Comment le Sud a payé pour les crises du Nord et pour sa propre soumission

13 juin 2016 par Eric Toussaint


Don Quijote, gravure de Jose Guadalupe Posada (1852 - 1913)

Les crises de la dette de la périphérie sont liées aux crises qui éclatent dans les pays capitalistes les plus puissants et sont utilisées pour subordonner des États. Voici une mise en perspective historique des crises de la dette des pays de la « périphérie » du 19e au 21e siècles. De l’Amérique latine à la Chine en passant par la Grèce, la Tunisie, l’Égypte et l’Empire ottoman, la dette a été utilisée comme une arme de domination et un moyen d’accumulation de richesse au profit des classes dominantes. Cette étude constitue une introduction à une série de 6 articles qui porte sur « La dette comme instrument de subordination de l’Amérique latine ». Elle complète quatre articles récents déjà publiés : « La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse », « Grèce : La poursuite de l’esclavage pour dette de la fin du 19e siècle à la Seconde Guerre mondiale », « La dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte », « La dette : l’arme qui a permis à la France de s’approprier la Tunisie ».



À partir des années 1820, les gouvernements des pays latino-américains, issus des guerres d’indépendance, se sont lancés dans une vague d’emprunts. Les banquiers européens cherchaient avec enthousiasme des occasions d’endetter ces nouveaux États car cela leur était extrêmement profitable [1]. Dans un premier temps, ces emprunts ont servi aux efforts de guerre pour garantir et renforcer l’indépendance. Dans les années 1820, les emprunts externes prenaient la forme de titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
émis par les États par l’intermédiaire de banquiers ou de courtiers Courtier
Courtiers
Une société de courtage ou courtier est une entreprise ou une personne qui sert d’intermédiaire pour une opération, le plus souvent financière, entre deux parties.
à Londres [2]. Ensuite, à partir des années 1830, attirés par les hauts rendements, les banquiers français sont devenus très actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
et sont entrés en compétition avec la place financière de Londres. Au cours des décennies suivantes, d’autres places financières ont rejoint la compétition : Francfort, Berlin, Anvers, Amsterdam, Milan, Vienne… La manière utilisée par les banquiers pour prêter aux États limitait les risques auxquels ils s’exposaient puisqu’en cas de suspension du paiement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, ce sont les détenteurs de titres qui étaient directement affectés. Il en aurait été autrement si les banquiers avaient prêté directement aux États [3]. Néanmoins, quand ces banquiers acquéraient eux-mêmes une partie des titres qu’ils vendaient ou que d’autres banquiers vendaient, il leur arrivait d’être mis en difficulté en cas de non-paiement. Par ailleurs, l’existence d’un marché des titres au porteur permettait aux banquiers de se livrer à de multiples manipulations leur procurant un rendement élevé.

Le recours à l’endettement extérieur s’est révélé contre-productif pour les pays concernés notamment parce que ces emprunts avaient été contractés à des conditions très favorables pour les créanciers. Les cessations de paiement ont été nombreuses et ont donné lieu à des représailles de la part des pays créanciers qui ont utilisé à plusieurs reprises l’intervention armée pour obtenir le remboursement. Les restructurations de dettes ont servi à chaque fois les intérêts des créanciers et des grandes puissances qui les appuyaient et ont fait rentrer les pays débiteurs dans un cercle vicieux d’endettement, de dépendance et de « développement du sous-développement », pour reprendre une expression de l’économiste André Gunder Frank [4].

Pancho Villa - gravure de Leopoldo Méndez, 1934

L’arme de l’endettement a été utilisée comme moyen de pression et de subordination des pays endettés. Comme le relevait Rosa Luxemburg en 1913, les emprunts « constituent le moyen le plus sûr pour les vieux pays capitalistes de tenir les jeunes pays en tutelle, de contrôler leurs finances et d’exercer une pression sur leur politique étrangère, douanière et commerciale » [5].

