Cinq questions pour comprendre la législation belge anti-fonds vautours

19 septembre 2016 par Jean-François Pollet


La législation belge s’oppose aux manœuvres des fonds procéduriers qui cherchent à détourner des pays du Sud mais aussi du Nord des fonds indispensables à leur développement. Cette avancée législative, une première mondiale de par son envergure qui pourrait servir d’exemple, est contestée devant la cour constitutionnelle belge, par NML Capital, un fonds vautour particulièrement agressif. Trois ONG belges, dont le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), ont fait une demande d’intervention volontaire auprès de la cour constitutionnelle. Comment comprendre cette démarche ?



Qu’est-ce qu’un fonds vautour Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
 ?

Des fonds spéculatifs se sont spécialisés dans le rachat au rabais de créances douteuses pour en réclamer ensuite le remboursement intégral. Lorsqu’un pays est au bord du défaut de payement, comme c’est arrivé dans les années 80 et 90 à la plupart des pays du Sud et plus récemment à la Grèce et au Porto Rico, la valeur des titres détenus par ses créanciers s’effondre puisque le risque est élevé que ces titres ne soient jamais remboursés ou alors très partiellement. «  Ces fonds procéduriers, précise Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD, rachètent des créances de pays en difficulté à bas prix sur le marché secondaire, attendent que leur situation financière s’améliore puis réclament le remboursement de la valeur faciale du titre financier, dans l’espoir de toucher des profits tout à fait indécents de 1 000 à 4 000 %, ce qui leur vaut le surnom de fonds vautours.  »


Comment ont-ils opéré en Argentine ?

Leur dernière victoire, les fonds vautours l’ont remportée sur l’Argentine en avril dernier. Il y a quinze ans, en 2001, ce pays d’Amérique latine se déclarait en défaut de payement pour 100 milliards de dollars et impose à ses créanciers privés une décote de 70 % de sa dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. En 2010, 93 % des créanciers acceptent formellement cette décote. Mais les 7 % de créanciers restants, emmenés par NML Capital, filiale d’Elliott Management Corporation, installée aux îles Caïmans, un paradis fiscal Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
, multiplient les procédures judiciaires pour se faire rembourser la valeur faciale de leurs créances, plus, si possible, des intérêts de retard. En juillet 2012, le juge new-yorkais, Thomas Griesa, leur donne gain de cause, précisant que Buenos Aires doit les rembourser au même rythme que les créanciers qui ont accepté de restructurer la dette. « Le juge Griesa, poursuit Arnaud Zacharie, a interprété de manière très rigide le droit des contrats, sa vision a créé une jurisprudence.  » En 2014, la Cour suprême américaine confirmait la décision du juge. Tant qu’elle fut au pouvoir, la présidente péroniste Cristina Kirchner, dont le mari avait imposé la restructuration de la dette, a refusé de se plier à la décision de la justice américaine pour ne pas desavantager les 93 % de créanciers qui avaient accepté la restructuration de la dette et éviter que le pays ne retombe dans le surendettement vu les montants exigés par les fonds vautours. préférant suspendre intégralement le remboursement de la dette argentine, même les 97 % de créances renégociées. Cette position est très difficile à tenir, car elle exclut l’Argentine des marchés financiers internationaux. Aussi, son successeur, le libéral Mauricio Macri, arrivé au pouvoir en décembre dernier, a accepté de rembourser les fonds vautours. NML Capital devrait empocher près de 2 milliards de dollars, pour des créances rachetées 80 millions de dollars, soit 25 fois leur valeur.


Pourquoi les fonds vautours ciblent la Belgique ?

