Echos d’une controverse

Débat entre Eric Toussaint (président du CADTM Belgique) et Gino Alzetta (Directeur exécutif suppléant de la Banque mondiale) à Bruxelles le 13 octobre 2009

15 janvier 2019 par Christine Vanden Daelen , Renaud Duterme


Suite à l’annonce de la démission de Jim Yong Kim (voir le communiqué du CADTM International du 11 janvier 2019), futur ex-président de la Banque mondiale, nous partageons à nouveau ce compte-rendu du débat entre Gino Alzetta (alors directeur exécutif suppléant de la Banque mondiale) et Éric Toussaint (porte-parole du CADTM) qui a eu lieu le 13 octobre 2009 à l’Université libre de Bruxelles et, rend compte de la validité des arguments du CADTM.



Dans le cadre de la Semaine d’Action Mondiale contre la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et les Institutions financières internationales (IFI) du 12 au 18 octobre 2009 [1], le CADTM a organisé le mardi 13 octobre à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) une conférence-débat avec Eric Toussaint [2] (président du CADTM Belgique) et Gino Alzetta (Directeur exécutif suppléant à la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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pour le groupe Autriche, Biélorussie, République tchèque, Belgique, Hongrie, Kazakhstan, Luxembourg, Slovaquie, Slovénie et Turquie). Cette conférence intitulée « Banque mondiale, crise et droits humains  » a réuni environ 200 participant(e)s dont la très grande majorité était composée de jeunes de moins de 25 ans. Elle a été modérée par la journaliste du quotidien belge Le Soir, Colette Braeckman. Les exposés des deux intervenants [3] ont ensuite laissé place au débat. En voici quelques moments forts.


Vous avez parlé de dette coloniale ?

Après avoir suivi l’exposé d’Eric Toussaint sur le fonctionnement de la Banque mondiale (BM) ainsi que certaines de ses exactions et avoir qualifié à ce titre l’orateur de « véritable historien de la BM », Gino Alzetta se lança dans un plaidoyer contre l’annulation des dettes héritées de la colonisation [4]. Il appartient selon lui, aux États de respecter le principe de la transmission des dettes comme l’ont fait la Fédération de Russie lors de la chute de l’URSS [5] ainsi que le Pakistan occidental et le Pakistan oriental à la création du Bangladesh en 1971 [6].

Eric Toussaint invoqua le caractère totalement inapproprié de ces deux exemples : « On ne peut mettre sur le même pied la dissolution de Fédérations où la dette est effectivement partagée entre les différentes entités qui la composaient et un État colonisé qui au moment de son indépendance hérite de la dette contractée par la métropole coloniale. Il s’agit de dynamiques absolument différentes. Il appartient à toute puissance coloniale de payer la dette qu’elle a contractée pour asservir et exploiter les peuples soumis à sa domination. En aucun cas, cette dette coloniale ne doit peser sur les finances publiques des anciennes colonies ayant acquis leur indépendance. Ce principe fut codifié par le Traité de Versailles en 1919 à propos de la dette contractée par le gouvernement prussien en vue de la colonisation de la Pologne. Il fait, dès lors, partie intégrante du droit international.  »


« On ne peut placer un gendarme derrière chaque arbre de la forêt congolaise ! »

Face à l’accusation émise par Eric Toussaint de violations graves des droits humains par la BM en RDC où elle soutient l’exploitation commerciale de la forêt au détriment des terres et des moyens de subsistance des Pygmées [7], G. Alzetta déclare que la banque veut « remettre en ordre » les prêts accordés trop rapidement aux exploitants forestiers. Il attire cependant l’attention de l’auditoire sur la difficulté pour la banque de surveiller tout ce qui se passe sur un territoire aussi immense que la forêt du Bassin du Congo. Afin que les populations pygmées n’exploitent pas uniquement leur forêt pour les ressources financières qu’elle peut leur rapporter, G. Alzetta allégua que la BM les forme à l’utilisation des plantes médicinales, à la gestion de la biodiversité…


« Il n’est pas nécessaire de faire comparaître la BM en justice puisqu’elle est déjà contrôlée par le Panel d’inspection »

G. Alzetta prétend que la banque est soumise à un processus de vérification de la conformité de ses politiques aux droits humains fondamentaux. De fait, elle a volontairement mis en place une institution rendant possible des mécanismes de recours contre ses actes et décisions : le Panel d’inspection de la BM qui exécute, selon Mr. Alzetta, avec grand succès la mission qui lui est confiée.

