Compte-rendu de la Conférence « Dettes coloniales et réparations » du 17 octobre 2020

5 novembre 2020 par Robin Delobel , Anaïs Carton , Véronique Clette-Gakuba , Romain Compère


Veronique Clette-Gakuba et Robin Delobel lors des Rencontres d’automne du CADTM des 17-18 octobre à Liège, Belgique

60 ans après l’indépendance officielle du Congo, les crimes commis par l’État belge n’ont jusqu’ici pas reçu les réponses politiques appropriées, en termes de reconnaissance et de réparations. Alors que le racisme est toujours une réalité structurelle qui touche particulièrement la population noire en Belgique, quelles sont les initiatives récemment initiées pour pousser l’État belge à reconnaitre sa responsabilité ?

Intervenant.e.s : Veronique Clette-Gakuba, sociologue, chercheuse doctorante à l’ULB et membre de Présences noires & Robin Delobel, permanent au CADTM



L’enregistrement vidéo complet - (Réalisation : Zin TV)

 Intervention de Robin Delobel, La dette coloniale du Congo

Ce séminaire est l’occasion de retracer brièvement l’histoire coloniale du Congo, et de rappeler pourquoi nous sommes toujours confrontés à ce passé colonial en Belgique, 60 ans après son indépendance politique. Pour rappel, en 1885 l’État Indépendant du Congo (EIC) est créé et reconnu par les autres puissances européennes à la Conférence de Berlin. Il devient rapidement la propriété du roi Léopold II, qui parvient à s’arroger cette position avantageuse, sur un territoire grand comme 75 fois la Belgique, à la condition d’être une zone de libre-échange. Ce territoire deviendra une gigantesque zone d’extraction de valeur pour le souverain belge, et plus tard pour l’État belge après 1908, quand le souverain en cédera la « propriété ». Sous le règne de Léopold II, les nombreuses exactions se déroulent dans le contexte de boom de la demande mondiale de caoutchouc, le « caoutchouc rouge », et la présence belge va, au cours de la période coloniale, profondément déstructurer les populations qui vivent sur le territoire congolais.

En 1960, lors de l’indépendance du Congo, naît le fameux « contentieux » belgo-congolais, qui voit la Belgique garder la mainmise économique sur le portefeuille congolais, et notamment les compagnies à charte. Le Congo va toutefois continuer à assumer une partie de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
contractée par la Belgique et donc se voir léguer une dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
. Ce transfert de dette est d’autant plus choquant que la Belgique a pu bénéficier d’une diminution, par les États-Unis, de sa propre dette au cours de la seconde guerre mondiale, en échange de l’approvisionnement en uranium congolais, celui-là même qui devait servir à créer les deux bombes nucléaires larguées sur Nagasaki et Hiroshima.

Au lendemain de son indépendance, le Congo est sujet à de nombreuses ingérences de la part des pays occidentaux au nom de la lutte contre le communisme, qui aboutissent à l’assassinat de Patrice Lumumba et au soutien à Mobutu Sese Seko. Ce dernier entend diriger le pays comme bon lui semble et s’oriente rapidement vers le chemin de la dictature : en 1966 il fait pendre en public 4 de ses opposants. Les « années Mobutu » sont des années de contraction de dettes odieuses. A sa mort en 1997, sa fortune était estimée à 8 milliards de dollars américains, soit 2/3 de la dette congolaise, faisant de lui un des hommes les plus riches au monde. Une partie de cette dette écrasante est composée de ce qu’on appelle les « éléphants blancs Éléphant blanc
éléphants blancs
L’expression « éléphant blanc » désigne un mégaprojet, souvent d’infrastructure, qui amène plus de coûts que de bénéfices à la collectivité.

Pour la petite histoire, la métaphore de l’éléphant blanc provient de la tradition des princes indiens qui s’offraient ce cadeau somptueux. Cadeau empoisonné, puisqu’il entraînait de nombreux coûts et qu’il était proscrit de le faire travailler. Ce terme est généralement utilisé pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Sud.
 », des projets ruineux qui ne seront jamais pleinement exploités par après, comme par exemple le barrage d’Inga, mais qui permettent l’enrichissement de sociétés occidentales. Mobutu était lui-même un agent actif de cette dynamique, étant donné que, d’après la Commission des biens mal acquis, créée lors de la Conférence souveraine nationale (1991-1992), Mobutu aurait reçu 7% de commission sur la création dudit barrage. Sous son autorité, la dette augmenta de manière exponentielle jusqu’au montant de 16 milliards, en 1998. Tout cela était connu par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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 : Erwin Blumenthal avait déjà publié un rapport sur le sujet en 1982, déclarant clairement que la dette était une fuite en avant, qui n’allait jamais être remboursée [1].

