Deuxième partie de l’entretien avec Boureima Ouedraogo sur l’affaire Thomas Sankara et le terrorisme qui sévit au Burkina Faso.

Boureima Ouedraogo : « Ce n’est pas forcément en gagnant les élections qu’il y a légitimité pour gouverner »

31 mai 2019 par Jérôme Duval , Boureima Ouedraogo


Boureima Ouedraogo au Centre national de presse Norbert Zongo, Ouagadougou, janvier 2019. Cc Jérôme Duval.

Dans un précédent article, nous interrogions le journaliste d’investigation Boureima Ouedraogo, directeur du journal burkinabè Le Reporter, sur l’affaire Norbert Zongo, ce journaliste assassiné il y a 20 ans pour avoir voulu révéler les affaires de corruption proches du pouvoir de Blaise Compaoré. Aujourd’hui, Boureima Ouedraogo revient sur l’assassinat du Président Thomas Sankara et les années difficiles que vit le Burkina Faso depuis l’élimination de celui qui avait incarné, pour son pays et plus largement pour beaucoup de pays africains, les espoirs de justice sociale, de lutte contre la corruption et la dette illégitime ou encore de libération des femmes. Thomas Sankara est assassiné le 15 octobre 1987, trois mois après avoir prononcé son célèbre discours dans lequel il conteste la légitimité de la dette lors du sommet de l’Organisation de l’unité africaine à Addis-Abeba. Blaise Compaoré, qui va lui succéder pendant 27 ans au pouvoir avant d’être lui-même renversé par un soulèvement insurrectionnel, est soupçonné d’être le principal responsable de cet assassinat.




Jérôme Duval : Alors que Macron affirmait en novembre 2017, que « tous les documents produits par les administrations françaises pendant le régime de Sankara et après son assassinat [seront] déclassifiés », seule une partie des archives a été transmise au juge d’instruction en charge du dossier. Le gouvernement français va t-il transmettre la totalité des documents comme il l’a annoncé ? Dans quel délai ? Y a t-il une pression exercée en ce sens ?

Boureima Ouedraogo : La France a décidé de procéder par étape à cette déclassification. Un premier lot a été transmis à la justice burkinabè fin 2018 et un deuxième devrait arriver sous peu. Ces premiers documents ont déjà permis d’inculper une 17e personne, le colonel-major Serge Alain Bonkian début décembre 2018. Malheureusement, il est décédé peu après son inculpation, le 25 décembre 2018, des suites d’une maladie [1]. Il était malade, mais la question se pose de savoir si quelqu’un aurait pu précipiter sa disparition de crainte qu’il parle ? Ces premiers documents ont aussi permis au juge de vérifier un certain nombre d’informations par rapport à des suspicions d’implication de la France dans l’assassinat de Thomas Sankara. Mais, le dossier mis à disposition, ne permettrait pas (selon les informations que nous avons pu obtenir) d’établir, en l’état, la responsabilité de la France.

Affiche représentant Thomas Sankara à Ouagadougou. CC Wikipedia.


Poursuivi pour assassinat, Blaise Compaoré fuyait l’insurrection d’octobre 2014 grâce au soutien du président François Hollande qui avait alors dépêché un hélicoptère, puis affrété un avion pour l’aider à s’évader. Réfugié en Côte d’Ivoire, il est sous mandat d’arrêt international pour son implication présumée dans la mort de l’ancien chef d’État Thomas Sankara. Peut-on espérer une extradition vers le Burkina Faso pour qu’il soit jugé ?

Tant que Alassane Ouatara [2] sera au pouvoir, on ne peut pas espérer une extradition. Quelques semaines seulement après la fuite de Blaise Compaoré en Côte d’Ivoire le 31 octobre 2014, il a été naturalisé ivoirien. Dès son arrivée en Côte d’Ivoire, toutes les dispositions ont donc été prises pour le couvrir afin d’échapper à la justice de son pays. En effet, la loi ivoirienne ne permet pas d’extrader ses ressortissants, et comme Blaise Compaoré est devenu ivoirien, il ne faut pas espérer qu’il soit extradé vers le Burkina Faso. Mais la situation pourrait changer selon l’évolution politique en Côte d’Ivoire. Si après 30 ans, des gens sont poursuivis, il y a de bonnes raisons d’espérer. Aussi longtemps que durera la nuit, le jour viendra.