Eric Toussaint s’insurge contre cette fable de contrôle effectif et conforme au droit international qu’exercerait le Panel d’inspection sur les agissements de la banque. En effet, ce Panel ne constitue nullement un organisme de contrôle extérieur et fiable du respect des droits humains par la BM. Il ne possède aucun pouvoir contraignant même lorsqu’il constate que la banque bafoue ses propres Codes de conduite. Il appartient au pouvoir discrétionnaire de la banque de décider ce qu’elle fera des recommandations émises par le Panel. Ainsi, lorsque suite à la plainte déposée par les communautés pygmées, le Panel déclara que la BM avait transgressé ses propres normes en matière d’évaluation d’impact environnemental notamment et avait violé le droit des Pygmées à la consultation, aucune mesure corrective ne fut mise en œuvre par la Banque. Le Panel d’inspection, organisme de contrôle interne et non indépendant de la banque, constitue donc une parodie de justiciabilité de la banque. C’est pourquoi, Eric Toussaint appelle à initier sans attendre des actions en justice contre la BM afin qu’elle réponde enfin de ses nombreuses violations des droits humains.


… La parole à l’auditoire …

Parmi les nombreuses interventions et interpellations des participant(e)s en voici deux particulièrement représentatives de l’esprit général du débat :

«  Mr. Alzetta, je suis agronome et je travaille en Afrique. Je tiens à vous dire que votre discours est absolument incompréhensible lorsque l’on est sur le terrain ! Les politiques imposées par la BM ont détruit l’agriculture locale en Afrique. En opérant des coupes drastiques dans les finances publiques des États africains, elles ont provoqué la fermeture des écoles agricoles au Burkina, en RDC, etc. Elles s’emploient, généralement avec la complicité des États, à affaiblir, si ce n’est à détruire, les organisations paysannes qui luttent pour les droits des paysan-ne-s et pour la souveraineté alimentaire. Au vu des effets dévastateurs de ses mesures sur l’agriculture, comment pouvez-vous encore affirmer que la Banque mondiale lutte contre la pauvreté notamment en soutenant les petits producteurs et productrices ? C’est un non sens et une hypocrisie de haut vol ! »

« Tandis que les arguments d’Eric Toussaint sont repris par les Africains qui ne veulent plus de vos complots et de vos magouilles en tous genres mais exigent des actes concrets en faveur d’une réelle amélioration de leurs conditions de vie, votre discours, Mr Alzetta, est on ne peut plus éloigné des réalités que vivent les Africains. Après que les dictateurs aient été arrêtés selon vous, qui payera la dette ? Les peuples. Mais prenez bien acte que ceux-ci ne l’accepteront plus. Ils descendront dans la rue ! »

Gino Alzetta se défend : « La Banque mondiale n’impulse pas que des projets qui échouent. Elle a aussi des success stories ! »

Réfutant l’implication de la BM dans la fermeture de ne fût-ce qu’une seule école agricole en Afrique, G. Alzetta tient à partager avec l’auditoire quelques exemples d’interventions réussies de la banque. Ainsi, grâce à un financement de 80 millions de dollars, la BM a réussi à «  restaurer » la mer d’Aral du Kazakhstan, mer que l’URSS avait complètement détruite par une exploitation abusive et écologiquement mortifère. Désormais, la mer regorge de poissons, les pêcheurs peuvent à nouveau vivre de leur activité et il y pleut à nouveau !