Le Congo subit donc une dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, illégitime et insoutenable. Si, depuis quelques années, le Congo bénéficie de l’initiative « pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
 », qui a permis un allègement de la dette, ce mécanisme ne s’attaque pas au problème de fond et ne parle pas du statut de cette dette, qui devrait être répudiée. Actuellement, il faut rétablir l’État congolais dans son droit à procéder à un audit de la dette. Le CADTM insiste sur le fait que la Belgique a un rôle à jouer dans les institutions internationales quant au statut de cette dette [2]. La Commission spéciale Congo-Passé colonial, poussée par des années d’activisme, a été mise en place suite à l’émergence du mouvement Black Lives Matter qui a pris une ampleur historique suite au meurtre de Georges Floyd par la police le 25 mai 2020 aux États-Unis. C’est dans ce contexte qu’a eu lieu la manifestation du 7 juin 2020 qui a rassemblé près de 10.000 personnes à Bruxelles pour protester contre les violences policières et plus largement les injustices raciales. Les travaux de cette commission pourraient se révéler très utiles. Cependant, rappelons que cette commission, mise sur pied dans l’empressement, fait l’objet de nombreuses critiques. Elle fait donc face à de nombreux enjeux éminemment importants, dont notamment garantir une composition représentative et interdisciplinaire dans la commission, se doter d’un mandat et d’une méthodologie qui permettent de rencontrer les objectifs visés de vérité et de réconciliation, proposer un processus transparent et participatif vigilant à la place des victimes et des communautés, etc. Tout cela dans un timing réaliste.

 Intervention de Véronique Clette-Gakuba, « Il faut donner des moyens d’actions réels à cette commission »

Quand on parle de dettes coloniales et de réparations en Belgique, on constate que la route est encore longue et les freins nombreux. Une des premières choses à comprendre, c’est qu’il existe en Belgique un marché de domination culturelle, de fondement capitaliste, qui fonctionne par la collaboration entre l’État belge et certaines institutions africaines, ce qui permet la formation d’un vernis postcolonial, qui désamorce la question centrale de la responsabilité historique et des réparations. Ce qui se dessine derrière, c’est un processus qui, au final, crée de l’innocence blanche.

La Commission spéciale Congo-passé colonial, dont a parlé Robin, est déjà soumise à la critique. Soulignons qu’elle se caractérise par un manque cruel de préparation et une forte précipitation. La réponse aux mobilisations du printemps dernier s’est faite dans l’urgence. Pointons aussi qu’il existe de grandes résistances, dans cette commission, pour parler de réparations.

Les failles sont apparues dès le début, en 2012 : la commission avait été portée par Groen à l’époque, et elle s’exprimait directement, dans le texte de la résolution, avec des termes comme celui de « crimes contre l’humanité ». Puis, cette résolution a fait l’objet de blocages par d’autres partis, puis d’une réécriture totale, jusqu’à neutraliser son sens en demandant une commission d’établissement du rôle historique de la Belgique durant la colonisation. La Chambre demandait initialement que le Musée Royal d’Afrique Centrale entame les travaux pour nommer les experts. Cela a été refusé directement, car s’il est bien une institution qui a véhiculé les thèses racialistes dans l’histoire belge, c’est le musée de Tervuren. Ce premier écueil ayant été écarté, ça n’a pas pour autant changé le problème de fond, car s’est déroulée une guerre entre les partis pour pouvoir nommer les personnes qui pourraient participer à cette commission. Songeons au CD&V qui a joué des coudes pour y placer un de ses experts, alors même que ce parti a historiquement un rôle prépondérant dans la mise en place des politiques coloniales belges.

Cette commission reste un problème politique blanc donc. Elle ne pose pas la question de qui est victime et de qui est bourreau, et par conséquent de quelles réparations il faudrait mettre en place. On est dans une logique de lobbying, qui risque fort de ne pas aboutir et où les Africains sont relégués au rôle de consultants.