Heureusement, le Mexique, à deux reprises, est sorti de manière victorieuse de la confrontation avec ses créanciers (1867 sous la présidence de Benito Juarez, et plus tard, dans la foulée de la révolution mexicaine dirigée par Emiliano Zapata et Pancho Villa qui ont décrété la suspension du paiement de la dette en 1914). Le Brésil a également affronté avec succès ses créanciers entre 1933 et 1943, de même que l’Équateur en 2007-2009, sans oublier Cuba à l’égard du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
à partir de 1985. Alors que se prépare une nouvelle crise de la dette de l’Amérique latine, il est fondamental de tirer des enseignements des deux derniers siècles. Sans cela, on se condamne à revivre les drames du passé.


La dette extérieure comme arme de domination et de subordination

L’utilisation de la dette extérieure comme arme de domination a joué un rôle fondamental dans la politique impérialiste des principales puissances capitalistes au cours du XIXe siècle et cela se poursuit au XXIe siècle sous des formes qui ont évolué. La Grèce, dès sa naissance dans les années 1820-1830, a été soumise entièrement aux diktats des puissances créancières (en particulier la Grande-Bretagne et la France) [6]. Haïti, qui s’était libérée de la France au cours de la Révolution française et avait proclamé l’indépendance en 1804, a été de nouveau asservie à celle-ci en 1825 par la dette [7]. La Tunisie endettée a été envahie par la France en 1881 et transformée en protectorat-colonie [8]. Le même sort a été imposé à l’Égypte en 1882 par la Grande -Bretagne [9]. L’Empire ottoman, à partir de 1881, a été soumis directement aux créanciers (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie…) [10], ce qui a accéléré son éclatement. La Chine a été forcée par les créanciers d’octroyer des concessions territoriales et d’ouvrir entièrement son marché au XIXe siècle. La Russie tsariste fortement endettée aurait pu constituer aussi une proie des puissances créancières si la révolution bolchévique n’avait pas abouti en 1917-1918 à la répudiation unilatérale des dettes.

Des différentes puissances périphériques [11] qui pouvaient potentiellement accéder aux rôles de puissances capitalistes impérialistes dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire l’Empire ottoman, l’Égypte, l’Empire russe, la Chine et le Japon, seul ce dernier a réussi la mutation [12]. En effet, le Japon n’a pratiquement pas eu recours à l’endettement extérieur pour réaliser un important développement économique et se transformer en une puissance capitaliste impérialiste dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le Japon a connu un important développement capitaliste autonome à la suite des réformes de la période Meiji (initiée en 1868). Il a importé les techniques de production occidentales les plus avancées à l’époque, tout en empêchant la pénétration financière étrangère sur son territoire, en refusant de recourir aux emprunts extérieurs et en supprimant sur place les entraves à la circulation des capitaux autochtones. À la fin du XIXe siècle, le Japon passa d’une autarcie séculaire à une expansion impérialiste vigoureuse. Bien sûr, l’absence d’endettement extérieur n’est pas le seul facteur qui a permis au Japon de faire le saut vers un développement capitaliste vigoureux et de mener une politique internationale agressive, le hissant au rang des grandes puissances impérialistes. D’autres facteurs qu’il serait trop long d’énumérer ici ont également opéré mais il est évident que l’absence d’endettement extérieur a joué un rôle fondamental [13].

À contrario, alors que la Chine jusqu’aux années 1830 poursuit un développement très important et constitue une puissance économique de premier plan [14], le recours à l’endettement extérieur a permis aux puissances européennes et aux États-Unis de progressivement la marginaliser et la soumettre. Là aussi, d’autres facteurs sont intervenus, telles que les guerres livrées par la Grande-Bretagne et la France pour imposer le libre commerce et l’exportation forcée en Chine de l’opium, mais le recours à la dette extérieure et ses conséquences néfastes ont joué un rôle très important. En effet, pour rembourser des emprunts étrangers, la Chine a dû sacrifier des concessions territoriales et portuaires aux puissances étrangères. Rosa Luxemburg mentionne, parmi les méthodes employées par les puissances capitalistes occidentales pour dominer la Chine, le « système de la dette publique, d’emprunts européens, de contrôle européen des finances avec comme conséquences l’occupation des forteresses chinoises, l’ouverture forcée de ports libres et de concession de chemin de fer obtenues sous la pression des capitalistes européens » [15]. Joseph Stiglitz, près d’un siècle après Rosa Luxemburg, revient également là-dessus dans son ouvrage La Grande désillusion.

