Organisation mondiale du commerce (OMC)
22 décembre 2013 par Jacques Berthelot
Photo : Beaunose | flickr.com | Creative Commons
Les enjeux agricoles de la 9è Conférence ministérielle de l’OMC portaient essentiellement sur le changement de la règle actuelle sur les stocks publics de produits alimentaires et, secondairement, sur la « concurrence à l’exportation ». Malgré un résultat non satisfaisant sur les règles actuelles en matière de stockage public, il constitue néanmoins une première étape pour changer toutes les règles injustes pour les pays en développement (PED) de l’Accord sur l’agriculture (AsA), à condition qu’ils changent d’état d’esprit en adoptant une attitude offensive envers les pays développés au sein du groupe de travail chargé de trouver une solution permanente au sein du Comité sur l’agriculture. Pour cela, les sociétés civiles du Nord et du Sud doivent se mobiliser et intensifier leur soutien aux PED membres de l’OMC.
1 - Résultat insatisfaisant mais premier pas pour changer l’Accord sur l’agriculture
L’Inde, au nom du G-33 – groupe de 46 pays en développement (PED) formé peu avant le Conférence ministérielle de l’OMC
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
à Cancun en septembre 2003 et priorisant la protection de leur marché intérieur agricole – avait demandé le 13 novembre 2012 qu’un accord à Bali modifie comme suit la note de bas de page 5 de l’article 3 de l’Annexe II de l’Accord sur l’agriculture (AsA) de l’OMC : “L’acquisition de stocks de produits alimentaires par les Membres des pays en développement avec l’objectif de soutenir les producteurs à bas revenu ou faibles ressources ne doit pas être comptée dans la MGS”. La MGS est la « mesure globale de soutien » ou « boîte orange » des soutiens agricoles internes considérés comme « ayant des effets de distorsion des échanges » et soumis à réduction de 20% de leur montant de 1995 à 2000 (6 ans) pour les pays développés et de 13,3% de 1995 à 2004 (10 ans) pour les pays en développement (PED) autres que les pays les moins avancés (PMA
Pays moins avancés
PMA
Notion définie par l’ONU en fonction des critères suivants : faible revenu par habitant, faiblesse des ressources humaines et économie peu diversifiée. En 2020, la liste comprenait 47 pays, les derniers pays admis étant le Timor oriental et le Soudan du Sud. Elle n’en comptait que 26 il y a 40 ans.
), qui ne sont tenus à aucune réduction car ils ont très peu de moyens de subventionner leurs agriculteurs, d’autant qu’ils représentent la majorité des actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
. En l’occurrence ce qui est considéré comme une subvention ayant des effets de distorsion des échanges est « la différence entre le prix d’acquisition et le prix extérieur de référence » qui est le prix moyen à la frontière (prix FOB si le pays était exportateur net et prix CAF s’il était exportateur net) [1] de 1986 à 1988 – période de base pour la mise en œuvre des engagements de réduction du Cycle de l’Uruguay –, multipliée par la quantité susceptible de bénéficier de ce prix d’acquisition des stocks de sécurité alimentaire, lesquels sont distribués ensuite à des prix subventionnés aux consommateurs pauvres.
En fait le Projet révisé de modalités agricoles du 6 décembre 2008, considéré par tous les Membres de l’OMC, y compris les Etats-Unis (EU), comme une bonne base pour poursuivre les négociations du Cycle de Doha, avait déjà prévu de supprimer cette disposition, et l’adoption formelle à Bali n’aurait dû être qu’une formalité. Mais les EU, suivis par l’UE et les autres pays développés, ne veulent pas faire de concessions aux PED sur certaines règles de l’AsA, redoutant que cela ne remette en cause toutes ses règles et réduisent leur marge de manœuvre pour imposer en contrepartie aux PED l’ouverture de leurs marchés intérieurs aux exportations non agricoles et de services des pays développés. C’est toute l’ambiguïté des négociations des Cycles de l’OMC où tous les Membres doivent accepter l’ensemble des textes – c’est le principe de l’engagement unique (single undertaking) avec adoption des décisions par consensus, qui camoufle les énormes pressions exercées par les pays développés sur les PED qui ne sont pas d’accord –, sachant qu’ils sont censés perdre sur certains domaines et gagner sur d’autres. En réalité les pays développés sont toujours gagnants et les PED sont presque toujours perdants, particulièrement les PMA.
