11 mai 2018 par Eric Toussaint
Rencontres CADTM Asie avril 2018
Plusieurs articles ont été publiés en français, en anglais, en espagnol et en portugais sur le site du CADTM à propos du 7e atelier régional du CADTM Asie du Sud qui s’est tenu avec succès à Colombo, au Sri Lanka, du 6 au 8 avril 2018.
Comme l’a écrit Nathan Legrand dans son article Asie du Sud : Nouveaux créanciers et nouvelles formes de péonage pour dette, « une quarantaine de délégué-es représentant divers mouvements sociaux (mouvements paysans, féministes, syndicalistes, etc.) se sont réunis, venant du Sri Lanka, mais aussi d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh, du Népal, ainsi que du Japon, de France et de Belgique (pour le secrétariat international du CADTM). Il ne s’agissait pas simplement d’un atelier organisé par le CADTM, puisqu’il n’aurait pas pu se tenir sans la participation active et le soutien financier d’organisations du Sri Lanka, [1] ([LST) et [2] (MONLAR). La majorité des participant-e-s venait du Sri Lanka et les deux principaux groupes nationaux – Singhalais et Tamouls – étaient représentés. Ainsi, tout l’évènement s’est déroulé en trois langues (singhalais, tamil, anglais), ce qui a été rendu possible grâce à l’aide précieuse apportée par une courageuse équipe d’interprètes. »
Pour connaître la situation politique et sociale du Sri Lanka il faut lire l’article que Nathan a consacré à la région : "Asie du Sud : Nouveaux créanciers et nouvelles formes de péonage pour dette".
Nous avons eu plusieurs discussions avec toute une série d’activistes sri lankais et j’ai donné une interview à l’un des principaux quotidiens du pays Il faut mettre fin au remboursement de la dette illégitime
En marge de cet atelier, Nathan, Sushovan Dhar et moi avons eu plusieurs discussions concernant l’activité du CADTM en Asie du Sud et également en Asie de l’Est. Nous avons également planifié un voyage de Sushovan en Afrique du Sud à l’occasion du sommet des chefs d’États des BRICs qui se réuniront à Johannesburg du 25 au 27 juillet 2018. Cette activité est planifiée en contact étroit avec Patrick Bond qui est actif en Afrique du Sud et est un des organisateurs du contre-sommet. Sushovan pourrait faire un stop à Nairobi au Kenya pour se réunir avec les contacts du CADTM dans ce pays. En effet le CADTM entretient des rapports avec des organisations kényanes depuis 13 ans, c’est à dire depuis le 7e forum social mondial qui s’est tenu à Nairobi en janvier 2007. Jawad s’est rendu au Kenya en 2016 pour le compte du secrétariat international partagé du CADTM ; la coordination Afrique du CADTM a prévu une activité dans ce pays au cours de l’année 2018.
A Negombo, une ville située à 30 km de Colombo, Nathan et moi avons également eu une importante réunion avec des femmes et des hommes victimes du microcrédit et nous en avons rendu compte dans un article : Témoignage accablants sur les microcrédits. Les femmes rencontrées font partie de trois communautés : la communauté musulmane, la communauté tamil et la communauté cinghalaise.
Au Sri Lanka, la résistance aux politiques des agences de microcrédit commence à s’organiser
Nathan et moi, nous nous sommes ensuite rendus en Inde à Calcutta pour y retrouver Sushovan qui réside dans cette mégalopole de 14 millions d’habitants. Sushovan a organisé un programme d’activités à l’occasion de notre visite. Nous étions accueillis par le principal syndicat des employés de la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. d’Inde.
Ce syndicat, en collaboration avec une association culturelle, m’avait invité à donner une conférence le 16 avril sur le thème du rôle des banques centrales, de la socialisation des banques, des dettes illégitimes dont celles des grandes entreprises privées. Il y avait environ 120 participants, essentiellement des syndicalistes de la banque centrale et des banques publiques (le syndicat des employés de la banque centrale [3] fait partie à son tour d’une fédération plus large d’employés de banques [4] ). Ma conférence a été modérée par un ex-ministre des finances du gouvernement du Bengale occidentale (le Bengale occidentale compte 90 millions d’habitants). Il faut savoir que le Bengale occidental a été gouverné pendant 34 ans, entre 1977 et 2011, par une coalition appelée le Front de Gauche (Left Front) composée du Communist Party of India (Marxist), All India Forward Bloc, le Revolutionary Socialist Party, le Marxist Forward Bloc, le Revolutionary Communist Party of India, le Biplabi Bangla Congress et également le Communist Party of India.
