Depuis des décennies, le Nord accumule une dette environnementale envers les peuples du Sud

2 juillet par Eric Toussaint , Jorge Muracciole


Illustration : Jorge Alaminos

Éric Toussaint est interviewé par le journaliste argentin Jorge Muracciole. Depuis la Belgique, l’historien et économiste met en garde contre la crise écologique mondiale. Il affirme qu’elle a atteint un niveau extrême et insiste sur la nécessité de « lutter pour changer le mode de production et les relations de propriété ». Comprendre la dette climatique et écologique est essentiel pour parvenir à la bifurcation écologique. Cela devient indispensable pour trouver une solution juste et durable. La dette écologique, celle que doivent notamment les États du Nord, doit être reconnue : cela donnerait lieu à des réparations correspondantes. Afin de démêler ce défi, dans l’impasse de la mondialisation capitaliste, nous reprenons le dialogue, cette fois depuis Bruxelles, avec Éric Toussaint est le porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), historien, docteur en sciences politiques de l’université de Liège et de Paris VIII, membre du Conseil scientifique d’ATTAC France, cofondateur du Conseil international du Forum social mondial en 2001.



Jorge Muracciole – Quelle est la situation actuelle de ce qu’on appelle la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
écologique ?

Éric Toussaint – Elle a atteint un niveau extrême. Les températures et le niveau des océans augmentent progressivement et le nombre de personnes touchées, tant au Sud qu’au Nord, est impressionnant. Toutes les données nous montrent que la situation va continuer à s’aggraver car le système capitaliste international n’a pas la volonté d’agir et les gouvernements n’ont donc pas la capacité de trouver des solutions. De nombreux gouvernements négationnistes, comme ceux de Trump ou de Milei, ne donnent pas d’importance à l’ampleur de la crise. Les États du Nord ont accumulé des dettes envers les peuples du Sud : ils devraient reconnaître la dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


 La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

 La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

 Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

 L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
mondiale historique qu’ils ont contractée et accepter le fait qu’ils doivent payer des compensations financières.

Jorge Muracciole –Est-ce faisable ?

On ne peut en aucun cas tenir les prolétaires européens pour responsables du projet civilisateur polluant de leurs bourgeoisies. Les paysan-nes ne sont pas non plus responsables du développement du modèle capitaliste dans la production agricole.

Éric Toussaint –Si l’on tient compte de la chronologie, la dette contractée par les États du Nord, au niveau de ce qui peut être mesuré en termes de changement climatique, de crise écologique et d’effet de serre à grande échelle, a commencé avec l’avènement de la révolution industrielle en Europe à partir de 1820/30 et s’est poursuivie aux États-Unis. Il s’agit d’un processus de deux siècles d’accumulation de gaz à effet de serre propres au développement industriel capitaliste. Au cours des XXe et XXIe siècles, d’autres pays de la périphérie capitaliste se sont ajoutés à ces émissions. Il est évident que les ouvriers qui ont travaillé tout au long du XIXe siècle, soumis à une exploitation extrême, avec des journées de plus de 12 heures et dans des conditions de travail insalubres, ainsi que le travail infantile inhumain, ne sont pas responsables des dommages écologiques causés par leurs gouvernements et les entreprises privées, soutenues par des méthodes policières. La réponse du mouvement ouvrier a été très variée. On ne peut en aucun cas tenir les prolétaires européens pour responsables du projet civilisateur polluant de leurs bourgeoisies. Les paysans ne sont pas non plus responsables du développement du modèle capitaliste dans la production agricole. Ils sont plutôt victimes de ce modèle. Les coupables sont les gouvernements au service de la classe capitaliste et de ses grandes entreprises privées.

Jorge Muracciole -Dans un texte datant du début de l’année 2025, vous affirmez que les groupes capitalistes dominants ont épuisé les réserves et pollué la planète par l’utilisation excessive des énergies fossiles et la surproduction : l’imposition d’une mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale absurde selon les intérêts des peuples du Sud.

Éric Toussaint –On peut identifier de grandes sociétés industrielles qui existaient déjà il y a plus d’un siècle et qui exploitaient frénétiquement les ressources naturelles en Europe et en Amérique du Nord, puis dans le Sud global.

Il est essentiel de souligner la responsabilité des grandes entreprises qui ont vu le jour au XIXe siècle ou au début du XXe siècle, telles que Coca-Cola (fondée en 1886), Pepsi-Cola (1898), Monsanto (1901), Cargill (1865) dans le secteur agroalimentaire, BP (1909), Shell (1907), Exxon Mobil (1870), Chevron (1879), Total (1924), dans le secteur pétrolier, ThyssenKrupp (1811), Arcelor Mittal (une union de différents groupes nés dans la première moitié du XXe siècle) dans le secteur de l’acier et des métaux, Volkswagen (1937), General Motors (1908), Ford (1903), Renault-Nissan-Mitsubishi (groupe de trois entreprises créées entre 1870 et 1932) dans le secteur automobile, Rio Tinto (1873), BHP Billiton (1895) dans le secteur minier, ont eu et ont encore une énorme responsabilité dans les émissions de GES. Si l’on calculait la quantité de GES générée par leurs activités depuis leur création, on se rendrait compte que cela représente une part très importante de ce qui s’est accumulé dans l’atmosphère comme une véritable bombe à retardement, qui a fini par exploser. Plus récemment, il convient d’ajouter à la liste incomplète mentionnée ci-dessus l’impact néfaste sur l’environnement des GAFAM (Google, Apple, Facebook-Meta, Amazon et Microsoft), X,… avec leurs énormes centre de data qui prennent encore plus d’ampleur avec l’exploitation de l’Intelligence Articifielle. Enfin, il faut ajouter aujourd’hui à cette liste une série d’entreprises privées, ou dans certains cas publiques, originaires de pays capitalistes dits émergents qui jouent également un rôle néfaste pour l’environnement : Gasprom et Rosneff en Russie ; Sinopec et Petrochina en Chine, Petrobras et Vale do Rio Doce au Brésil, Coal India et Tata en Inde,… pour ne donner que quelques exemples.