La BM est une institution indispensable et unique selon son représentant. « Elle est la seule qui ne rejette pas le risque mais qui le gère. Elle initie des projets qui, sans elle, ne verraient jamais le jour car d’autres acteurs n’oseraient jamais s’en charger. » G. Alzetta souligne que, toutes les semaines, une usine de charbon est ouverte en Chine. «  L’intérêt de faire appel à la Banque mondiale pour des projets comme le financement d’usines de charbon et des projets d’industries extractives est que la banque prévoit des mesures de sauvegarde environnementale. » Selon lui, ces projets seront dès lors mieux gérés et auront un impact écologique moindre si c’est la banque qui les finance. G. Alzetta tient à souligner que la BM est sensible à la promotion des énergies renouvelables mais elle finance les projets énergétiques que les pays lui demandent d’appuyer. « Si la Chine lui demandait de soutenir le secteur de ses énergies renouvelables, la BM le ferait avec plaisir mais c’est bien loin d’être encore le cas ! ». Malgré ces bonnes intentions formulées, Eric Toussaint souligne que pour la période de 2006 à 2008, les financements de la BM mis à disposition pour les combustibles fossiles ont été cinq fois plus élevés que ceux alloués aux énergies renouvelables et, sur la même période, les prêts destinés au charbon ont augmenté de 648 %.


Pourquoi vouloir annuler la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
alors qu’existe l’initiative StAR de la Banque mondiale !

G. Alzetta nous indique l’existence d’un mécanisme permettant la restitution aux États concernés des avoirs illicites des chefs d’État ou des hauts fonctionnaires qui détournent l’argent public pour le placer dans les banques étrangères. Cette procédure nommée l’initiative StAR (Stolen assets recovery initiative) serait bien plus efficace qu’une annulation globale de la dette odieuse car elle permettrait de cibler les responsables ainsi que les montants réellement détournés.

Eric Toussaint fait remarquer qu’à plusieurs reprises dans l’histoire, des dettes furent annulées car reconnues odieuses. La doctrine de la dette odieuse est un argument juridique fondé et suffisant pour aboutir à une annulation. L’initiative StAR envisage la rétrocession (lorsqu’elle a effectivement lieu !) des biens mal acquis et le CADTM appuie le principe de la rétrocession pour autant qu’elle soit réalisée sous contrôle de la population et à son bénéfice. Cette rétrocession doit aller de pair avec l’application de la doctrine de la dette odieuse qui implique l’annulation d’une dette contractée par un gouvernement non démocratique pour son propre profit et non pour celui de sa population, le tout avec l’assentiment des créanciers. On constate aisément que ces deux mesures n’ont pas le même effet et que dès lors, l’initiative StAR ne peut en aucun cas se substituer à une annulation de dette qualifiée d’odieuse. « Les créanciers ont une fâcheuse tendance à ne consentir à l’application de la doctrine de la dette odieuse que lorsqu’elle sert les intérêts des plus puissants d’entre eux et notamment des États-Unis. Si en 2004, 80% des dettes du régime de Saddam Hussein furent annulés par le Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
(suivi ensuite par d’autres créanciers), c’est parce que les États-Unis, bien décidés à contrôler les réserves de pétrole du monde arabo-musulman, étaient impliqués dans le rapport des forces en présence ! [8] Après cet épisode, les créanciers ont tenté de décrédibiliser la doctrine de la dette odieuse afin d’éviter à tout prix que ce cas ne fasse des émules ».


« De tous temps, la Banque mondiale a apporté son appui financier à des dictatures » violant les droits humains »

Pour illustrer son propos, Eric Toussaint mentionne les soutiens dont ont bénéficié le Chili de Pinochet, le régime de l’Apartheid en Afrique du Sud et plus récemment, celui de Juvénal Habyarimana au Rwanda. Alors que la BM savait que les prêts étaient détournés et servaient à alimenter les dépenses militaires des autorités rwandaises, la banque a attendu une année (de 1992 à 1993) avant de fermer le robinet de l’aide financière. On peut dès lors l’accuser de complicité passive avec le régime qui a planifié le génocide du Rwanda.