Asim Kumar Dasgupta, l’ex-ministre des Finances qui a modéré ma conférence est membre du CPI(M)) qui a une tradition maoïste ou prochinoise depuis sa naissance en 1964 quand il a rompu avec le Parti Communiste d’Inde qui est resté à ce moment-là pro-Moscou. Le Communist Party of India (Marxist) revendique plus d’un million de membres. Asim Kumar Dasgupta a été ministre des finances pendant 24 ans (1987-2011). Il a fait une partie de ses études aux États-Unis, entre autres son doctorat, notamment en compagnie de Joseph Stiglitz. Évidemment, on ne peut qu’être critique avec la gestion gouvernementale du Left Front qui a fini par décevoir la population car le gouvernement a multiplié les concessions avec le grand capital et n’a pas suffisamment profité de son long passage au pouvoir pour approfondir une série de réformes sociales positives mais insuffisantes.
Ma conférence était basée notamment sur la nécessité d’un programme de socialisation de la banque incluant une série de mesures d’urgence pour faire face à l’offensive du gouvernement contre les banques publiques (voir plus bas), la nécessité d’encourager l’auto-activité des mouvements sociaux et du peuple organisé à la base, la nécessité de prendre des mesures radicales de rupture avec le système capitaliste. Il y a d’ailleurs eu plusieurs questions sur le bilan des expériences au Venezuela, en Équateur et en Bolivie, particulièrement au Venezuela et j’ai expliqué les grandes limites de ces expériences. De la salle, on m’a également interrogé sur la Chine d’aujourd’hui et j’ai expliqué que celle-ci était un pays capitaliste qui menait une politique de type impérialiste, ne constituant pas une alternative face aux États-Unis. Ces derniers étant certes beaucoup plus agressifs et dangereux. J’ai ajouté qu’il fallait auditer les dettes contractées auprès de la Chine ainsi que les investissements qu’elle réalisait. Ma réponse a choqué quelques participants mais manifestement une grande partie du public était d’accord.
Après la conférence, plusieurs militants et responsables syndicaux nous ont dit qu’ils avaient été convaincus de la nécessité de l’audit citoyen de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et des propositions de mesures d’urgences vers la socialisation des banques. Le lendemain nous avons eu une réunion au local syndical en compagnie de Sushovan. Des projets de poursuite de la collaboration ont été envisagés. Le suivi sera bien sûr assuré par Sushovan qui est sur place.
Le 17 avril un de deux principaux quotidiens indiens, The Hindu, qui diffuse à plus d’un million d’exemplaires [5] a publié une longue interview de moi portant sur la crise internationale et sur les perspectives
Elle sera publiée bientôt sur le site en français du CADTM.
Les banques publiques représentent en Inde plus de deux tiers du marché bancaire
Voici la retranscription d’une partie du début de la conférence que j’ai donnée à Calcutta :
Les banques publiques représentent en Inde plus de deux tiers du marché bancaire. Elles sont l’objet d’une campagne de dénigrement systématique lancée par le gouvernement, les grands médias et la presse financière internationale telle que le Financial Times, visant à accélérer le mouvement de privatisation en cours depuis les années 1990. À travers cette campagne, les détracteurs du service public affirment que si les banques passaient totalement aux mains du secteur privé, elles seraient beaucoup plus efficientes et serviraient mieux l’intérêt général. Le fait qu’existe une série de scandales à propos du mauvais usage des fonds bancaires au profit de grands capitalistes indiens apporte de l’eau au moulin de cette campagne. De quoi s’agit-il ?
Les dirigeants des banques publiques ont transformé celles-ci en vaches à lait des grands groupes capitalistes indiens
Dans le cas du capitaliste Nirav Modi et de la Punjab National Bank (PNB
PNB
Produit national brut
Le PNB traduit la richesse produite par une nation, par opposition à un territoire donné. Il comprend les revenus des citoyens de cette nation vivant à l’étranger.