Mais les EU et l’UE ont trouvé en face d’eux le ministre du Commerce de l’Inde, Anand Sharma, qui a fait preuve d’une extrême fermeté dans sa déclaration à la Conférence : « Pour l’Inde la sécurité alimentaire n’est pas négociable. Les gouvernements de toutes les nations en développement ont une obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
légitime et un engagement moral vis-à-vis de la sécurité des moyens d’existence des millions de leurs centaines de millions de leur population pauvres et affamée. L’achat public à des prix administrés est souvent la seule méthode pour les pays en développement de soutenir les agriculteurs et de bâtir des stocks de sécurité alimentaire. Le besoin de stocks publics de grains alimentaires pour assurer la sécurité alimentaire doit être respecté » [2]. Cette fermeté s’explique par plusieurs facteurs : la mise en œuvre depuis le 12 septembre 2013 de la loi sur la sécurité alimentaire nationale ayant étendu à 820 millions d’Indiens une aide alimentaire fortement subventionnée de 60 kg de riz ou de blé par an ; les fortes pressions politiques liées aux élections législatives fédérales en mai 2014 ; la très forte mobilisation de la société civile indienne et internationale présente à Bali, aussi bien au sein du Centre des conférences qu’à l’extérieur.
Cependant, comme l’Inde n’a été soutenue que mollement et rarement publiquement par une vingtaine d’autres PED, Anand Sharma a fini par céder aux pressions très fortes des pays développés – une puissante délégation d’agrobusiness des EU faisant pression sur le Secrétaire au commerce des EU Michael Froman –, en admettant des concessions dans le texte final de l’Accord qui reste ambigu sur plusieurs points, dont les suivants.
Dans quelle mesure la « clause de paix » – pendant laquelle les Membres de l’OMC s’engagent à ne pas poursuivre les subventions liées aux achats publics de produits alimentaires de base des PED à des prix administrés supérieurs aux prix du marché intérieur – est-elle de 4 ans seulement ? C’est l’interprétation dominante des médias et des militants de la société civile plaidant pour mettre fin à l’OMC et au minimum pour sortir l’agriculture de l’OMC. Mais cette interprétation est contestée par l’Inde et d’autres délégations, dont la France. En effet le texte adopté à Bali sur « La détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire » [3] dit que « Les Membres conviennent de mettre en place un mécanisme provisoire tel que défini ci-après et de négocier un accord pour une solution permanente… pour adoption par la onzième Conférence ministérielle… Durant la période provisoire, jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée ». Si une solution permanente n’est pas trouvée avant la Conférence ministérielle de 2017 (ces conférences ont lieu tous les 2 ans), la période provisoire (« interim » en anglais) se poursuivra, sinon le début du paragraphe 2 aurait été rédigé comme suit : « Durant la période provisoire, et au plus tard jusqu’à la onzième Conférence ministérielle ». Anand Sharma a déclaré lors de sa conférence de presse : « Mon anglais n’est pas très bon mais mon professeur d’anglais était bon et il m’avait appris que “interim” signifie non temporaire mais quelque chose qui dure jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée ». Les quatre ans nous séparant de la 11è conférence ministérielle doivent donc être compris comme la période pendant laquelle le groupe de travail qui va se mettre en place au sein du Comité de l’agriculture cherchera une solution permanente satisfaisant le G-33 et notamment l’Inde. Il est toutefois douteux qu’il y parvienne, a fortiori en quatre ans, sans remettre en cause radicalement les principales règles de l’AsA, notamment sur la définition des différentes catégories de subventions selon leur niveau supposé d’effets de distorsion des échanges.
