21 décembre 2006 par Erik Rydberg
On connaît l’adage « Qui paie ses dettes, s’enrichit. » C’est une manière de voir les choses - qui s’applique assez mal au tiers-monde.
Un des paradoxes (apparents) du système économique mondial tient en effet au fait que, globalement, l’épargne des pauvres finance la consommation des riches : les flux financiers vont majoritairement des pays du Sud vers les pays du Nord (cadeau de quelque 125 milliards de dollars en 2003) et non l’inverse.
Un ressort puissant dans cette peu glorieuse redistribution à l’envers est constitué par l’endettement des pays pauvres. Là, on peut le dire avec certitude : en la payant, ils ne s’enrichissent pas eux-mêmes, ils en enrichissent d’autres, et pas un peu.
C’est un aspect que l’adage met peu en évidence. Son sujet central, c’est l’endetté, et c’est naturellement à lui - petite tape sur l’épaule - que le message s’adresse : si tu ne paies pas, tu n’iras pas au paradis ou, variante maffieuse, on te casse les deux jambes. Le grand absent, naturellement, c’est le créancier, celui qui s’enrichit dans l’ombre. Il y a là comme un déséquilibre...
Là, intéressant : le Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) a choisi de remettre les choses à l’endroit dans le cas du Congo, en soumettant à un audit critique et citoyen la gigantesque dette de ce pays délibérément appauvri. Ouvrir la boîte noire, voir à qui profite le crime, c’est de tous temps ainsi qu’on résout une énigme policière où l’argent entre en jeu.
Travail de longue haleine. Un coin du voile, cependant, a déjà été soulevé lors du colloque que le CADTM a organisé sur ce thème, le 20 octobre 2006, au Sénat, à l’invitation du sénateur Pierre Galand. Qui en a bien situé l’importance : vis-à-vis d’un pays qui doit consacrer un quart du budget national à payer une dette - « archétype de la doctrine de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
» - qui représente en quelque sorte la négation du principe fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dit-il, « nous avons un devoir d’inventaire ». Pas moins. Il fallait que ce soit dit. C’est dit.
Acte d’accusation
Il y a quelque chose d’hallucinant, en effet, dans l’emballement de la malédiction usurière à laquelle la jeune nation congolaise sera sans cesse soumise après son Indépendance en 1961. Le règne de Mobutu se terminera sur une ardoise de quelque 13 milliards de dollars, dont plus d’un tiers (5 milliards) propulsé par le simple poids des intérêts. S’en suivra, sur toile de fond de guerre civile assassine (4 millions de morts) et de privatisations tous azimuts, une nouvelle flambée de prêts rapaces, dont un milliard, très opaque, consenti par le Ducroire, l’agence belge de promotion des investissements à l’étranger... La démocratie naissante, issue des urnes aujourd’hui ? Plombée d’une dette de plus de 9 milliards de dollars. Lorsqu’on parle d’un nouveau départ pour le Congo, il faut donc comprendre, en réalité : business as usual.
A cela, il y a eu des étapes, comme les différents intervenants au colloque l’ont rappelé. Reprenons-les, en résumant au grand galop. (L’ensemble des interventions seront sous peu accessibles sur le site du CADTM ; la lecture qui en est faite ici n’engage que l’auteur.)
Première étape, la période coloniale (1884-1960). Comme l’a mis en exergue Dieudonné Ekowana Hiemo, le pays est mis sous coupe réglée. Ressources naturelles « trustées » par des conglomérats belges (Société générale, Union minière) et britanniques. C’est l’époque où on « civilise » l’indigène. Cela a un prix. Pour son « développement », le Congo sera ainsi amené durant les dix dernières années de la colonisation, à « débourser plus de 64 milliards de francs », ce qui va entraîner une « augmentation démesurée de l’endettement public » puisqu’il passe, « en moins de 10 ans de 3,7 milliards à 47 milliards » (un petit milliard de dollars de l’époque). C’est le cadeau empoisonné, dans lequel figure encore quelques dettes de l’époque de Léopold II, que le colonialisme lègue à la jeune nation en lui souhaitant, avec quelque hypocrisie, bon vent...