Des politiques propices à l’émergence de dérives autoritaires…

Circonstances aggravantes à charge de la BM, outre ce soutien à des dictatures, les politiques prônées par cette dernière ont souvent été facteurs de paupérisation des populations et par conséquent d’importants troubles sociaux. Eric Toussaint évoque ainsi l’abandon de l’autosuffisance alimentaire au profit de cultures d’exportation dans toute une série de pays, en particulier d’Afrique Subsaharienne ou encore l’abandon de politiques de garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). des prix agricoles (Ce qui a eu des conséquences dramatiques notamment pour une majorité de paysans rwandais, appauvris et qui ont constitué un réservoir important pour les milices interahamwés. Ces dernières arrivant parfaitement à instrumentaliser les frustrations des paysans en désignant les Tutsis comme la cause de tous les maux du pays) [9].

On peut enfin souligner la responsabilité de la banque dans la crise alimentaire de 2007-2008. En effet, « les politiques de la BM appliquées depuis des décennies ont désarmé les pays du Sud face à l’augmentation des prix des aliments ». Ces politiques, comprennent notamment des mesures drastiques telles que la suppression des agences publiques de crédit aux paysans, la suppression du contrôle des prix et des subventions aux denrées de base, une réduction radicale (voire la suppression) des barrières douanières protégeant les producteurs locaux, etc. Conséquences de tout ce package : augmentation de la dépendance des économies du sud aux aléas du marché mondial, augmentation radicale des prix des aliments en 2007-2008, émeutes de la faim dans 15 pays en 2008 et augmentation de 150 millions du nombre de personnes affamées.

Eric Toussaint met ensuite l’accent sur le cas de la Corée du Sud, qui est un des pays ayant connu une relative réussite économique et qui a systématiquement refusé d’appliquer les recommandations de la BM entre 1945 et 1989, notamment en donnant à l’État un rôle incontournable dans l’activité économique, ou encore en protégeant ses industries naissantes de la concurrence étrangère. C’est ce qui lui a permis de se développer. Eric Toussaint précise encore que la Corée du Sud ne représente en rien un modèle à suivre car il s’est agit d’un régime dictatorial (de 1945 à 1987). L’expérience coréenne n’est par ailleurs pas reproductible ailleurs [10].


Le pipeline Tchad-Cameroun : modèle à suivre pour les pays producteurs de pétrole ?

Aux dires de G. Alzetta, ce pipeline - s’il avait fonctionné correctement [11]- aurait été l’archétype d’un projet pétrolier efficace. «  Bien qu’à ce jour, la mauvaise gestion du projet n’a toujours pas été réglée, on ne peut reprocher à la BM de ne pas avoir suspendu ses prêts lorsqu’elle s’est rendue compte que les clauses initiales du contrat n’étaient pas respectées.  »

Eric Toussaint nuance formellement cette affirmation : «  La BM a effectivement suspendu pendant quelques mois les décaissements prévus pour le Tchad mais lorsqu’en représailles de cet arrêt, le pouvoir tchadien menaça de fermer purement et simplement les puits de pétrole, la banque, sous la pression de Washington, conclut un nouveau protocole d’accord (officialisé en juillet 2006) avec le Tchad qui légitima Idriss Deby, dictateur notoire, à garder quasiment tout ce qu’il avait déjà pris !  »

Outre l’enrichissement odieux de ce régime au détriment de sa population qui souffre et rembourse, Eric Toussaint tient à souligner que ce pipeline n’impulse aucun « développement » si ce n’est celui des transnationales occidentales : « Ce pipeline permet aux multinationales du Nord de faire main basse sur une richesse naturelle du Sud et de réaliser pour leurs actionnaires de juteux profits sans qu’aucun dividende ne parvienne aux populations du Sud. De fait, lorsque la matière première brute aura été traitée au Nord et aura dès lors, acquis une valeur ajoutée et marchande, elle sera revendue à prix plein au Sud. Cette « vitrine » de la BM, outre qu’elle privilégie uniquement le modèle extractif exportateur, constitue de la poudre aux yeux avec le projet de création d’un Fonds pour les générations futures. En effet, on imagine mal en effet une initiative pareille soutenue par le dictateur Idriss Deby. Si la banque a eu raison de suspendre ses versements, pourquoi les a-t-elle repris en 2006 ? C’est une fois de plus la preuve qu’elle est aux ordres des États-Unis. Le fait qu’elle ait finalement arrêté les prêts, ne contredit pas cet état de fait. ».