L’Amérique centrale des colonies aux indépendances

L’Amérique Latine des colonies aux indépendances


Les crises de la dette extérieure de l’Amérique latine du XIXe au XXIe siècle

Depuis leur indépendance dans les années 1820, les pays d’Amérique latine ont connu quatre crises de la dette.

La première s’est déclarée en 1826, produite par la première grande crise capitaliste internationale qui a démarré à Londres en décembre 1825. Cette crise de la dette s’est prolongée jusqu’aux années 1840-1850.

La deuxième a débuté en 1876 et s’est terminée dans les premières années du XXe siècle [16].

La troisième a commencé en 1931 dans le prolongement de la crise qui avait éclaté en 1929 aux États-Unis. Elle s’est achevée à la fin des années 1940.

La quatrième a éclaté en 1982 en lien avec le tournant pris par la Réserve fédérale des États-Unis en matière de taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
combiné à la chute du prix des matières premières. Cette quatrième crise s’est terminée en 2003-2004 lorsque l’augmentation des prix des matières premières a accru fortement les revenus en devises. Les pays d’Amérique latine ont aussi profité de taux d’intérêt internationaux qui ont fortement baissé suite aux décisions de la Fed, suivie par la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
et la banque d’Angleterre à partir de la crise bancaire au Nord qui a commencé en 2008-2009.

Une cinquième crise se prépare suite à la forte baisse des prix des matières premières qui a commencé en 2013-2014 et à l’évolution de l’économie des principales puissances impérialistes - qui incluent aujourd’hui la Chine (perspective d’une augmentation des taux d’intérêts décidée par la Fed, éclatement de la bulle boursière… provoquant un rapatriement des capitaux vers les États-Unis, l’Europe et peut-être la Chine). La crise qui touche déjà de plein fouet Puerto Rico [17] est un signe avant-coureur, mais c’est surtout le Venezuela et l’Argentine qui risquent de donner une grande ampleur à une nouvelle crise quand elle éclatera, avec pour particularité qu’une partie de leur dette est souscrite auprès de la Chine, nouvel acteur majeur en Amérique latine.

Les origines de ces crises et les moments où elles éclatent sont intimement liés au rythme de l’économie mondiale et, principalement, des pays les plus industrialisés. Chaque crise de la dette a été précédée d’une phase de surchauffe de l’économie des pays les plus industrialisés du Centre, au cours de laquelle il y a eu surabondance de capitaux dont une partie a été recyclée vers les économies de la Périphérie. Les phases préparatoires à l’éclatement de la crise, pendant lesquelles la dette augmente fortement, correspondent chaque fois à la fin d’un cycle long expansif des pays les plus industrialisés, sauf dans le cas présent car, cette fois-ci, on ne peut pas parler de cycle long expansif sauf en ce qui concerne la Chine (et d’autres BRICS). La crise est généralement provoquée par des facteurs externes aux pays périphériques endettés : une récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. ou un krach financier frappant la ou les principales économies industrialisées, un changement de politique des taux d’intérêt décidé par les banques centrales des grandes puissances du moment.

Ce qui est affirmé plus haut est en contradiction avec la narration des crises qui domine la pensée économique-historique [18] et qui est véhiculée par les grands médias et les gouvernants. Selon la narration dominante, la crise qui a éclaté à Londres en décembre 1825, et s’est étendue à d’autres puissances capitalistes, résulte du surendettement des États latino-américains ; celle des années 1870, du surendettement de l’Amérique latine, de l’Égypte et de l’Empire ottoman ; celle des années 1890 qui a failli provoquer la faillite d’une des principales banques britanniques, du surendettement de l’Argentine ; celle des années 2010, du surendettement de la Grèce et plus généralement des « PIGS » (Portugal, Irlande, Grèce, Spain).