), la banque publique qui lui a octroyé du crédit de manière frauduleuse, les dirigeants de la PNB ont émis des lettres de garantie qui ont permis à Modi d’emprunter à Anvers, Francfort, Hong-Kong, sur l’île Maurice et à Bahreïn, sans que ces emprunts ne se retrouvent enregistrés dans les comptes de la PNB en Inde suite à de véritables falsifications. Les montants n’étaient donc pas communiqués à la banque centrale indienne chargée de contrôler les banques du pays. Les responsables de la banque qui réalisaient ces opérations ne communiquaient pas les codes SWIFT associés à ces transactions réalisées à l’étranger. L’escroquerie s’élève à plus de 1,4 milliards d’euros [6]
Ces différents scandales indiquent clairement que les dirigeants des banques publiques ont transformé celles-ci en vaches à lait des grands groupes capitalistes indiens. Une proportion très importante des crédits accordés par les banques est destinée à de grandes entreprises privées qui empruntent à bon compte et se déclarent en défaut de paiement même lorsqu’elles continuent à faire des profits. Dans le jargon utilisé par la presse indienne, on parle de « wilful defaulters » (« débiteurs défaillant de plein gré », ou « mauvais payeurs volontaires »).
Les responsables de récents scandales, Nirav Modi et Vijay Mallya, ont échappé à la justice indienne en quittant le pays avant que des poursuites soient engagées. Le ministère des Finances a publié une liste de ces « wilful defaulters », et, alors que peu d’actions sont entreprises pour poursuivre les bénéficiaires du côté du secteur privé, le gouvernement met en place un plan de recapitalisation des banques publiques pour faire face au trou laissé par ces fraudes. Le plan de recapitalisation représente un montant de 32 milliards de dollars US. Les montants extravagants des fraudes et des défauts volontaires, qui entraînent des pertes considérables, alimentent la thèse selon laquelle il faut accélérer la privatisation des banques publiques. Un argument de choc utilisé dans cette campagne est le taux élevé des prêts non-performants (non-performing loans, NPLs, c’est-à-dire les crédits qui sont en suspension de paiement depuis au moins 3 mois) dans les banques publiques – ces NPLs étant, dans leur écrasante majorité, le résultat de la décision des grands groupes privés endettés de suspendre le remboursement de leur dette. Il faut souligner que le taux de défaut des catégories populaires est faible.
Cela mérite d’être resitué dans son contexte international. Le taux de NPLs sur le total des prêts accordés en Inde s’élève à 10 % pour l’ensemble du secteur bancaire et à 12,5 % pour les banques publiques. En juin 2017, les taux de NPLs s’élevaient à 46 % en Grèce, 44 % à Chypre, 17 % au Portugal, 13 % en Slovénie, 12 % en Bulgarie, en Italie et en Irlande, 11 % en Hongrie, 10 % en Roumanie [7]. Il en résulte que le taux des NPLs en Inde est soit nettement inférieur, soit équivalent à ces taux cités, ce qui devrait permettre de dédramatiser la situation en Inde si cela était connu de l’opinion publique indienne. D’autant que pour les pays européens concernés, les NPLs sont majoritairement de la responsabilité des banques privées. Les NPL en Italie représente plus du double des NPL en Inde alors que la population indienne est quinze fois supérieure à celle de l’Italie.
Il n’en demeure pas moins que la situation indienne, sans être aussi dramatique que ne le laisse entendre le discours dominant, exige des solutions radicales. Les mesures qui devraient être prises consistent à :
Il s’agit de mesures d’urgence qui doivent ouvrir la voie à la socialisation complète du secteur bancaire indien.
La campagne de dénigrement lancée contre le secteur bancaire public en Inde fait l’impasse sur une importante leçon de la crise bancaire qui a commencé en 2007-2008 aux États-Unis et en Europe : le secteur bancaire indien a été très peu affecté par la crise car la dérégulation bancaire n’avait pas autant avancé dans ce pays qu’ailleurs, ce qui interdisait aux banques publiques et, dans une certaine mesure, aux banques privées, de placer massivement une partie de leurs actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
sur les marchés étrangers, et notamment les marchés des États-Unis et d’Europe. Le relatif protectionnisme financier observé par le secteur bancaire indien l’a protégé des effets de contagion.
[1] Law & Society Trust
[2] Movement for Land and Agricultural Reform
[6] Lire dans http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20180216-inde-richissime-diamantaire-recherche-une-immense-escroquerie-bancaire et https://www.challenges.fr/top-news/enorme-fraude-bancaire-en-inde_567961
[7] Les taux de NPLs s’élèvent à 6 % pour la Pologne, 5,5 % pour l’Espagne, 4 % pour l’Autriche, Malte et la Suède, 3,6 % pour la France, 2,5 % pour la Belgique, 2 % pour l’Allemagne.
[8] À la date du 16 avril 2018 : 1 € = 80,5 roupies indiennes.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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