Comment expliquer que les résultats d’analyses d’ADN de Thomas Sankara, et de ses compagnons, prélevée en mai 2015, n’ont pas permis de les identifier ?

Nous avons été surpris par ces résultats. Il semble qu’une contre-expertise soit en cours, les restes devraient encore être dans les laboratoires. Nous sommes dubitatifs, mais nous n’avons pas les moyens techniques d’apporter la contradiction. Beaucoup se demandent où se trouvent les restes du président Thomas Sankara. Mais, il faudra bien l’enterrer un jour et organiser avec sa famille des funérailles avec toute la dignité qu’un ancien chef d’État doit recevoir.


Thomas Sankara

Thomas Sankara portait un discours virulent contre la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
illégitime. Il appelait à un front unis de pays contre le paiement de la dette. Est-ce que ce message est encore vivace au Burkina Faso ?

Son message est encore très vivace. Thomas Sankara reste aujourd’hui le seul leader politique de toute l’histoire burkinabè qui a légué une pensée politique présente au-delà du pays sur tout le continent africain. Des jeunes qui ne l’ont pas connu, parlent de sa doctrine et de son discours contre la dette. Sankara avait très vite perçu que la dette allait être le couteau sur la gorge des pays africains. Comme il le disait, « la dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. (…) Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir. » Sankara avait vu juste en disant que si les autres pays ne suivaient pas le Burkina Faso dans sa proposition de constituer un front uni contre le paiement de la dette, il ne serait pas là à la prochaine conférence. Ce qui arriva puisqu’ils l’ont tué. Son assassinat n’est donc pas seulement lié à des contradictions politiques internes, mais aussi à des enjeux de gouvernance mondiale. Les tenants du système capitaliste international ne voulaient pas d’un leader politique susceptible de créer la révolte au sein de la communauté des chefs d’État africains. Ils ont trouvé des exécutants nationaux pour l’assassiner. Nous avons toujours son discours en mémoire mais, malheureusement, la force et la volonté qui devait soutenir l’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
politique de la lutte contre la dette n’a pas été portée par d’autres acteurs après sa mort, en tout cas, pas à ce niveau politique.


Une frange fanatique islamo-fasciste, sévit au nord du Burkina Faso, à l’est et l’ouest du pays, et terrorise les populations depuis 2015, peu après le soulèvement qui a chassé Blaise Compaoré du pouvoir. Y a t-il un lien entre ces deux événements ?

On ne peut pas ne pas établir un lien entre le départ de Blaise Compaoré et la fragilisation du Burkina Faso face à ces groupes terroristes. Sous Blaise Compaoré, le Burkina Faso formait la base arrière qui permettait à ces terroristes d’être couverts et de téléguider des attaques dans d’autres pays. Le Burkina Faso négociait la libération des otages. S’il y avait rançons, nous ne savons pas si des commissions revenaient aux autorités politiques.

Le Chef d’État-Major particulier de la présidence du Faso sous Blaise Compaoré, le Général Gilbert Dienderé, est allé avec un hélicoptère de l’armé burkinabè, dans le nord du Mali récupérer des otages pour les ramener à Ouagadougou et les remettre à leurs pays d’origine. Il y avait donc bien des accointances entre ces groupes et le régime de M. Blaise Compaoré.

La chronologie des événements donne l’impression que c’est parce que Blaise Compaoré n’est plus là que ces acteurs nous attaquent. Durant son règne, le Burkina Faso n’a jamais été attaqué, mais tout le monde savait qu’ils étaient à Ouagadougou. Nous payons peut-être le prix de cette compromission. Le chef des groupes djihadistes du Nord, Iyad Ag Ghali, blessé au combat, avait été ramené à Ouagadougou en hélicoptère pour y être soigné. Tout le monde savait qu’ils avaient installé leur quartier général dans un hôtel au sein de la zone huppée de Ouaga 2000. Tant que nous les traitions comme des amis, nous n’étions pas attaqués. Après la chute de Blaise Compaoré, ils ont été contraints de fuir, le Burkina Faso n’était plus un lieu sûr pour eux.