La clause de paix ne s’appliquera qu’aux « programmes de détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire existant à la date de la présente décision ». Donc les PED qui n’en ont pas ne pourront pas en instaurer et ceux qui en ont comme l’Inde ne pourront pas les étendre à d’autres produits que « les produits agricoles primaires qui sont des aliments de base prédominants du régime traditionnel de la population ». Pour la société civile indienne, dont l’association « Droit à l’alimentation », cela exclut les protéagineux et oléagineux mais cela est contestable car le concept « aliments de base prédominants » n’est pas défini et les protéagineux (haricot, lentille...) font bien partie des aliments de base complétant les céréales. Mais il est vrai que ces produits ne font pas l’objet d’achats pour stocks publics, sauf à petite échelle dans certains Etats comme le Chhattisgarh. Mais le fait que l’Accord de Bali oblige à publier les statistiques de stocks publics par produit des 3 dernières années constitue une menace réelle de ne pouvoir étendre le nombre de produits pouvant bénéficier de la clause de paix.
Autre contrainte : « Tout Membre en développement… veillera à ce que les stocks achetés dans le cadre de ces programmes n’aient pas d’effet de distorsion des échanges et n’aient pas d’effet défavorable sur la sécurité alimentaire d’autres Membres ». Ceci notamment à cause du Pakistan qui a fait pression contre la demande du G-33 portée par l’Inde, estimant qu’elle pratique un dumping de ses stocks publics de riz au détriment de ses propres exportations [4].
* Enfin si l’accord sur la « concurrence à l’exportation » n’a pas avancé depuis la Conférence ministérielle de Hong-Kong en décembre 2005, l’Organe d’appel de l’OMC a condamné le Canada sur le lait en 2001 et 2002, les EU sur le coton en 2005 et l’UE sur le sucre en 2005 en montrant que les aides directes internes ont un effet de dumping au même titre que les subventions explicites à l’exportation. Voici quelques extraits de ces jugements :
"Nous considérons que la distinction entre les disciplines en matière de soutien interne et les disciplines en matière de subventions à l’exportation définies dans l’Accord sur l’agriculture serait également affaiblie si un Membre de l’OMC était habilité à utiliser le soutien interne, sans limite, pour soutenir les exportations de produits agricoles. En gros, les dispositions dudit accord relatives au soutien interne, associées à des niveaux élevés de protection tarifaire, permettent d’apporter un soutien important aux producteurs, par rapport aux limitations imposées par le biais des disciplines en matière de subventions à l’exportation. En conséquence, si le soutien interne pouvait être utilisé, sans limite, pour soutenir les exportations, cela compromettrait les avantages censés découler des engagements en matière de subventions à l’exportation pris par un Membre de l’OMC (Produits laitiers du Canada, paragraphe 91) [5].
« Si les mesures des pouvoirs publics qui soutiennent le marché intérieur pouvaient être appliquées pour subventionner les ventes à l’exportation, sans que soient respectés les engagements pris par les Membres pour limiter le niveau des subventions à l’exportation, la valeur de ces engagements serait compromise. L’article 9:1 c) tient compte de cette possibilité en plaçant, dans certaines circonstances, les mesures prises par les pouvoirs publics sur le marché intérieur dans le champ des disciplines relatives aux »subventions à l’exportation« de l’article 3:3 » (Produits laitiers du Canada, paragraphe 148)" [6].
« Confirme la constatation formulée par le Groupe spécial aux paragraphes 7.1416 et 8.1 g) i) de son rapport, à savoir que les versements au titre du programme de prêts à la commercialisation, les versements au titre du programme Step 2, les versements d’aide pour perte de parts de marché et les versements anticycliques (les »subventions subordonnées aux prix« ) ont pour effet d’empêcher des hausses de prix dans une mesure notable au sens de l’article 6.3 c) de l’Accord SMC, en confirmant successivement les constatations formulées par le Groupe spécial » (Coton des EU, paragraphe 763.c.i)" [7].
« Les mesures de subventionnement des États-Unis qui sont impératives et subordonnées aux prix – versements au titre du programme de prêts à la commercialisation, versements au titre de la commercialisation pour utilisateurs (Step 2), versements MLA et versements CCP – ont pour effet d’empêcher des hausses de prix sur le même marché mondial dans une mesure notable, au sens de l’article 6.3 c) de l’Accord SMC, causant un préjudice grave aux intérêts du Brésil au sens de l’article 5 c) de l’Accord SMC » (Coton des EU, paragraphe 8.1 g) i) du rapport du Groupe spécial) [8].