C’est un pattern récurrent : quand une critique est trop forte, on crée une commission ad hoc qui, en fait, assume une forme de continuité plutôt qu’une rupture avec le discours dominant. C’était la même chose suite au livre de Ludo De Witte sur l’assassinat de Patrice Lumumba ; la même chose avec les polémiques sur l’ancien musée de Tervuren, lorsqu’il affichait encore clairement son caractère colonial. Dans le cas qui nous occupe, ce même phénomène se reproduit : on assiste à la création d’une commission qui va consister à effacer le crime. Les diasporas, dans ce cadre, sont récupérées et instrumentalisées, elles ne sont pas mises à contribution pour créer du sens ou changer quoi que ce soit.

Pour revenir sur le musée de Tervuren, on a assisté à un changement de façade lors de sa rénovation : le président se targuait en long et en large de collaborer avec des collectifs africains. Cette injonction à la collaboration avec des communautés « sources », elle vient de la part de l’Icom (Conseil International des Musées), qui a mis la pression sur les musées depuis les années 2000 et suivantes pour enclencher de telles dynamiques. Ces conseils ont été implémentés de manière superficielle et cela a permis au président du musée de Tervuren de dire et redire sur des plateaux télévisés qu’il organisait des collaborations avec des collectifs africains. Ce qu’il ne dit pas, c’est que cette demande de l’Icom est elle-même issue de campagnes portées par des populations natives amérindiennes et australiennes, car ces dernières, après des années de luttes, ont gagné des victoires importantes, notamment la capacité à être intégrées dans les structures muséales pour en changer les narratives internes. C’est suite à cela que les musées européens, se sentant menacés au vu de l’étendue de leurs collections, se sont sentis obligés de réagir. La direction du musée de Tervuren s’efforce de donner une expression éthique aux changements mis en place dans son musée, mais ce qu’elle ne dit pas, encore une fois, c’est que la question des restitutions est cadenassée politiquement et que le travail historique quant à la responsabilité du pillage historique belge ne se fait pas.

Le directeur ne dit pas qu’il ne prévoit rien pour mettre en lien les diasporas avec les objets culturels. Mais les diasporas sont intégrées au département culturel du musée, elles ne sont pas intégrées aux départements scientifiques, qui sont, eux, remplis de scientifiques blancs et qui n’interrogent pas la provenance coloniale de ces objets Ces derniers ne remettent pas en cause la provenance des objets d’art, ils considèrent leur valeur comme universelle. Il y a donc une oblitération de l’histoire et de la responsabilité belge, l’art n’est pas politisé. Les diasporas qui demandent restitution sont alors qualifiées de radicales.

Le musée de Tervuren se présente actuellement comme celui qui a été le plus loin dans la participation et le travail historique, mais c’est un grand écran qui cache la réalité. Il va mettre de grands moyens au Nord pour visibiliser certains artistes afrodescendants, c’est vrai. Il va louer des espaces, assurer la publicité, et va soigner son image en collaborant de manière plus accrue sur chacun de ces axes. Et ce qu’on voit, c’est que sous prétexte de ces collaborations avec des diasporas africaines, l’argent dépensé par ces institutions bénéficie directement à ces mêmes institutions et très peu aux diasporas. Dans certaines commissions, dès qu’on propose de vrais changements, avec de vraies propositions de fond, elles sont toujours évacuées ou neutralisées.

Un exemple : comme chaque année revient toute la polémique autour du blackface du Père Fouettard, qui fait l’objet de critiques fortes. Il y a eu un appel à projets au musée de Tervuren pour trouver une alternative lors de sa propre Saint-Nicolas. A l’époque, une artiste belge d’origine rwandaise se transformait à diverses occasions en « Queen Nikkolah » pour remplacer Saint-Nicolas et accueillir les enfants. Il s’agit là d’un projet un peu déstabilisateur, où est instaurée la figure d’une femme noire sûre d’elle, qui remet en cause les rapports de force dominants. Le projet de Queen Nikkolah avait de bonnes chances d’être accepté, mais il a déplu à certaines personnes du musée de Tervuren, qui ont décidé de lancer un projet concurrent. Ledit projet proposait, lui, de remplacer le Père Fouettard par la figure légendaire de Saint-Maurice, un Saint noir qui avait vécu en Égypte. Or, cette légende du Saint-Maurice date du 3e siècle après Jésus-Christ, c’est-à-dire d’avant l’Europe telle qu’on la connait maintenant, et fait donc l’impasse sur toute la phase de colonisation. Ce Saint est en outre une icône de la victoire contre les invasions barbares. Donc, à la place d’une Queen africaine, la contre-proposition du musée fait la part belle à un modèle européo-centré et chrétien. C’est pourtant ce projet qui a finalement gagné le financement. On voit donc ce jeu perpétuel qui a pour but de cacher les responsabilités du crime.

