Ces vautours qui dépouillent les pays pauvres

10 avril 2007 par Ashley Seager




Racheter à bas prix la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
des pays pauvres et les attaquer ensuite en justice pour les obliger à rembourser : voilà la méthode de fonds sans scrupule.

Les fonds vautours Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
, comme les charognards dont ils portent le nom, tournent autour du cadavre pour s’assurer avant de le dévorer que personne ne les regarde. Mais cette stratégie risque d’être mise à mal. Militants et avocats internationaux commencent en effet à s’intéresser à ces fonds qui harcèlent des pays parmi les plus pauvres du monde, pour récupérer les millions de dollars que ceux-ci n’arrivent pas à rembourser.
Ainsi l’organisation Oxfam a-t-elle lancé une campagne visant une société américaine, Donegal International, qui vient de gagner un procès contre la Zambie devant un tribunal londonien. Cette affaire pourrait lui rapporter jusqu’à 20 millions de dollars. Selon l’ONG, plus de 28 000 personnes, rien qu’au Royaume-Uni, ont déjà envoyé un courriel à Donegal en signe de protestation, et ont signé une pétition demandant au ministre des Finances, Gordon Brown, de prendre des mesures à l’encontre de ce genre de fonds. Oxfam et l’organisation londonienne Jubilee Debt Campaign ont également persuadé des milliers de personnes aux Etats-Unis - où se trouvent la plupart des fonds charognards - de faire pression sur le Congrès.
Ces institutions cultivent le goût du secret, en s’abritant souvent derrière des sociétés-écrans domiciliées dans les Caraïbes. Elles rachètent à vil prix, sur des marchés secondaires, des obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
peu recherchées, dans l’espoir d’en obtenir le remboursement devant les tribunaux pour leur valeur nominale. Les banques de dépôt Banques de dépôt
Banque de dépôt
Banque de dépôt ou banque commerciale : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
vendent souvent leurs créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). pour une bouchée de pain en raison des faibles probabilités de remboursement. Le Nicaragua a dû lui aussi payer 287 millions de dollars à quatre fonds vautours, dont deux domiciliés aux Etats-Unis et deux aux îles Vierges. Des mercenaires originaires d’Afrique du Sud et de l’ex-Yougoslavie seraient également engagés dans cette activité, mais on n’en sait guère plus.
En 1999, Donegal a déboursé 3,2 millions de livres [4,7 millions d’euros] pour 15 millions de dollars [11,2 millions d’euros] de dettes zambiennes, mais il a réclamé 55 millions de dollars [41,3 millions d’euros] devant le tribunal, en comptant les intérêts et les frais. Le juge ne pouvait faire autrement que reconnaître la recevabilité de la plainte. Il a néanmoins exprimé son dégoût et refusé la somme demandée. Il fixera le montant exact en avril.
Pour Caroline Pearce, de Jubilee Debt Campaign, la situation a empiré ces dernières années à cause, paradoxalement, de l’allégement de la dette. Dans le cadre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(PPTE), les pays riches ont essayé d’annuler la dette de certains Etats afin de leur permettre de libérer des ressources pour lutter contre la pauvreté. “Les vautours se sont aperçus que, grâce à ce programme, la trésorerie de certains PPTE s’était améliorée, et qu’il était donc possible de les obliger à rembourser une partie de leurs dettes commerciales”, dénonce Mme Pearce.
Les PPTE ont contracté de nombreux prêts auprès de riches Etats et d’organismes multilatéraux comme la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et le Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(FMI). Mais ils ont également des créanciers commerciaux, qui n’entrent pas dans le champ d’application de l’initiative. Le FMI et la Banque mondiale publient chaque année la liste des créanciers commerciaux qui poursuivent en justice des PPTE. Trois nouveaux noms y ont fait leur entrée en 2006 et quatre l’année précédente, ce qui porte le total à 44. Ils ont réclamé au total près de 1 milliard de dollars à 11 pays, intérêts et frais compris.

Des fonds charognards dans des paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
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Nombre de fonds charognards sont domiciliés dans les îles Caïmans et les îles Vierges britanniques. C’est le cas de Donegal. Son propriétaire, Michael Sheehan - qui conseillait autrefois les pays pauvres en matière de dettes - , est également derrière Walker International, qui a obtenu gain de cause devant les tribunaux contre le Congo pour 13 millions de dollars. Il est notoirement difficile de connaître le nombre exact de fonds en activité, car ils sont souvent créés spécialement pour traiter d’une seule affaire contre un seul pays.
Une association londonienne, Advocates for International Development (A4ID), a vu le jour en octobre dernier. Elle regroupe des cabinets d’avocats de la City et des universitaires qui conseillent gratuitement les pays pauvres sur diverses questions liées au développement, comme les fonds charognards ou les négociations commerciales internationales. Ronnie King, du cabinet d’avocats Ashurst et membre d’A4ID, prodigue ainsi ses conseils au Cameroun, pays en procès avec cinq établissements, qui lui réclament des dizaines de millions de dollars.
Selon lui, le problème est exacerbé par l’empressement des banques à vendre leurs créances aux fonds vautours. “Les banques doivent réfléchir sérieusement aux implications éthiques de leurs décisions et non penser uniquement à nettoyer leurs comptes en cédant ces dettes aux fonds vautours, affirme-t-il. Ces fonds sont domiciliés dans des pays qui protègent l’anonymat de l’actionnaire. Cela signifie qu’il est impossible de remonter jusqu’aux actionnaires. Il est donc impossible de faire directement pression sur eux pour qu’ils modifient leur politique en matière de dette des pays pauvres.” Toutefois, ajoute l’avocat, les particuliers ou les associations militantes pourraient prendre une participation dans les grandes banques, ce qui les autoriserait à assister aux assemblées générales annuelles et à poser des questions sur leurs relations avec les fonds charognards.

Article d’Ashley Seager dans The Guardian du 29/03/2007