« Confirme la constatation formulée par le Groupe spécial au paragraphe 7.334 de ses rapports, selon laquelle la production de sucre C bénéficie d’un »versement à l’exportation financé en vertu d’une mesure des pouvoirs publics« , au sens de l’article 9:1 c) de l’Accord sur l’agriculture, sous forme de transferts de ressources financières par le biais d’un subventionnement croisé résultant de l’application du régime applicable au sucre des Communautés européennes » (Sucre de l’UE, paragraphe 346.d) [9] ;
Confirme, compte tenu de ses constatations mentionnées aux points c) et d) ci-dessus, la constatation formulée par le Groupe spécial au paragraphe 8.1 f) de ses rapports, selon laquelle des éléments de preuve prima facie montrent que les Communautés européennes accordent des subventions à l’exportation, au sens de l’article 9:1 c) de l’Accord sur l’agriculture, pour leurs exportations de sucre C depuis 1995" (Sucre de l’UE, paragraphe 346.e).
Mais si ces précédents n’ont pas encore été utilisés par les PED, ils sont encouragés à le faire après Bali.
2 - Mais des négociations s’ouvrent pour remettre en cause toutes les règles de l’AsA
Malgré toutes ces contraintes et limites, cet Accord constitue une avancée : les PED ont coincé un pied dans la porte des règles de l’AsA et il s’agit maintenant de l’ouvrir complètement dans le programme post Bali afin de reconstruire toutes les règles de l’AsA. A quelque chose malheur est bon : c’est grâce à cet accord très ambigu et inachevé sur les stocks de sécurité alimentaire qu’un groupe de travail va se mettre en place au sein du Comité de l’agriculture de l’OMC pour trouver une solution permanente à la demande du G-33. Nul doute que les EU et l’UE vont freiner les travaux du groupe afin de ne pas remettre en cause les autres règles de l’AsA que ces deux compères ont concoctées en face à face durant le Cycle de l’Uruguay et qui sont très défavorables aux PED. Mais les PED doivent maintenant prendre l’offensive contre les EU et l’UE qui ont tout à perdre car il sera facile de montrer que ce sont eux les plus gros tricheurs avec les règles de l’AsA et cela encouragera les PED, à commencer par l’Inde, à les poursuivre à l’OMC afin de les obliger à refonder ces règles sur la souveraineté alimentaire.
Mais il faut que toutes les forces de la société civile, y compris celles qui, comme la Via Campesina, ont milité pour sortir l’agriculture de l’OMC et pour faire disparaître l’OMC, fassent désormais preuve de réalisme en se joignant à toutes celles qui, au sein du réseau OWINFS (« Notre monde n’est pas à vendre »), appuient tous les PED qui luttent au sein de l’OMC pour en faire évoluer les règles dans le sens de la souveraineté alimentaire.
Les premières règles à modifier sont liées aux prix administrés. Et d’abord au paragraphe 9 de l’Annexe 3 de l’AsA selon lequel « Le prix de référence extérieur fixe sera établi sur la base des années 1986 à 1988 ». En effet le très faible niveau des prix mondiaux du blé et du riz – les deux céréales essentielles du programme alimentaire de l’Inde – en 1986-88 s’explique par le dumping massif des EU sur le riz et le blé et de l’UE sur le blé, les taux de dumping des EU ayant été de 137% sur le riz et de 89% sur le blé et celui de l’UE de 134% sur le blé [10] . Comme les EU sont faiseurs du prix mondial du blé et influencent fortement celui du riz et que les exportations de blé des EU et de l’UE ont représenté 53,2% des exportations mondiales de blé à cette époque, considérer comme une subvention ayant des effets de distorsion des échanges l’écart entre les prix administrés actuels payés aux petits paysans indiens et les prix CAF à l’importation de la période 1986-88 est absurde économiquement et injustifiable politiquement. Qui plus est, les faibles prix mondiaux en dollars du riz et du blé d’alors s’expliquent aussi par une dépréciation Dépréciation Dans un régime de taux de changes flottants, une dépréciation consiste en une diminution de la valeur de la monnaie nationale par rapport aux autres monnaies due à une contraction de la demande par les marchés de cette monnaie nationale. de 23% du dollar de fin décembre 1985 à fin décembre 1988, dont de 30% pour le taux de change effectif des exportations de riz.