En conclusion, Eric Toussaint prône une remise en question radicale du modèle productiviste capitaliste : « Le Nord doit entamer une décroissance afin que les pays du Sud puissent atteindre un niveau de développement qui leur permette de satisfaire les droits et les besoins humains fondamentaux de leurs populations. ». Concrètement, cela doit passer par une réforme radicale du fonctionnement des institutions internationales où le principe de fonctionnement serait 1 état = 1 voix comme aux Nations Unies, où les financements seraient déterminés avec la participation directe des populations concernées, où les projets devront favoriser l’application des pactes internationaux sur les droits humains, etc. Tout cela dans le but de construire une nouvelle architecture internationale, où la Banque Mondiale serait remplacée par un réseau de Banques du Sud, un organisme au nord qui financerait un développement humain, le tout chapeauté par une ONU réformée (sans droits de véto des grandes puissances).

Christine Vanden Daelen et Renaud Duterme


Notes

[2Le diaporama de la présentation d’Eric Toussaint est consultable sur http://www.cadtm.org/Conference-debat-Banque-mondiale

[3Le diaporama de l’exposé d’Eric Toussaint est en ligne sur http://www.cadtm.org/Conference-debat-Banque-mondiale

[4Comme exemple emblématique de dette coloniale, Eric Toussaint cita le cas de la RDC. La Belgique légua en 1960 au nouvel État indépendant du Congo les montants qu’elle avait empruntés pour le coloniser. Ainsi, sa dette envers la BM d’une valeur de pas moins de 120 millions de dollars de l’époque furent à charge des finances publiques du Congo.

[5Les dettes de l’ex-URSS ont été réparties entre les différents États qui en sont issus : l’actuelle Fédération de Russie, l’Ukraine, les républiques d’Asie centrale,…

[6L’État indépendant du Bangladesh a repris à sa charge les dettes de l’ancien Pakistan oriental.

[7En RDC, la politique de déforestation pilotée par la BM pour le plus grand bénéfice des grandes entreprises privées étrangères a totalement ignoré l’existence même de la communauté pygmée. Or, ne pas tenir compte du mode de vie des Pygmées dans la gestion des forêts de la province de l’Équateur menace leur survie même. De fait, la population pygmée, s’élevant environ à 600.000 dans un pays de quelque 58 millions d’habitants, compte sur la forêt pour le revenu, l’abri, l’alimentation, les médicaments et l’identité culturelle. La Banque mondiale en privant les Pygmées de leurs terres, les prive de leurs moyens de subsistance et de développement. Conformément à la Déclaration des Nations unies sur les peuples autochtones adoptée le 13 septembre 2007, elle leur est redevable d’une indemnisation juste et équitable.

[8Les États-Unis ont ainsi fait annuler des dettes de l’Irak envers la France, l’Allemagne et la Russie qui rechignaient à s’impliquer dans le conflit. L’Irak conservait ainsi des ressources pour payer la reconstruction du pays réalisée majoritairement sous la houlette des transnationales étatsuniennes.

[9Voir notamment le chapitre 16 concernant le Rwanda du livre D’Eric Toussaint La finance contre les peuples.

[10Voir l’article d’Eric Toussaint Corée du Sud : le miracle démasqué sur http://www.cadtm.org/Coree-du-Sud-le-miracle-demasque ainsi que dans Eric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent. CADTM-Syllepse-Cetim, 2006.

[11Alors que ce projet contenait la promesse d’utiliser les profits pour lutter contre la pauvreté de la population tchadienne, suite à un revirement du gouvernement d’Idris Debby (somme toute prévisible et d’ailleurs prédit par plusieurs observateurs), on assista bien plus à une véritable mise à sac par les dirigeants et le secteur militaire des richesses engrangées qu’à une redistribution en direction du peuple des bénéfices générés par ce pipeline.

Christine Vanden Daelen

chercheuse en sciences politique

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Renaud Duterme

est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.

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