Les crises de la dette et les ondes longues de l’économie capitaliste internationale

Il y a un lien entre l’éclatement de ces quatre crises et les ondes longues du capitalisme. Les ondes longues du développement capitaliste depuis le début du XIXe siècle ont été analysées par plusieurs auteurs, parmi lesquels Ernest Mandel qui a fourni un apport substantiel, notamment au niveau de l’incidence du facteur politique sur le déroulement et le dénouement des ondes longues, apport qui reste à compléter [19]. Ernest Mandel propose la datation suivante pour les ondes longues de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle [20] (voir aussi en fin d’article l’encadré « Les ondes longues ») :

  • croissance forte à partir de 1793 se terminant par la grande crise de 1825
  • croissance lente de 1826 à 1847 avec forte crise en 1846-47
  • croissance forte de 1848 à 1873 avec crise forte en 1873 
  • croissance lente de 1874 à 1893 avec crise bancaire en 1890-1893 
  • croissance forte de 1894 à 1913…

Les phases d’expansion forte, comme les phases d’expansion lente, sont elles-mêmes subdivisées en cycles plus courts variant de 7 à 10 ans se terminant par des crises.

Après un krach financier de la Bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). de Londres en décembre 1825, la première crise moderne de surproduction de marchandises (1826) ouvre la voie à une onde longue d’expansion lente (1826-1847) et à la première crise de la dette de l’Amérique latine (qui débute en 1826-1827).

La deuxième crise éclate en 1873 suite à un krach boursier à Vienne suivi d’un autre à New-York. S’en suit la longue dépression des économies industrialisées de 1873 à 1893 et la crise de la dette de l’Amérique latine de la décennie 1870.

Suite à la crise de Wall Street en 1929, la dépression des années 1930 de l’économie mondiale débouche sur la crise de la dette de l’Amérique latine qui éclate au même moment mais qui débouche sur un autre scénario que les précédentes crises. En effet, à la suite notamment de la décision de non-paiement de la dette par quatorze pays du continent, cette crise de la dette débouche sur un essor industriel de longue durée dans les pays les plus importants (en particulier le Brésil et le Mexique) en contradiction avec la crise des pays du Centre.

La quatrième crise qui a démarré en 1982 a été provoquée par l’effet combiné de la deuxième récession économique mondiale (1980-1982) d’après-guerre, de la baisse des prix des matières premières (qui est liée à cette récession) et de la hausse des taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale des États-Unis en 1979.

Les quatre premières crises ont duré de 15 à 30 ans. La cinquième se prépare. Elles ont concerné l’ensemble des États indépendants de l’Amérique latine et de la Caraïbe quasiment sans exception.

Au cours de ces crises, les suspensions de paiement ont été fréquentes. Entre 1826 et 1850, lors de la première crise, presque tous les pays ont suspendu leur paiement. En 1876, onze pays d’Amérique latine étaient en cessation de paiement. Dans les années 1930, onze pays du continent ont décrété un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
. Entre 1982 et 2003, le Mexique, la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, le Brésil, l’Argentine, Cuba et d’autres ont suspendu le remboursement à un moment ou à un autre, pour une période de plusieurs mois ou de plusieurs années. La suspension décrétée par l’Argentine entre la fin de 2001 et mars 2005 pour un montant d’environ 90 milliards de dollars a permis une croissance économique soutenue.

La plupart du temps, les suspensions de paiement sont suivies par des restructurations de dette favorables aux intérêts des créanciers. Les exemples d’États périphériques qui répudient victorieusement leurs dettes sont très rares mais ils existent. C’est le cas du Mexique pendant le mandat du progressiste Benito Juarez, le premier président indigène d’Amérique latine [21]. Le Mexique, qui a suspendu le paiement de la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
en 1861, a réussi à expulser le corps expéditionnaire français en 1866 après 4 années d’âpres combats et l’imposition d’un empereur européen, Maximilien d’Autriche. En 1867, le Mexique a répudié la dette réclamée par la France. Également rares sont les cas où un État a organisé un audit de la dette afin d’en remettre en cause le paiement. C’est notamment le cas de l’Équateur en 2007-2008. Leurs exemples sont riches d’enseignements.