Je vais terminer en évoquant une solution que nous somme quelques-uns à avoir trouver pour détourner ces artifices de détournements de crimes. Cela consiste à porter plainte contre le musée pour que le crime soit nommé et qualifié. Cela s’est présenté autour du masque luba emblématique du musée. En effet, l’une des icônes officieuses du musée consiste en un masque luba, volé par le commandant Storms lors de massacres et de pillages en 1896. Dernièrement, le manuscrit du journal de ce commandant, dans lequel il y détaille tous les massacres commis dans l’est du Congo (et qui contient donc les preuves écrites de ces crimes), a été mis en vente dans des enchères publiques. Ce manuscrit, le musée n’a pas voulu l’acheter car il était, parait-il, trop cher. Le prix tournait autour de 4000€, ce qui est pourtant une somme tout à fait abordable pour un musée de cette taille.

Suite à cet épisode qui est passé inaperçu mais qui montrait la face caché d’une institution, plusieurs personne ont avoir porté plainte contre le musée pour « recel » (le crime de recel n’est pas prescriptible), pour « inaction » car le musée n’agit pas alors qu’il a connaissance de ce manuscrit et des conditions d’accaparement de ce dernier, pour « blanchiment » car le musée continue à prélever des plus-value Plus-value La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.

Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.

Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.

La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
d’un objet « recelé » et, finalement , pour « dissimulation de preuve » car il refuse d’acheter ce manuscrit. Aujourd’hui, le parquet a déclaré qu’il n’avait pas reçu la plainte quand bien même il y a un récépissé de cette plainte.

Finalement, la question qui demeure est la suivante : comment faire dans une société post-coloniale, dans un système qui crée de l’innocence blanche, pour nommer le crime et le faire reconnaître, alors que le système en efface les traces et les preuves ? Pour le moment, les avancées post-coloniales ne peuvent être menées qu’à partir de lieux où les institutions blanches gardent les commandes. Elles ne veulent pas laisser la possibilité aux personnes noires de nommer le problème.

 Échanges avec le public


Quels aboutissements suite au dépôt de cette plainte ? Cela fait-il jurisprudence ?

Véronique Clette-Gakuba : En France, un jalon important est le rapport Sarr-Savoy commandé par l’Élysée et qui ouvrait la porte à un processus de restitution, mais les processus de restitutions bloquent sur le principe d’inaliénabilité du patrimoine. L’art y est considéré comme relevant du droit privé, du droit de la propriété. D’où la dynamique d’utiliser la voie légale pour tout repolitiser, revenir à la question du crime. C’est pour cela qu’il faut suivre la trajectoire des objets, leur histoire. Il faut faire basculer la question du coté du droit privé vers celui du droit pénal. Le rapport Sarr-Savoy préconisait la possibilité de renverser la charge de la preuve : toutes les collections seraient alors par définition prises dans l’illégalité et il s’agirait pour l’État français de trouver les preuves de la légalité dans l’achat (on sait que ça ne l’était pas). Il s’agit là d’une possibilité intéressante. Mais en termes de jurisprudence, il n’existe pas encore grand-chose.


Qu’en est-il de la dent de Patrice Lumumba ? Est-ce une restitution ?

Véronique Clette-Gakuba : C’est arrivé un peu comme un cheveu dans la soupe, avec une trajectoire un peu condescendante et méprisante. Là aussi, il y avait une question de recel dans l’air. Une plainte avait été portée, et elle a abouti une condamnation morale, mais pas individuelle pour les détenteurs. Aujourd’hui, une nouvelle plainte a été déposée, sous le prisme du crime de guerre, cette fois-ci. Le sujet devenait brûlant pour la Belgique, il fallait faire quelque chose avec cette dent, et c’était probablement une manière de se protéger vis-à-vis du futur. Le contexte de « restitution » est aussi très clair : on a annoncé à la famille que la dent était disponible, mais sans les inviter à Bruxelles. La famille Lumumba a dû prendre l’avion par ses propres moyens, il n’y a pas eu de cérémonie ou de reconnaissance officielle. On voulait se débarrasser d’un objet gênant.


