Entretien

Bettina Müller : « Pour changer, on a besoin de volonté politique »

2 septembre 2020 par Sergio Ferrari , Bettina Müller


La politologue allemande Bettina Müller, résidant à Berlin depuis 2019 après avoir travaillé quatre ans en Argentine, est chercheuse en commerce et investissements au Transnational Institute (Amsterdam, Pays-Bas) et co-auteure de l’étude « Haciendo malabares. América Latina entre la crisis de la pandemia y el arbitraje de inversiones » (« Jongler. L’Amérique latine entre la crise pandémique et l’arbitrage des investissements ») [1]. Elle nous a accordé un entretien.




Sergio Ferrari (SF) : Pourriez-vous pondérer l’impact négatif des cinq cas présentés dans votre étude quant aux conséquences les plus graves pour une importante quantité de personnes, notamment à faibles ressources ?

Bettina Müller (BM Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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Si nous jugeons les effets directs, le cas du Guatémala obligé de débourser plus de 36 millions de dollars US en pleine pandémie, est très grave. Il s’agit d’une somme d’argent concrète et très élevée d’argent qui manque au pays pour investir, par exemple, dans la santé publique. Quant aux menaces de plainte, le cas du Pérou est probablement le plus grave, parce que ces menaces ont eu un effet direct. Le gouvernement a dû revenir sur la loi votée en avril dernier. Plusieurs entreprises perçoivent à nouveau des péages. Quant à la Bolivie, le fait que les arbitres n’aient pas accepté de suspendre ce cas n’a peut-être pas d’effets immédiats. Mais à moyen et à long terme, cela peut coûter des millions à ce pays.


SF : D’après votre étude, il semblerait que les cabinets d’avocats au service des multinationales montrent un acharnement particulier envers l’Amérique latine et les Caraïbes...

BM : Ce n’est pas la spécificité d’un continent. Les investisseurs ne veulent jamais perdre, dans aucune partie du monde. D’autres régions du Sud connaissent ce genre de problèmes, spécialement l’Afrique confrontée à un boom de plaintes durant ces dernières années. Quant à l’Amérique latine et aux Caraïbes, j’observe divers éléments. Cette région a signé 470 traités de protection des investissements et du commerce, ouvrant la voie à des demandes d’arbitrage. Elle connaît un niveau relativement élevé d’investissements étrangers directs. Une grande partie de ces investissements s’effectue dans le secteur de l’exploitation des ressources naturelles, surtout les mines et les hydrocarbures. Ceux qui investissent dans ces secteurs sont des entreprises étatsuniennes, canadiennes ou européennes, protégées par ces traités sur les investissements. De nombreuses plaintes sont dirigées à cette branche, en réponse à la décision de plusieurs pays de restructurer leurs économies et de reprendre le contrôle de leurs ressources naturelles. Ou de protéger la nature quand ces projets d’exploitation ne respectent pas les normes environnementales.


SF : Face à ce mécanisme quasi diabolique, n’y a-t-il aucune échappatoire pour les Etats ?

BM : Non. Seule dans quelques rares traités existe une clause définissant que l’Etat doit donner son accord pour faire l’objet d’une plainte, quand celle-ci lui est notifiée, c’est-à-dire de décider cas par cas s’il accepte ou non la plainte. Mais seul 1 % des traités contient une telle clause, inexistante dans le cas des pays latino-américains. Dans la majorité des accords, en les signant, l’Etat accepte sans autre la possibilité de faire l’objet d’une plainte.


SF : Mais il existe des précédents d’Etats qui ont tapé du poing sur la table...

BM : Effectivement, ce qui est important, c’est la volonté politique. L’Equateur a dénoncé la totalité de ces accords vers 2017, après l’audit d’une Commission citoyenne des traités de protection réciproque d’investissements et du système d’arbitrage international en matière d’investissements (CAITISA). D’autres exemples de pays ayant dénoncé leurs TBI sont ceux de la Bolivie, de l’Afrique du Sud, de l’Indonésie, de l’Inde, de la Tanzanie et de l’Italie. Récemment, tous les pays de l’Union européenne ont décidé de dénoncer de manière conjointe les traités de protection intercommunautaire. Maintenant, il existe une clause dans les traités : la dénommée « Sunset clause » (ou de survie), établissant que, si un pays décide unilatéralement d’annuler un accord, celui-ci reste en vigueur entre 10 et 20 ans de plus, selon ce qu’ont défini les pays en signant le traité. Cela signifie qu’il n’est automatique que lorsqu’un pays dénonce ses traités. Il n’y alors plus de possibilité pour les investisseurs de porter plainte contre ce pays.

- Lire l’article L’inversion étrangère étouffe l’Amérique latine


Traduction de l’espagnol : Hans-Peter Renk

Notes

[1« Haciendo malabares. América Latina entre la crisis de la pandemia y el arbitraje de inversiones » (« Jongler. L’Amérique latine entre la crise pandémique et l’arbitrage des investissements ») (https://longreads.tni.org/es/isds-covid19-alc), récemment publiée par le Transnational Institute (TNI), centre de recherches et d’enquête politique, dont le siège se trouve à Amsterdam (Pays-Bas).

Sergio Ferrari

Journaliste RP/periodista RP

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Bettina Müller

est membre de Instituto de Estudios y Formación CTA Autónoma, de ATTAC Argentine du CADTM AYNA, et chercheuse en commerce et investissements au Transnational Institute

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