Les ondes longues dans l’évolution du capitalisme

Voici ce qu’en dit Michel Husson : « La théorie des ondes longues avait déjà fait l’objet du chapitre 4 du Troisième âge du capitalisme (Mandel, 1972) avant d’être développée à l’occasion d’une série de conférences données à Cambridge en 1978, qui ont conduit à la publication de The Long Waves of Capitalist Development en 1980. L’une des propositions essentielles de cette théorie est que le capitalisme a une histoire, et que celle-ci n’obéit pas à un fonctionnement cyclique. Elle conduit à une succession de périodes historiques, marquées par des caractéristiques spécifiques, qui fait alterner phases expansives et phases récessives. Cette alternance n’est pas mécanique : il ne suffit pas d’attendre 25 ou 30 ans. Si Mandel parle d’onde plutôt que de cycle, c’est bien que son approche ne se situe pas dans un schéma généralement attribué - et probablement à tort - à Kondratieff, de mouvements réguliers et alternés des prix et de la production.

L’un des points importants de la théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des retournements : le passage de la phase expansive à la phase dépressive est « endogène », en ce sens qu’il résulte du jeu des mécanismes internes du système. Le passage de la phase dépressive à la phase expansive est au contraire exogène, non automatique, et suppose une reconfiguration de l’environnement social et institutionnel. L’idée clé est ici que le passage à la phase expansive n’est pas donné d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel « ordre productif ». Cela prend le temps qu’il faut, et il ne s’agit donc pas d’un cycle semblable au cycle conjoncturel dont la durée peut être reliée à la durée de vie du capital fixe. Voilà pourquoi cette approche ne confère aucune primauté aux innovations technologiques : dans la définition de ce nouvel ordre productif, les transformations sociales (rapport de forces capital-travail, degré de socialisation, conditions de travail, etc.) jouent un rôle essentiel.
 » (Voir Michel Husson : http://www.contretemps.eu/lectures/%C3%A0-lire-postface-ondes-longues-d%C3%A9veloppement-capitalisme-ernest-mandel )

En adaptant un peu la présentation chronologique d’Ernest Mandel :

1. 1789-1848 : Période de la révolution industrielle, des grandes révolutions bourgeoises, des guerres napoléoniennes et de la constitution du marché mondial des biens manufacturé : phase « ascendante » de l’onde 1789-1825 ; phase de croissance lente 1826-1848.

2. 1848-1893 : Période du capitalisme industriel de « libre concurrence » avec une phase ascendante de 1848-1873 et une phase de croissance lente 1873-1893 (longue dépression du capitalisme de « libre concurrence »).

3. 1893-1913 : Apogée de l’impérialisme classique et du capital financier. C’est une phase ascendante avec croissance forte.

4. 1914-1940 : Période de déclin du capitalisme, de l’époque des guerres inter-impérialiste, des révolutions et des contre-révolutions. Phase de croissance lente avec crises de très grande ampleur.

5. À partir de 1940 aux États-Unis et en Amérique latine et après la seconde guerre mondiale pour l’Europe : phase de croissance forte dans le cadre du troisième âge du capitalisme (capitalismo tardio en espagnol) qui suit les défaites subies par le mouvement ouvrier dans les années 1930. Cette phase de croissance forte (les « trente glorieuses » selon certains auteurs) prend fin aux États-Unis à la fin des années 1960 et en Europe au cours des années 1970. A partir du début des années 1980, on est entré dans une phase de croissance lente. La quatrième crise de la dette d’Amérique latine (et plus généralement des pays dits en développement) démarre en 1982.

Selon Michel Husson, « Depuis la publication du livre de Mandel, l’économie mondiale s’est profondément transformée. Avec la montée des pays des pays dits « émergents », on assiste à un véritable « basculement du monde » dont on peut prendre la mesure à l’aide de quelques chiffres. Ainsi, les pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». ont réalisé en 2012 la moitié des exportations industrielles mondiales, alors que leur part n’était que de 30 % au début des années 1990. Depuis le début des années 2000, l’intégralité de la progression de la production industrielle à l’échelle mondiale a été réalisée dans les pays émergents. Le capitalisme semble ainsi trouver un second souffle en relocalisant la production dans des pays qui enregistrent des gains de productivité importants, et où le niveau des salaires est très faible. » (…)

« Raisonner sur les « vieux » pays capitalistes ou sur l’ensemble de l’économie mondiale, ce n’est plus du tout la même chose : la croissance de la production (y compris de la production industrielle), les gains de productivité et le développement de la classe salariée sont depuis le début du XXIe siècle au Sud. Il y a plus qu’une désynchronisation que l’on pourrait mettre au compte de facteurs spécifiques. » (…)

