d’être – aggravée par le manque de transparence et de contrôle démocratique de certains États et institutions clés (à commencer par la Chine et l’OMS, mais la situation en Belgique pose également question de ce point de vue). Or, le projet d’implantation d’Alibaba à Liège s’inscrit lui aussi dans cette logique d’opacité qui empêche les citoyens d’être informés et de pouvoir agir sur des processus qui les concernent directement.

RÉSISTER AUX SIRÈNES DU NUMÉRIQUE ET RESPECTER L’ACCORD DE PARIS SUR LE CLIMAT

Nous ne sommes pas dupes. Les plateformes numériques comme Alibaba cherchent actuellement à tirer profit de la crise pour développer leurs activités et – surtout – pour gagner en légitimité. Après tout, c’est grâce à elles que toute une série de services continuent d’être assurés malgré le confinement, quand elles ne mettent pas directement leurs technologies au profit de la lutte contre l’épidémie. Ce serait toutefois oublier un peu vite les risques liés à l’existence et à la consolidation de ces gigantesques monopoles privés, que ce soit en matière de protection de la vie privée, de contrôle démocratique, de non-respect des engagements de l’Accord de Paris sur le climat, de concurrence ou encore de respect des droits des travailleurs et travailleuses. Sur ce dernier point, on notera le cynisme avec lequel les géants actuels de la logistiques mettent en péril la santé de leurs travailleurs et travailleuses pour continuer d’assurer leurs activités, y compris les moins « essentielles ». Plus fondamentalement, ce serait aussi oublier que ces entreprises, comme toutes celles qui défendent et profitent d’une mondialisation débridée, loin d’offrir des solutions salvatrices, sont en grande partie responsables des crises que nous affrontons.

Par la plateforme Watching Alibaba : Comité des citoyens de l’aéroport de Liège (CCAL), Nicolas Destrée (Student for Climate Liège), Greenpeace Liège, Cédric Leterme (CETRI-GRESEA), Eric Nemes (Attac Liège), Pierre Ozer (ULiège), Christine Pagnoulle (Attac Liège/ULiège).


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