Il est possible de modifier aussi le paragraphe 4 de l’article 18 de l’AsA, en remplaçant « Les Membres prendront dûment en compte l’influence de taux d’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. excessifs sur la capacité de tout Membre de se conformer à ses engagements en matière de soutien interne », en supprimant « excessifs », comme l’ont recommandé les deux éminents experts indiens Anwarul Huda et Ashok Gulati. Comme le taux d’inflation en Inde a été de 8% en moyenne durant ces 25 ans, réactualiser les prix de 1986-88 sur la base de cette inflation les rehausserait à des niveaux supérieurs de 94% et 74% respectivement aux prix minimaux de soutien du riz et du blé en 2012-13, avec donc des MGS négatives qui ne remettraient pas en cause la nouvelle loi nationale sur la sécurité alimentaire [11].
Mais il faut aller au-delà en remettant en cause le concept même de prix administrés qui n’est pas défini dans les accords de l’OMC et qui fonctionne de façon opposée dans les pays développés et les PED. Tandis que dans ceux-ci les prix administrés sont fixés au-dessus des prix du marché pour garantir des prix rémunérateurs aux petits agriculteurs et à obliger les commerçants à payer des prix plus élevés que ceux du marché, au contraire dans les pays développés ce sont des prix minima fixés en dessous des prix du marché en vigueur pour réduire leur niveau, mais – là réside la différence fondamentale – les bas prix administrés ne sont acceptés par les agriculteurs occidentaux que parce qu’ils sont compensés par des subventions internes, notamment les aides directes soi-disant découplées [12] de l’UE et des EU ainsi que les subventions couplées, comme les différents types de « marketing loans », les paiements contra-cycliques et les subventions aux assurances agricoles aux EU. Dans les pays développés, les prix administrés déclenchent toujours des subventions, à côté des autres moyens indispensables pour les rendre effectifs : droits de douane, subventions et restrictions à l’exportation, gel des terres, quotas de production, etc. En effet, les Farm Bills des EU et les réformes de la PAC de l’UE depuis les années 1990 ont consisté à abaisser par étapes leurs prix administrés pour accroître leur compétitivité intérieure et extérieure – en important moins et exportant plus – par le biais de subventions compensatoires massives soi-disant sans effet de distorsion des échanges des « boîtes » bleue et verte [13] .
Or un rapport pour l’OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
a défini en 2011 le prix agricole intérieur comme « le prix à la production plus les paiements spécifiques à ce produit ». Un concept que l’on peut traduire par « prix total » (« comprehensive price » en anglais). Cependant cette approche intéressante est trop restrictive car elle ne prend pas en compte les subventions soi-disant découplées qui ont remplacé très largement les subventions couplées depuis 1998 aux EU et 2005 dans l’UE. De même un rapport du FAPRI (centre de recherche des EU dépendant du gouvernement) d’octobre 2013 sur les Farm Bills adoptés séparément en 2013 par la Chambre des Représentants et le Sénat présente des tableaux de « recettes moyennes des cultures en dollars par acre » [14] pour la période 2014-18 où les aides couplées prévues sont ajoutées aux ventes sur le marché, ce qui, divisé par le rendement par acre, donne le prix total par culture, bien que le FAPRI n’utilise pas ce concept de prix total mais de « recette à l’acre ». Et celle-ci devrait augmenter de 9% pour le riz et de 6,6 % pour le blé sur la période 2014-18 par rapport aux prix attendus si le Farm Bill actuel ne changeait pas.