Ce « bon vent » prendra rapidement la forme d’un coup d’Etat ouvrant le règne kleptocrate de Mobutu. C’est l’étape deuxième, elle va durer trente deux ans, avec des fortunes diverses : jusqu’en 1989 (« chute du Mur »), comme l’ont bien souligné Christine Van Daele et Victor Nzuzi, la fonction géopolitique de rempart anticommuniste africain avec laquelle Mobutu a habilement su jouer lui assurera une complaisance aveugle des prêteurs de tous bords (injections massives à partir de 1963) - qui fermeront aussitôt les vannes après cette date. Ce sera la période noire des rééchelonnements de la dette (neuf en tout), qui atteindra en 1996 treize milliards de dollars. En guise de messe d’adieu, c’est cette fois le néocolonialisme qui signe le cadeau empoissonné. La dette, gonflée par une série de Grands Travaux Inutiles (le barrage d’Inga - et ses contrats juteux - représentera à elle seule la moitié de la dette), va plomber l’économie du pays, 13 milliards de dollars en bout de piste : bon vent... Rappelons, en passant, que la responsabilité des institutions financières internationales est ici écrasante. Malgré les clignotants faisant état de pratiques mafieuses et d’une corruption généralisée (rapport Blumenthal, 1968), elles continueront à arroser le régime, jusqu’en 1991 pour le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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, jusqu’en 1993 pour la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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Troisième et dernière étape, la descente aux enfers, de 1996 jusqu’à la veille des élections présidentielles et législatives de 2006, la guerre, les massacres et, comme Virginie de Romanet l’a utilement rappelé en citant des rapports onusiens, un pillage méthodique orchestré par des « réseaux d’élites composés d’un petit noyau de dirigeants politiques et militaires et d’hommes d’affaires, et dans les zones occupées de certains chefs rebelles et administrateurs ». Avec, comme de bien entendu, une nouvelle fournée de contrats opaques et une batterie de « prêts odieux ». Rien qu’entre 2002 et 2003, quelque 7,4 milliards de dollars s’ajouteront au passif
Passif
Partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (capitaux propres apportés par les associés, provisions pour risques et charges, dettes).
, dont un milliard de notre agence de promotion des investissements à l’étranger, le Ducroire. Ajoutez à cela, décrite dans le détail par Arnaud Zaccharie, l’opération dite de « consolidation » (2002), un tour de passe-passe par lequel 60% des créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
sur le Congo changent de main, l’arriéré se transformant, via de nouveaux prêts, en... nouveaux emprunts. A bien y regarder, cela correspond, comme Eric Toussaint l’a bien pointé, à une gigantesque « opération de blanchiment » : les Etats occidentaux qui y participent à l’aide de leurs contribuables (Belgique, France, Suède, Afrique du Sud) passent à la caisse, remboursent des créanciers qui s’évanouissent dans l’anonymat, tandis que le peuple congolais, lui, reste plus endetté que jamais, étant désormais placé sous la tutelle des programmes PPTE
PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.
Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.
Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.
Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.
Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.
Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(pays pauvres très endettés) de la Banque mondiale... Résumée, cette étape tient en une ligne : pour reconstruire aujourd’hui le pays et lui redonner espoir, le peuple congolais devra faire une croix sur environ 30 à 40% de son maigre budget rien que pour assurer le paiement du service de la dette
Service de la dette
Remboursements des intérêts et du capital emprunté.
- les intérêts, donc : la dette elle-même vient en sus.
Devoir d’inventaire
On en est là. Et c’est dire l’intérêt de l’initiative du CADTM d’entreprendre, en plus d’une procédure judiciaire contre la Banque mondiale via les agissements coupables de la société Anvil Mining, un audit critique de cet endettement, que Renaud Vivien a esquissé à grands traits. Il visera ainsi à « déceler les circonstances des prêts consentis par la Belgique à la RDC depuis son indépendance et le transfert de la dette belge au moment de l’indépendance du Congo afin de justifier l’annulation des créances belges ayant un caractère illicite et exiger la réparation des dommages écologiques et humains. » L’audit répondra donc aux questions : « combien la RDC doit-elle réellement ? A qui ? Et pour quoi ? »
Reste, si on veut bien, le problème « poids » des multinationales. Pour justifier de « répudier » - le terme est d’Eric Toussaint - cette dette colonialiste, il est d’ordinaire fait référence à la doctrine avancée en 1927 par Alexander Sack, doctrine qui considère qu’une dette peut être qualifiée d’odieuse dès lors qu’elle a été contractée par un régime despotique, non selon les besoins et les intérêts de l’Etat mais pour fortifier sa mainmise sur le peuple et le réprimer. Si elle remplit ces conditions, elle correspond à une « dette de régime » qui n’engage en rien le peuple et qui peut être à ce titre dénoncée par celui-ci. Des précédents existent.
Il ne faudrait pas cependant s’arrêter en si bon chemin. Les dépenses somptuaires du régime, les biens mal acquis, les fortunes bâties sur comptes suisses grâce à la corruption n’auraient pas existé sans corrupteurs, sans une exploitation délibérée des opportunités ainsi offertes aux banques et entreprises, qui savaient très bien ce qu’elles faisaient. L’audit devrait pour bien faire, avec précision, les identifier. Ce sont là autant de « prêts odieux », de « contrats odieux » et « d’investissements odieux ».
On connaît l’image satirique célèbre de Hitler dont la main, levée dans un salut nazi, se remplit de billets de banque. Ces billets ne tombent pas du ciel. Au Congo, non plus...
21 décembre 2006, par Erik Rydberg