Soit ils étaient de connivence avec le régime de Blaise Compaoré et veulent se venger du Burkina Faso de l’avoir chassé du pouvoir, soit ce sont des terroristes qui veulent nous punir parce qu’ils ne disposent plus de Ouagadougou comme base arrière.

Quand il a été réélu, le président Kaboré avait dit publiquement à des Burkinabè de l’extérieur, qu’une délégation des groupes armés maliens était venue le voir en disant qu’ils avaient commandé du matériel (des pick-up, etc) à Blaise Compaoré. Mais, comme le président déchu était parti précipitamment sans pouvoir procéder à la livraison, ils venaient s’enquérir de la suite de leur matériel commandé. Le président Kaboré leur aurait dit d’aller voir Blaise Compaoré parce qu’il n’avait pas connaissance de ce dossier. Il y avait donc des relations d’affaires, au-delà de la médiation qui constituait le paravent officiel. Sous couvert de ce rôle de médiation du Burkina Faso entre les groupes terroristes et l’État malien, Blaise Compaoré faisait donc du commerce d’armes et de matériel. Est-ce parce qu’il ne peut plus honorer ses engagements que nous faisons l’objet d’attaques ?

Blaise Compaoré a complètement déstructuré l’armée burkinabè. Il s’est constitué une garde prétorienne d’environ 1 300 hommes, regroupés au sein du Régiment de sécurité présidentielle [3], qui devait dominer l’ensemble des unités militaires du Burkina Faso. Après les mutineries militaires de 2011, on avait pratiquement vidé les casernes du peu d’armement dont elles disposaient pour les mettre en sécurité au sein du Régiment de sécurité présidentielle. Cette armée déstructurée, mal formée et mal équipée, doit maintenant faire face à ces groupes terroristes. Les forces de défense et de sécurité régaliennes essayent de se restructurer, mais ce n’est pas demain qu’elles seront opérationnelles face aux forces du mal qui sévissent actuellement. Certes, on a depuis dissout le Régiment de sécurité présidentielle, mais ses hommes, en dehors de ceux qui sont impliqués dans le coup d’État, ont été affectés dans le reste des unités de l’armée.

La hiérarchie militaire s’est complètement embourgeoisée sous Blaise Compaoré, elle ne s’est pas renouvelée et demeure irresponsable face à la situation. Beaucoup de gradés sont impliqués dans des affaires économiques, certains sont devenus transporteurs, ou possèdent des immeubles que l’administration publique loue, etc. Ils paradent à Ouagadougou avec des véhicules 4x4, alors que les soldats n’ont pas de moyen de déplacement quand ils sont au front. Sur ce plan, l’autorité politique est incapable d’assumer ses responsabilités. Nous sommes tous inquiets face à l’inertie des pouvoirs publics. Mais, depuis le début de l’année 2019, les choses commencent à bouger avec les réajustements opérés à la tête des ministères de la défense, de la sécurité et au niveau de la hiérarchie militaire (nomination d’un nouveau Chef d’État-Major général, d’une Chef d’État-Major de l’armée de terres, de commandants de régions militaires et de certaines unités).


Vous êtes également membre du Balai citoyen [4]. On lit dans Le Reporter, une critique virulente du gouvernement actuel. Vous dites que l’insurrection de 2014 a chassé Blaise Compaoré du pouvoir, mais que le système demeure. Par ailleurs, la population affronte de plus en plus de difficultés, comme les multiples hausses de tarifs, notamment du carburant. Peut-on espérer une rectification de la part du gouvernement ? Une nouvelle insurrection qui permette une meilleure gouvernance pour approfondir ce qui a été entamé par le soulèvement de 2014 ?