La conjugaison du taux élevé de dumping des EU et de l’UE sur le blé et des EU sur le riz en 1986-88 ajoutée à la forte dépréciation du dollar dans cette période justifient de réactualiser les prix CAF de l’Inde (et des autres PED) de 1986-88 en les multipliant par le taux de dumping des EU et de l’UE, ce qui à nouveau les rendrait supérieurs aux prix minima de soutien du riz et du blé de 2012-13 et rendrait négatives leurs MGS.
Mais, au-delà de ces ajustements nécessaires de l’AsA pour les stocks publics de sécurité alimentaire, les PED doivent surtout se mobiliser pour dénoncer, dans le groupe de travail qui va se mettre en place au Comité de l’agriculture de l’OMC comme en dehors, les énormes violations des EU et de l’UE sur les règles de l’AsA. Sans entrer dans le détail, limitons nous à en énumérer les principales :
1- Les aides directes fixes des EU ont été condamnées à l’OMC en 2005 comme n’étant pas découplées, donc pas dans la boîte verte, ce qui permettrait de condamner encore plus facilement celles de l’UE (DPU, droits au paiement unique pour l’essentiel actuellement, pour 37,7 milliards d’€ en 2012, et DPB, droits au paiement de base à partir de 2014). Et bien que les Farm Bills des deux chambres prévoient d’éliminer les aides directes fixes, la Chambre des Représentants les maintient pour le coton en 2014 et 2015.
2- Les EU et l’UE ne considèrent pas les aides aux aliments du bétail – de 13,7 milliards d’€ en 2009-10 dans l’UE27 – comme des aides aux intrants Intrants Éléments entrant dans la production d’un bien. En agriculture, les engrais, pesticides, herbicides sont des intrants destinés à améliorer la production. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les meilleurs intrants sont réservés aux cultures d’exportation, au détriment des cultures vivrières essentielles pour les populations. alors qu’il s’agit des principaux intrants pour tous les produits animaux, ce qui augmenterait d’autant leurs MGS astreintes à réduction, en particulier dans l’UE où ces aides sont cachées dans les DPU.
3- De même les EU et l’UE ne considèrent pas les aides aux céréales et oléagineux transformés en agrocarburants, éthanol et biodiesel, comme des aides aux intrants [15].
4- On l’a vu, selon l’Organe d’appel de l’OMC, toutes les aides internes aux produits agricoles exportés sont des subventions à l’exportation, donc pratiquement toutes les exportations agricoles de l’UE peuvent être attaqués pour dumping.
5- Le Projet de modalités agricoles de l’OMC du 6 décembre 2008, base pour la poursuite des négociations du Cycle de Doha, a menti en disant que l’exemption de minimis spécifique par produit est de 5% de la valeur de la production totale des pays développés (10% pour les PED) alors qu’elle n’est que de 5% (10%) de la valeur de chaque produit ayant une MGS. Cette tricherie a un grand impact sur le niveau du « soutien global interne ayant des effets de distorsion des échanges » (SGEDE) dans la période de base 1995-2000 pour les engagements de réduction du soutien interne autorisé au cours de la période de mise en œuvre du Cycle de Doha. Le SGEDE est la somme de la MGS totale consolidée finale fin 2000 + la moyenne de 1995 à 2000 du soutien de minimis spécifique par produit + du soutien de minimis autre que par produit + la boîte bleue.
6- Les EU trichent depuis 2008 en ayant notifié un soutien des prix du marché des produits laitiers inférieur de 2,1 milliards de $ (ou de 42%) à celui notifié les années précédentes en ayant décidé de ne plus notifier toute la production de lait comme elle s’y était engagée en 1994 mais seulement celle de la poudre de lait écrémé, du beurre et du fromage Cheddar. Mais ce changement de modalité de notification est interdit par le paragraphe 5 de l’Annexe 3 de l’AsA : « La MGS calculée comme il est indiqué ci-dessous pour la période de base constituera le niveau de base pour la mise en œuvre de l’engagement de réduction du soutien interne ».
