La crise sanitaire que nous sommes en train de vivre nous en apprend beaucoup sur notre société et ses défaillances. L’occasion d’insister sur ce qui a rendu possible cette épidémie afin d’en tirer les leçons et d’ores et déjà d’envisager des initiatives et des politiques radicalement différentes pour que les prochains chocs soient moins douloureux pour le plus grand nombre.
Ce que cette crise révèle, c’est avant tout la responsabilité d’une société dans laquelle le marché règne en roi dans la tragédie des évènements qui surviennent. Car le problème n’est pas tant le virus en tant que tel, mais bien l’incapacité de nos sociétés à y faire face. Or, cette incapacité a été savamment entretenue depuis une quarantaine d’année par des réformes néolibérales qui ont transformé la planète en un gigantesque terrain de jeu pour les grandes entreprises et les détenteurs de capitaux : coupes dans les services publics, privatisations massives, délocalisation des entreprises (dont celles fabriquant du matériel médical de base) et dépendance vis-à-vis du commerce extérieur, destruction de l’agriculture de proximité au profit des grands groupes industriels, extrême volatilité des capitaux, financement des États par les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
, etc.
D’après les prévisions, les conséquences seront d’ailleurs potentiellement les plus graves dans les pays où ces réformes ont été poussées le plus loin. Pensons aux États-Unis où une partie importante de la population est dépourvue d’assurance-santé ou aux nombreux pays du Sud dans lesquels toute mesure structurelle est quasi impossible en raison du sous-financement massif des services publics (en grande partie causée par les politiques du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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).
Par conséquent, si nous voulons mettre en place des solutions alternatives, il nous faut tordre le cou à une série de dogmes qui font consensus dans la plupart des cénacles politiques (voire académiques et médiatiques) depuis plusieurs décennies : non, les secteurs de la santé et de la sécurité sociale ne constituent pas des dépenses publiques excessives ; non, des services publics de qualité ne sont pas la porte ouverte à une collectivisation forcée de la société ; non, les accords de libre-échange (en particulier dans le secteur agricole) ne sont pas synonymes de progrès économique et social ; non, le remboursement de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
n’est pas une fatalité ; non, des déficits excédant 3 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
ne précipitent pas un pays dans le chaos et non, retrouver une certaine autonomie (en particulier dans les domaines alimentaires, énergétiques et financiers) n’est pas le premier pas vers un nouveau conflit mondial.
Cela dit, quand bien même cette catastrophe sanitaire serait surmontée (et gageons qu’elle le soit rapidement), nous allons probablement subir une crise économique majeure, sans doute pire que celle de 2007-2008. L’éclatement de bulles financières géantes a déjà commencé et les mises en garde de nombreux économistes quant aux risques systémiques s’amplifiant depuis plusieurs années semblent se révéler fondées [1]. Chute des indices boursiers, paralysie de l’économie mondiale, arrêt quasi complet des voyages transatlantiques, pression considérable sur les budgets d’États déjà en difficultés, arrêt de certaines chaînes d’approvisionnement, chômage technique touchant des millions de personnes. En définitive, tous les ingrédients réunis pour une récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. profonde et durable. Sans oublier les attaques spéculatives qui vont sans doute déferler sur les États les plus fragiles.
Ce constat ne vise pas à rajouter du fatalisme là où ce dernier est déjà bien présent. Il vise au contraire à se préparer et d’ores et déjà envisager des mobilisations massives en faveur d’une gestion du cataclysme à venir au profit des populations et au détriment de ceux qui en sont responsables. Car ce que nous sommes en train de vivre est l’occasion de refonder profondément la façon dont fonctionnent nos sociétés, à savoir sortir de cette toute-puissance du marché.
Concrètement, si nous voulons que cette crise soit le début d’une refondation complète de nos institutions, il faudra nécessairement que les initiatives locales mises en place de part et d’autre (réseaux d’entraide et de solidarité, comités de quartier, soutien aux personnes actives dans l’aide à la personne, auto-organisation des habitants, etc.) se renforcent une fois le gros de la tempête passé et surtout que ces initiatives se combinent avec des revendications politiques fortes et sur lesquelles il faudra nous montrer intraitables. Ces revendications devront bien entendu être décidées collectivement mais gageons que rien ne sera possible tant que nos territoires seront soumis aux exigences du Capital mondialisé.
Par conséquent, tout programme de revendications restera lettre morte si quelques fondamentaux ne sont pas posés, à savoir l’annulation des dettes illégitimes ; le refus de sauvetages bancaires [2] sans condition d’une tutelle publique sur les établissements défaillants ; un protectionnisme solidaire et la recréation d’un tissu économique autonome, local et en accord avec les grands enjeux écologiques et climatiques ; un refinancement de services publics de qualité (en particulier dans la santé, la sécurité sociale et les transports publics) ; un soutien massif à l’économie réelle via une aide des pouvoirs publics ; une mise à contribution des grands groupes financiers et industriels au profit des petites entreprises ; la priorité à une agriculture de proximité, riche en main d’œuvre et économe en intrants Intrants Éléments entrant dans la production d’un bien. En agriculture, les engrais, pesticides, herbicides sont des intrants destinés à améliorer la production. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les meilleurs intrants sont réservés aux cultures d’exportation, au détriment des cultures vivrières essentielles pour les populations. et machines et bien sûr un contrôle drastique des mouvements de capitaux afin d’éviter toute hémorragie financière.
Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’un programme mais de préalables indispensables si l’on veut des réponses adéquates aux chocs à venir. Car n’en déplaise aux incorrigibles optimistes, l’avenir proche va voir de nombreux évènements (sanitaires, climatiques, économiques, géopolitiques, écologiques) venir de nouveau perturber le fonctionnement normal de nos vies quotidiennes. Et dans ces cas, une véritable résilience ne pourra s’organiser sans mettre l’économie au pas.
[2] Si la situation n’était pas aussi dramatique, il serait presque comique d’entendre depuis quelques semaines de la bouche de libéraux convaincus des demandes d’interventions de l’État dans l’économie ou une sortie de certains secteurs essentiels de la logique de marché.
est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.
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