Toutes les conditions du mécontentement général sont en passe d’être réunies. La mal gouvernance continue, l’administration est toujours politisée, les enrichissements illicites se poursuivent. Le plus grave, c’est qu’on assiste à l’émergence de plusieurs centres de contestation, sans lien apparent entre eux, qui pourraient donner lieu à des actions incontrôlées. Le soulèvement de 2014 a été relativement bien géré par les acteurs parce qu’il n’y avait pas de projet, ni de calcul politique derrière les mobilisations. Il s’agissait de la contestation d’un pouvoir à vie, avec la modification de la Constitution permettant à Blaise Compaoré de se représenter autant qu’il le souhaiterait. Nous avons réussi à bloquer ce projet de Constitution. Mais nous avons obtenu des résultats qui vont bien au-delà de nos attentes. Nous avons obtenu son départ, la dissolution de son gouvernement et de l’Assemblée nationale. Il fallait ensuite mettre en place des dispositions transitoires pour préparer des élections.

Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs politiques exploitent le mécontentement général en fonction de leurs intérêts. Parmi les forces qui s’opposent au régime actuel, certaines sont antagonistes et il semble peu probable qu’elles puissent cohabiter pour gérer un pouvoir post insurrectionnel. S’il y avait insurrection aujourd’hui, il serait à craindre qu’elle soit plus violente qu’en 2014. On risquerait d’avoir des affrontements entre les différents camps. Le pouvoir actuel s’accroche à une légitimité électorale qui a perdu de sa valeur trois ans plus tard. Beaucoup se moquent de savoir comment le président du Faso a été élu, mais ils veulent savoir s’il est capable de répondre à leurs préoccupations.

Le monde paysan constitue le vrai potentiel électoral, les habitants des villes, au contraire, votent peu mais sont les acteurs des insurrections. Le soulèvement populaire de 1966 s’est fait, non pas des campagnes, mais à Ouagadougou et dans d’autres centres urbains, idem en 2014. Et aujourd’hui, c’est dans les centres urbains qu’il y a protestation. À l’approche de l’année électorale 2020, dans un contexte de fortes tensions, il est possible que le président actuel soit reconduit dès le premier tour grâce à l’électorat des campagnes.

Les élections ont toujours été un problème depuis le premier mandat de Blaise Compaoré jusqu’à l’élection de Roch Marc Kaboré. Blaise Compaoré lui-même, n’a jamais atteint le seuil de 2 millions d’électeurs lors de ses quatre mandats. La première fois, il avait obtenu autour de 500 000 voix. Roch Kaboré en a obtenu 1 million 600 000 contre son opposant sur environ 3 millions de votants. Plus de la moitié des burkinabè en âge de voter boudent les élections. Ce n’est pas forcément en gagnant les élections qu’il y a légitimité pour gouverner. C’est l’erreur que Blaise Compaoré a commis en s’appuyant sur cette légitimité électorale, sans tenir compte de la faible légitimité populaire dont il jouit. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on risque de voir à nouveau des sans culottes fatigués de souffrir, pendant que des délinquants en col blancs pillent au sommet de l’État.


Entretien publié dans le journal Pour
Lire la première partie de cet entretien de Boureima Ouedraogo : « François Compaoré doit venir comparaître devant la justice burkinabè »

Notes

[1Le Colonel major Alain Laurent Bonkian, conseiller de l’actuel chef d’état-major général des armées et ex-commandant de la deuxième région militaire de Bobo-Dioulasso et des centres de formation des armées, est décédé dans la nuit du 25 décembre 2018 des suites d’une maladie au Centre hospitalier universitaire de Tengandogo. Cynique ironie, cet hôpital se trouve être l’ancien hôpital national Blaise Compaoré (HNBC), inauguré le 1er septembre 2011 et dont le coût est estimé à 45 milliards de francs CFA. Pour ce faire, un prêt a été contracté auprès de la République de Chine/Taïwan, remboursable en 20 ans par le contribuable burkinabè, à un taux de 2,25%.

[2Alassane Dramane Ouattara, est président de la République de Côte d’Ivoire depuis le 6 mai 2011.

[3Lire à propos du Régiment de sécurité présidentielle sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9giment_de_s%C3%A9curit%C3%A9_pr%C3%A9sidentielle

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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