De l’aide ! Le peuple haïtien doit être souverain

31 janvier 2010 par Claude Quémar , Pauline Imbach




Les promesses d’aide d’urgence et de reconstruction affluent pour secourir Haïti après le tremblement de terre. Comme en 2004 au moment du cyclone Jeanne les images de la catastrophe provoquent une réaction empreinte à la fois d’infini respect pour les victimes, de solidarité pour les survivants meurtris et de colère devant l’absence de réponses à la hauteur des évènements. Si l’aide d’urgence est indispensable, il est important de revenir sur les enjeux réels, rendus flous par le déferlement médiatique privilégiant l’émotion, le spectacle, le caritatif. La situation de pauvreté d’Haïti est loin d’être issue d’une catastrophe naturelle. Elle résulte de la mise en place méticuleuse d’un système de domination néocoloniale, imposé depuis 2 siècles par les États-unis, la France et les Institutions Financières Internationales (IFI).

L’Etat haïtien s’est construit dès le départ sur des ruines, celles imposées par une dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
, puissant instrument de domination impérialiste. En 1804, Haïti conquiert son indépendance à travers une double révolution anti-esclavagiste et anticoloniale et devient la première république noire au monde. La France refusant de céder ses intérêts impose au peuple une rançon colossale de 150 millions de francs-or (21 milliards de dollars d’aujourd’hui). En 2004, Régis Debray, écarte la restitution de ces fonds prétextant qu’elle ne serait pas « fondée juridiquement » et que cela ouvrirait la « boîte de Pandore » [1]. La dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
continue alors de frapper Haïti pour atteindre sous Duvalier 750 millions dollars en 1986, alors que la fortune du dictateur est estimée à 900 millions de dollars [2]. Avec le jeu des intérêts, des pénalités et de nouveaux prêts, la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
 [3] haïtienne dépasse 1884 millions de dollars en 2008. Selon la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, entre 1995 et 2001, le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. (le capital et les intérêts remboursés) a atteint 321 millions de dollars. Aujourd’hui, plus de 80 % de la dette extérieure d’Haïti est détenue par la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement (BID).

Les IFI imposent au gouvernement haïtien des politiques directement responsables de la pauvreté, en particulier via l’initiative « pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
 » (PPTE). Plans d’ajustements structurels (PAS), zones franches, privatisations, accords de partenariat économique (APE) signés fin 2009,... sont les fléaux contre lesquels les Haïtiens se battent depuis des années.

2009 a été une année marquée par les luttes convergentes de nombreux secteurs de la société autour de la revendication de l’augmentation du salaire minimum. Cette question touchait le cœur même de la stratégie de domination et a permis de révéler le vrai visage de la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti). Cette mission qui prétend avoir pacifié le pays a imposé des politiques de réorganisation économique. Les décisions prises conjointement par la MINUSTAH, sous commandement brésilien, et par Washington visent en effet à transformer Haïti en une zone franche. Depuis 2006, des accords spéciaux [4] ont été signés entre les Etats haïtien, états-unien et brésilien, permettant par exemple la rentrée sans droits de douanes sur le territoire états-unien de produits textiles fabriqués en Haïti. Ces mesures vantées comme créatrices d’emplois, plongent les travailleurs haïtiens dans des conditions que leurs ancêtres avaient abolies il y a plus de 200 ans.

Dans le même cadre, on assiste à la mise en place d’une politique agricole mortifère tournée vers la production d’agrocarburants, cœur de la stratégie énergétique caribéenne défendue par Bush et Lula. Près d’un quart du territoire haïtien est voué à la production du jatropha qui concurrence directement les cultures vivrières Vivrières Vivrières (cultures)

Cultures destinées à l’alimentation des populations locales (mil, manioc, sorgho, etc.), à l’opposé des cultures destinées à l’exportation (café, cacao, thé, arachide, sucre, bananes, etc.).
, alors qu’Haïti a connu en 2008 de graves crises alimentaires. Aujourd’hui Haïti importe 80% de son riz, alors qu’il y a moins de 20 ans, elle était autosuffisante. En 1995, la Banque Mondiale et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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ont réduit de 50% à 3% les taxes sur le riz importé. Le riz subventionné et produit par les Etats-unis a inondé le marché haïtien. Dans un premier temps bon marché, son prix a suivi les cours mondiaux qui ont doublé, privant la population de cette denrée et provoquant de graves famines.

La catastrophe qui touche Haïti s’appelle avant tout le capitalisme. Le peuple haïtien doit récupérer sa souveraineté, voilà l’enjeu fondamental. Il doit exiger réparation : non seulement l’annulation de la dette extérieure mais le remboursement des sommes indûment ponctionnées par les IFIs et la mise en place d’un fonds correspondant à la rançon payée à la France afin que soient menés des projets de reconstruction. Ces mesures devront s’accompagner de la mise en place d’un nouveau modèle de développement endogène, en rupture avec celui imposé par les IFIs et dont les Haïtiens détiendraient les clés.

Article publié dans l’hedbomadaire français Politis (semaine du 28 janvier au 3 février 2010)


Notes

[1Eric Toussaint et Sophie Perchellet, Haïti : au delà des effets d’annonce, Le Monde, 20 janvier 2010

[2Notons que la France a offert le statut de réfugié politique et l’immunité à Jean Claude Duvalier. La justice suisse a restitué à l’État haïtien 6 millions de dollars de biens mal acquis par Duvalier.

[3Doctrine de droit international, c’est une dette contractée par un régime despotique et utilisée contre les intérêts de la population.

[4HOPE I (Loi hémisphérique Haïtienne d’Opportunités à travers l’Encouragement au Partenariat) a été votée en décembre 2006 et HOPE II en octobre 2008.

Claude Quémar

est membre du CADTM France

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