Pour recouvrer leurs créances, les fonds vautours intentent des procès partout où il est possible de saisir des fonds et de se les faire remettre. Or la Belgique est le siège d’Euroclear qui règle les transactions internationales sur les dettes privées et publiques, ainsi que les actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
. De nombreux pays qui ont renégocié leurs dettes remboursent leurs créanciers via Euroclear. C’était le cas du Pérou dont la dette avait été restructurée en 1996 par le plan Brady. En 2000, Elliott Management demande à la justice belge de faire bloquer par Euroclear les remboursements du Pérou à ses créanciers. «  Alors que le Pérou se débattait dans ses ennuis financiers, explique Renaud Vivien, co-secrétaire général du CADTM, le fonds avait racheté pour 11 millions de dollars, une créance sur le Pérou d’une valeur faciale de 20 millions. Le fonds s’était ensuite tourné vers la justice américaine pour réclamer le remboursement de l’intégralité de la dette plus des intérêts de retard. Et il a obtenu gain de cause, puisque le tribunal lui a reconnu une créance d’une valeur de 58 millions de dollars. » Le fonds avait alors le feu vert pour faire saisir les biens du Pérou partout où c’est possible. Ce qu’il fit dans les années 90, en demandant à la justice belge de bloquer les fonds péruviens qui transitent par Euroclear. « Le 26 septembre 2000, note Renaud Vivien, la cour d’appel de Bruxelles donne raison au fonds vautour bloquant ainsi les remboursements péruviens. Un autre fonds intentera une action similaire contre le Nicaragua en 2003 et obtiendra un jugement favorable auprès du tribunal de commerce de Bruxelles, celui-ci sera cependant réformé en appel. »


Pourquoi la Belgique a-t-elle légiféré contre les fonds vautours ?

En 2007, la saisie par le fonds Kensington international, qui fait partie du groupe Eliott, de 10,3 millions d’euros déboursés par la coopération belge pour une centrale thermique au Congo-Brazzaville, indigne la classe politique belge. Le 6 avril 2008, le parlement adopte une loi qui empêche la saisie de fonds publics destinés à la coopération internationale. Les avancées législatives belges auront un effet d’entraînement puisque deux ans plus tard, le Royaume-Uni adopte le « Debt Relif Act » qui impose à tous les créanciers les réductions de dette négociée dans le cadre de l’initiative pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
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Le 12 juillet 2015, la Belgique adopte une nouvelle loi contre les fonds vautours. Celle-ci permet aux juges belges saisis de limiter le droit au remboursement d’une créance à la valeur à laquelle celle-ci a été achetée. « La loi s’applique, commente Renaud Vivien, si le juge constate un « avantage illégitime » résultant d’une différence flagrante (« une disproportion manifeste » dans le texte de la loi ) entre le prix d’acquisition d’une créance et le montant réclamé par le créancier. L’existence de cette disproportion est une condition indispensable mais non suffisante pour que la loi s’applique. Car le juge doit constater une autre condition parmi celles listées dans la loi comme le fait que : le créancier utilise de manière systématique des procédures judiciaires, qu’il refuse de participer à des restructurations de dettes, qu’il est basé dans un paradis fiscal, que sa demande de remboursement a des conséquences néfastes importantes sur le développement du pays. Si deux conditions au minimum sont réunies, le juge pourra alors limiter le remboursement de la créance à sa valeur de rachat. »


Quelle est la bataille juridique en cours ?

Le 2 mars 2016, NML Capital a introduit un recours en annulation de la loi du 12 juillet 2015 devant la Cour constitutionnelle. « Le fonds estime que la loi viole son droit de propriété, explique l’avocat Oliver Stein. « Mais, la loi belge ne prive pas les créanciers de leur créance. Quoiqu’il en soit, il ne peut pas être considéré que le législateur porte atteinte au droit de propriété dès qu’il en encadre l’exercice, y fixe des limites ou empêche qu’il en soit fait un usage abusif. Le raisonnement avancé par NML Capital reviendrait à considérer comme attentatoire au droit de propriété une grande partie du droit belge, que ce soit l’interdiction et l’annulation des clauses abusives, la réduction des clauses pénales excessives, les lois qui encadrent les baux ou la théorie de l’enrichissement sans cause. » Oliver Stein a été engagé par trois ONG belges, le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, le CNCD-11.11.11 et son homologue flamand, 11.11.11, pour faire une intervention volontaire dans la cause opposant l’État belge à NML Capital. « En tant qu’ONG, conclut Arnaud Zacharie, nous défendons avant tout les populations du Sud déstabilisées par les manœuvres des fonds vautours, nous voulons défendre une loi qui a été adoptée par l’ensemble des forces démocratiques du pays. En nous emparant du dossier, nous pouvons faire valoir nos arguments devant la cour. » La loi belge contre les fonds vautours est elle anticonstitutionnelle ? Réponse dans un à deux ans.