« Bref, ce qui est vrai pour les vieux pays capitalistes du Nord, à savoir l’incapacité de mettre en place les fondements d’une nouvelle « onde longue expansive », ne semble pas s’appliquer pleinement à toute une série de pays qui regroupent après tout une fraction significative de la population mondiale. On pourrait à la limite parler d’onde longue expansive en ce qui les concerne. Qu’il s’agisse d’un mode de croissance inégalitaire et barbare (qui évoque d’ailleurs l’essor de l’Angleterre au XIXe siècle) est une autre question : le point décisif est que dans les pays concernés, l’accumulation du capital et la croissance de l’emploi salarié font preuve d’un dynamisme impressionnant. »

J’ajoute que la phase d’expansion forte des pays émergents (avec la Chine en tête) et d’un nombre important de pays en développement donne des signes de fléchissement ou d’essoufflement depuis 2014-2015 tandis que les économies des vieux pays industrialisés reste embourbée dans la poursuite d’une croissance lente.

Une des idées que le présent article avance, c’est qu’il y a un lien étroit entre les phases d’expansion forte et l’accumulation de dettes dans les pays périphériques (et en l’occurrence l’Amérique latine) boostées notamment par la volonté des économies capitalistes les plus fortes d’augmenter les flux de capitaux vers la périphérie (je précise qu’il faut ranger maintenant la Chine dans les économies capitalistes les plus fortes). Le retournement de la phase de croissance forte débouche (on pourrait dire « provoque ») généralement sur une crise de la dette dans les pays de la périphérie, on pourrait dire sans exagérer qu’elle « provoque » une crise de la dette. Dans la période historique actuelle, nous vivons une période charnière (sans croissance forte dans les vielles économies capitalistes) qui pourrait déboucher sur une nouvelle crise de la dette de l’Amérique latine et d’autres pays périphériques (en Afrique et en Asie), -les premiers à être touchés seront les pays dépendant largement de l’exportation de matières premières pour rembourser leur dette- s’ajoutant à celle des pays périphériques à l’intérieur ou aux marges de l’Europe (Grèce, Portugal, Espagne, Irlande, Chypre, Ukraine, autres pays de l’ex-bloc de l’Est, etc.) ou de la sphère des États-Unis (Puerto Rico donne l’exemple).

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Remerciements : L’auteur remercie Brigitte Ponet, Damien Millet, Claude Quémar et Pierre Salama pour leur relecture et leurs suggestions et Pierre Gottiniaux pour les illustrations.
L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.


Notes

[1Ils firent de même avec la Grèce en 1824-1825 en octroyant deux prêts pour un moment équivalent à 100 % du PIB de ce pays en train de se constituer. Voir La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse

[2Les Etats émettaient des titres d’emprunts par l’intermédiaire de banques situées sur les principales places financières à commencer par Londres. Ces banques réalisaient l’émission des titres pour le compte de ces Etats et prenaient une commission qui pouvait s’élever à 8 ou 10% de la valeur totale de l’emprunt. Elles vendaient les titres aux rentiers et à d’autres institutions financières privées. Elles pouvaient si elles le souhaitaient en acquérir pour leur propre compte. Les Etats emprunteurs remboursaient aux banques les intérêts et le principal et elles se chargeaient de payer à chaque échéance le coupon que chaque titre contenait. Par exemple, un titre colombien ou grec d’une valeur de 100 livres sterling émis pour une durée de 30 ans au taux de 6% comprenait 30 coupons annuels d’une valeur de 6 livres sterling. Chaque année le détenteur du titre découpait un coupon, le présentait au guichet de la banque et touchait 6 livres sterling. A l’échéance de trente ans, le titre pouvait être présenté au guichet de la banque pour recevoir le remboursement du capital soit 100 livres sterling. Les titres étaient au porteur. Ils pouvaient être revendus. Les banques pouvaient manipuler les cours par exemple en vendant massivement les titres qu’elles avaient acquis pour leur propre compte (ou qu’elles n’avaient pas réussi à vendre lors de la première émission). En revendant massivement, elles pouvaient provoquer la chute du prix des titres. Ensuite elles pouvaient les racheter à bas prix et faire remonter le prix.