Pour conclure, malgré ses limites, l’Accord de Bali sur les stocks de sécurité alimentaire ouvre la voie à une refondation de l’AsA. Encore faut-il que la société civile du Nord comme du Sud se mobilise fortement. En étant conscient que cela sera très difficile pour la Coordination Européenne Via Campesina et ses adhérents comme la Confédération paysanne en France puisque la dénonciation des tricheries de l’UE sur les subventions agricoles non conformes à l’AsA n’est évidemment pas confortable pour leurs membres paysans. Le pari est que, face aux risques de fortes baisses de leur revenu, les agriculteurs de l’UE réagiront vivement en exigeant de le refonder sur des prix rémunérateurs, sur la souveraineté alimentaire, comme cela était le cas avant 1992, ce qui impliquerait de remonter la protection à l’importation. Cela impliquerait aussi de modifier l’AsA en revenant à la période antérieure à l’OMC, où l’agriculture bénéficiait d’exceptions aux règles du GATT GATT Le G77 est une émanation du Groupe des pays en voie de développement qui se sont réunis pour préparer la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) à Genève en 1964. Le Groupe offre un forum aux PED pour discuter des problèmes économiques et monétaires internationaux. En 2021, le G77 regroupait plus de 130 pays. , en n’ayant aucune contrainte sur le niveau et les formes de protection à l’importation. Mais cette fois il faudrait interdire l’exception qui permettait aussi de fournir des subventions élevées à l’exportation.
Jacques Berthelot (jacques.berthelot chez wanadoo.fr), Solidarité (www.solidarite.asso.fr)
[1] Prix FAB (franco à bord, de la marchandise chargée sur le bateau au départ) pour un pays exportateur net et prix CAF (coût + assurances + fret, au port d’importation avant droits de douane) pour un pays importateur net.
[4] Pour les anglophones, lire « Pakistan is shooting itself in the foot when it follows suit the developed countries’ fight against the G-33 proposal » et « Indian food security stocks of rice and wheat do not distort trade », Solidarité, 22 novembre 2013, http://www.solidarite.asso.fr/Papers-2013?debut_documents_joints=10#pagination_documents_joints
[5] OMC, WT/DS113/AB/RW, 3 décembre 2001.
[6] WT/DS113/AB/RW2, 20 décembre 2002
[7] WT/DS267/AB/R, 3 mars 2005
[8] WT/DS267/R, 8 septembre 2004
[9] WT/DS265/AB/R, WT/DS266/AB/R, WT/DS283/AB/R, 28 avril 2005
[10] Analysis of the G-33’s proposal to change the AoA provision on Public stockholding for food security, 23 novembre 2013, http://www.solidarite.asso.fr/Papers-2013
[11] Updating the Indian CIF prices of 1986-88 is fully justified, http://www.solidarite.asso.fr/Papers-2013#pagination_documents_joints
[12] Une subvention est couplée si fonction du niveau de production ou du prix, découplée dans le cas contraire.
[13] La boite bleue correspond pour l’UE aux aides directes fixes par hectare (céréales et oléagineux), par tête de bétail (bovins et ovins), ou litre de lait instaurées par les réformes de la PAC de 1992, 1999 et 2004 pour compenser la réduction des prix garantis minima (prix d’« intervention ») mais les agriculteurs ne les percevaient qu’à condition de produire ces produits. La boîte verte comprend deux types de subventions soi-disant sans effet de distorsion des échanges : 1) boîte verte traditionnelle des aides en nature aux services généraux bénéficiant collectivement aux agriculteurs (infrastructures agricoles, enseignement, recherche, aides agri-environnementales, aides pour calamités agricoles, avertissements phytosanitaires...) ; 2) boîte verte des aides au revenu « découplées » ayant remplacé peu à peu depuis 2005 dans l’UE celles de la boîte bleue et où les agriculteurs continuent à recevoir le montant moyen des aides de la boîte bleue perçues de 2000 à 2002 sans être obligés de produire ou en pouvant produire d’autres produits que ceux ayant bénéficié des aides de la boîte bleue.
[15] Jacques Berthelot, Réguler les prix agricoles, L’Harmattan, 2013.
économiste français, ancien maître de conférences à l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse ancien titulaire de la Chaire d’intégration économique européenne à l’Institut National Polytechnique (INP) de Toulouse et chercheur. Il est notamment spécialiste des questions relatives aux APE (Accords de partenariat économique).
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