Peux-tu revenir sur les moyens d'action ? Il existe la voie légale que tu as évoquée et la voie politique (la commission spéciale Congo), mais qui n’est pas très encourageante. Quel est ton regard dessus ?

Véronique Clette-Gakuba : Pour l’instant le plus grand financeur du musée est Umicore (société issue de l’Union Minière du Haut-Katanga), ce qui prouve que les intérêts économiques ne sont pas loin et comptent peser sur l’Histoire. En tout cas, le musée doit être démantelé, comme moyen premier. Quant à la commission, quand on en voit sa composition, ça ne peut pas être autre chose que de l’enfumage. Il y a eu un tsunami politique avec cette commission, qui est soumise à la critique de nombreux côtés, ce qui prouve que le sujet reste très sensible. Ce travail de mémoire et de réparation, ils ne seront pas capables de le faire tout seuls. Il faut aussi qu’il y ait un mouvement international sur le sujet de la décolonisation. C’était d’ailleurs la proposition d’Achille Mbembe : créer de telles commissions dans tous les pays d’Europe.


La commission va-t-elle poursuivre la personne qui a détenu la dent de Patrice Lumumba jusqu’à présent ?

Véronique Clette-Gakuba : Maintenant la dent a été rendue de toute façon. Poursuivre les anciens détenteurs pourrait être une opportunité, mais la commission n’a aucun mandat judiciaire qui pourrait acter des responsabilités. C’est une première chose qui doit être changée : lui donner des moyens d'action réels.


Dans les luttes décoloniales, n’y a-t-il pas une criminalisation des mouvements de lutte eux-mêmes ?

Véronique Clette-Gakuba : Oui on en est là en effet. Dès lors qu’on décide d’être extérieur et de ne pas participer à un dialogue, on court le risque d’être celui qui ne peut plus critiquer vu qu’on a refusé de jouer le jeu. C’est ce qui pend au nez de chaque organisation qui refuse de s’y prêter, et en effet ça peut aller jusqu’à la criminalisation. Il y a cette organisation qui a envoyé au bourgmestre de Lessines un courrier demandant l’arrêt du défilé du « groupe de nègres » au carnaval local. Dans la lettre, ils avaient cité la célèbre phrase de Malcolm X « by any means necessary ». Ils ont été attaqués en justice pour terrorisme.


On a parlé de restitutions, comment parle-t-on de réparations ? Y a une forme de méthodologie ? Quel rôle pourraient jouer le CADTM et d’autres associations ?

Véronique Clette-Gakuba : Ça peut être de plein de manières différentes. Dans la symbolique, dans le discours... Mais en tout cas, le but est que les inégalités structurelles soient renversées, et pour cela il faut une feuille de route. Pour l’instant, au niveau du Nord, même quand certaines institutions font venir des artistes afrodescendants pour participer au débat, on rejoue cette exploitation. Ce qu’il faut faire, c’est inscrire le décolonial dans un discours anticapitaliste, et là il y a un rôle à jouer par les ONG. Mais comment mettre en application ce rôle ? C’est presque au cas par cas. Par exemple, nous sommes dans la Décennie des afrodescendants, selon un programme de l’ONU. Cette campagne a pour but explicite de mettre en place, dans chaque pays, des plans de réparation pour les afrodescendants, des plans qui réparent les conséquences néfastes du colonialisme, et ce depuis la position des afrodescendants. La Belgique a pris part au programme il y a un an seulement, or qu’il avait déjà commencé depuis 2015. C’est, tant qu’à faire, une bonne initiative, mais au niveau fédéral ils ne veulent pas de ce plan, ils veulent le fusionner avec le Programme d'action de Durban, qui n’a pas spécifiquement les mêmes objectifs. On va donc placer le racisme à un niveau culturel mais pas au niveau de quelque chose qu’il faut réparer au présent, qui est concret au jour le jour.


Voir également : Retour complet sur les Rencontres d’automne du CADTM


Notes

[1Blumenthal Erwin, Zaïre : Report on her Financial Credibility, 7 avril 1982.

Anaïs Carton

Permanente au CADTM Belgique

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Véronique Clette-Gakuba

, sociologue, chercheuse doctorante à l’ULB et membre de Présences noires

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