[3C’est ce qui est arrivé dans les années 1960-1970. Pendant cette période, les banquiers ont octroyé directement des prêts. Lorsque la crise de la dette du tiers-monde a éclaté en 1982, ils se sont débarrassés des contrats grâce aux interventions des États impérialistes et du duo Banque mondiale/FMI qui leur ont permis de revenir à la titrisation de la dette telle que cela c’était pratiqué tout au long du 19e s jusque dans les années 1930. On reviendra là-dessus plus loin. J’ai abordé ce sujet dans La Bourse ou la Vie, 1998, réédition revue et augmentée en 2004.

[4Gunder Frank, André. 1972. Le développement du sous-développement : l’Amérique latine, Maspero, Paris, 399 p. https://books.google.es/books/about/Le_d%C3%A9veloppement_du_sous_d%C3%A9veloppement.html?id=05AxAQAAIAAJ&redir_esc=y

[5Luxemburg, Rosa. 1969. L’accumulation du capital, Maspero, Paris, Vol. II, p. 89.

[7Voir Sophie Perchellet, Haïti. Entre colonisation, dette et domination, CADTM-PAPDA, 2010 http://cadtm.org/Haiti-Entre-colonisation-dette-et L’ordonnance du roi de France de 1825 « Article 2 : Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse des Dépôts et Consignations de France en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant au 1er décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclament une indemnité. ». Cette somme fut ramenée à 90 millions de francs quelques années plus tard.

[11Périphériques par rapport aux principales puissances capitalistes européennes (G-B, France, Allemagne, Pays-Bas, Italie, Belgique) et par rapport aux États-Unis.

[12Jacques Adda est un des auteurs qui attirent l’attention sur cela. Voir Jacques Adda. 1996. La Mondialisation de l’économie, tome 1, p.57-58.

[13Pour en savoir plus sur les facteurs autres que le non recours à la dette extérieure, lire Perry Anderson, L’État absolutiste. Ses origines et ses voies, t. 2, p.261-289 sur le passage du féodalisme au capitalisme au Japon. Par ailleurs, Carmen M. REINHART et Christoph TREBESCH remarquent qu’effectivement le Japon n’a pas eu recours à l’endettement externe et s’en est mieux tiré que les autres. Voir Carmen M. REINHART et Christoph TREBESCH, “The Pitfalls of External Dependence : Greece, 1829-2015”, Brookings Papers

[14Kenneth Pomeranz, qui s’attache à mettre en évidence les facteurs ayant empêché la Chine de devenir une des grandes puissances capitalistes, n’attribue pas d’importance à la dette extérieure, il est vrai qu’il centre son étude sur la période qui précède 1830-1840. Son analyse est pourtant très riche et inspiratrice. Voir Kenneth POMERANZ (2000), The Great Divergence, Princeton University Press, 2000, 382 pages.

[15Luxemburg, Rosa. 1969. L’accumulation du capital, Maspero, Paris, Vol. II, p. 60.

[16Pour le Venezuela, qui a refusé de rembourser sa dette, elle a finalement abouti à une véritable épreuve de force avec les impérialismes nord-américain, allemand, britannique et français, qui envoyèrent en 1902 une flotte militaire multilatérale pour bloquer le port de Caracas et obtenir, par la politique de la canonnière, l’engagement vénézuélien de reprendre le remboursement des dettes. Le Venezuela n’a fini de payer cette dette qu’en 1943. Voir Pablo Medina et al. 1996. « ABC de la deuda externa », p. 21-22, p. 37, p. 50.

[18Voir notamment les écrits de Sismondi et de Tougan Baranovsky au XIXe s. de même que les grands titres de la presse de l’époque et les discours des gouvernements européens de l’époque.

[19Mandel, Ernest. 1978. Long waves of capitalist development, The Marxist interpreta­tion, Based on the Marshall Lectures given at the University of Cambridge.

[20Voir E. Mandel, Le Troisième âge du Capitalisme, 1972.

[21Benito Juarez (1806-1872) était zapotèque, une des populations natives du Mexique (région de Oaxaca).

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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