Fondamentalement, que ce soit au Nord ou au Sud, le mode de production capitaliste est responsable de la destruction de la planète. Au lieu de rendre l’humanité responsable de la crise écologique en parlant d’anthropocène, il serait plus approprié de rendre le mode de production capitaliste responsable de la crise et d’utiliser l’expression capitalocène, comme le fait le CADTM et d’autres.

Pour en savoir plus sur la dette écologique :
Dette écologique et climatique : Qui est responsable ?
Pour réussir la bifurcation écologique, abandonner les fausses solutions
Taxation des riches, réparations et annulations de dette : l’urgence appelle la radicalité

Jorge Muracciole –Et aujourd’hui ?

Éric Toussaint –Cet impact de l’industrie extractive se produit en pleine mondialisation, avec la recherche de terres rares ou de lithium pour l’industrie de la téléphonie numérique et des batteries, dans des régions telles que le triangle entre le sud de la Bolivie, le nord-ouest de l’Argentine et le nord du Chili. On pourrait dresser une longue liste d’exemples de l’impact environnemental et humain.

Jorge Muracciole –Ce sont des faits occultés par la presse dominante.

Éric Toussaint – La solution au problème n’est pas compatible avec le mode de production capitaliste. Il n’existe pas de solution de « capitalisme vert ». Il faut une politique de rupture avec le mode de production capitaliste.

Jorge Muracciole – Ce ne sera pas facile.

Éric Toussaint –Cette année, différents peuples autochtones de différentes régions de la planète auront l’occasion de débattre de cette question, notamment lors de la COP 30 qui se tiendra à Belém, au Brésil, du 10 au 21 novembre. Les peuples autochtones des Amériques, avec des délégations du monde entier, s’opposeront au sommet officiel, qui n’offrira aucune solution réelle. Ils s’opposeront même à l’orientation productiviste et extractiviste du gouvernement Lula, qui souhaite exploiter davantage de pétrole, y compris dans des zones très sensibles sur le plan environnemental.

Image : Jorge Alaminos

Jorge Muracciole –En ce qui concerne ce sommet, quelle est la situation des régions les plus touchées par les effets du productivisme extractiviste ?

Éric Toussaint –L’Asie, et en particulier l’Asie du Sud, avec des pays comme le Pakistan et le Bangladesh, qui comptent au total 400 millions d’habitants. Au Pakistan, en 2022, des inondations ont provoqué le déplacement de près de 30 % de la population. Il en va de même en Afrique de l’Est : des inondations combinées à l’intervention de groupes paramilitaires payés par des sociétés transnationales, comme en République démocratique du Congo, au Kenya, en Tanzanie et au Mozambique, pour extraire du coltan, du cuivre, de l’uranium, du pétrole...

Jorge Muracciole –En Amérique du Nord également.

Éric Toussaint –Oui, des pluies incontrôlables avec de grandes inondations ou des sécheresses prolongées et des incendies en Californie, à Hollywood, ou encore à São Paulo et Quito. Tout cela est le résultat d’un projet civilisationnel qui génère des changements climatiques dans le Nord global et affecte toute la planète. Il est nécessaire de mettre en œuvre un projet de décroissance dans les pays du Nord afin de réduire considérablement les effets de cette croissance incontrôlée. Et de modifier le mode de vie des populations du Nord... Par exemple, en réduisant l’utilisation des voitures individuelles. D’autre part, dans les pays du Sud, nombreux sont ceux qui ont besoin de croissance, de réorganiser et d’articuler la production avec des éléments de décroissance dans certains secteurs de production et de croissance dans d’autres. Par exemple, une production accrue pour améliorer les conditions de logement, l’accès à l’électricité, aux égouts, à l’eau courante, à faible coût pour la population, l’investissement dans l’éducation...

Jorge Muracciole –Pour le mettre en œuvre, un véritable changement de conscience est nécessaire.

Éric Toussaint –Un changement de culture ne suffit pas, il faut également mettre fin ou réduire fortement les activités des entreprises extractives et limiter l’utilisation des ressources naturelles du sous-sol. Il faut lutter pour changer le mode de production et les relations de propriété. Les entreprises énergétiques et extractives doivent être sous contrôle public. L’obligation Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de rembourser la dette est ce qui instaure l’idée forte d’exporter davantage de matières premières pour les pays périphériques. Il faut l’annuler.

La version originale publiée dans Tiempo Argentino a été révisée et modifiée par Éric Toussaint.

Traduction de l’espagnol par CADTM.


Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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