Des Suds aux Nords : la dette au carrefour des oppressions et des luttes

3 juillet par Maxime Perriot


À trois mois des rencontres d’automne, qui se dérouleront le 29, 30 septembre, et 1er octobre 2023 à l’Auberge Simenon de Liège, l’équipe permanente et militante du CADTM Belgique poursuit quotidiennement la préparation et la diffusion de l’évènement. Le CADTM a le plaisir de reproduire ici l’introduction du prochain numéro de la revue Les Autres Voix de la Planète qui montre comment du Nord aux Suds : la dette est au carrefour des luttes. Venez à ces rencontres pour vous familiarisez avec ou/et pour approfondir les différentes thématiques qui y seront abordées.



Dettes publiques, dettes privées, dettes sociales, dettes du care Care Le concept de « care work » (travail de soin) fait référence à un ensemble de pratiques matérielles et psychologiques destinées à apporter une réponse concrète aux besoins des autres et d’une communauté (dont des écosystèmes). On préfère le concept de care à celui de travail « domestique » ou de « reproduction » car il intègre les dimensions émotionnelles et psychologiques (charge mentale, affection, soutien), et il ne se limite pas aux aspects « privés » et gratuit en englobant également les activités rémunérées nécessaires à la reproduction de la vie humaine. , dettes climatiques, dettes écologiques, dettes coloniales… Si la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
se décline tant, c’est parce qu’elle est au centre de la vie des populations, aux Nords comme aux Suds globaux. C’est parce qu’elle est au centre des violences structurelles subies par les femmes, par les personnes précarisées, par les personnes LGBTQIA+, par les personnes racisées, par les personnes migrantes… C’est parce qu’elle est au centre du système patriarcal. C’est parce qu’elle est vectrice du racisme et du colonialisme. C’est parce qu’elle est au cœur du système capitaliste.

Le système capitaliste n’a jamais fait autant de dégâts.
Il détruit la planète, il détruit la vie.
La dette est l’un des plus solides piliers sur lesquels il repose.

Aux Suds, depuis des décennies, le remboursement de la dette est prétexte à l’application de politiques d’ajustement structurel diamétralement opposées aux intérêts des populations. Ces politiques exigent notamment l’extraction sans limite des ressources, en détruisant à la fois l’environnement et les possibilités de souveraineté alimentaire de régions entières. La dette sert également à propulser les plus pauvres dans le système capitaliste en les enfermant dans la spirale de l’endettement privé, comme c’est le cas avec le microcrédit.

En poussant aux privatisations, à la destruction des services publics et de la Sécurité sociale, à la baisse des subventions publiques, à la mise en place de réformes fiscales injustes car favorisant les plus gros revenus et les plus grands patrimoines, à l’extractivisme Extractivisme Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique. – ce pillage néocolonial des ressources du Sud – le système dette pousse une partie des habitant·es des Suds à migrer vers les pays des Nords.
Iels le font pour trouver de meilleures conditions de vie, pour aider financièrement leur famille, pour rembourser une dette… Iels se confrontent aux politiques migratoires inhumaines de l’Europe forteresse, menées par les mêmes anciennes puissances coloniales qui maintiennent ce système de pillage en place.

Le 15 juin 2023, un navire transportant plusieurs centaines de migrant·es a encore fait naufrage dans le terrible cimetière qu’est devenu la Méditerranée. Presque tous les passagers·ères sont mort·es.

La dette tue.
Le capitalisme aussi.

Alors qu’il était possible de les sauver de la noyade, les autorités les ont laissé·es délibérément périr en mer. Quelques jours plus tard, tous les moyens possibles et imaginables sont mis au service de la recherche d’un petit sous-marin privé dans lequel se trouvaient 5 personnes, dont un patron d’entreprise et deux personnes ayant payé chacune 250 000 dollars pour descendre dans les fonds marins voir l’épave du Titanic. Les grands médias, qui n’avaient pas joué leur rôle d’alerte de l’opinion et de pression sur les autorités pendant que des centaines de passagers·ères en détresse multipliaient les appels au secours, se sont rués sur la recherche de 5 personnes au loin des côtes du Canada. Avions, bateaux, satellites, sous-marin ont été mobilisés pour retrouver en vie 5 personnes faisant partie ou au service de l’élite.

Aux Nords, depuis les années 1980, puis l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht, et surtout depuis la crise des subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
– le remboursement de la dette est prétexte, comme aux Suds, à la destruction méthodique des conquis sociaux arrachés au prix de décennies de luttes. Pour rembourser la dette, il faut travailler plus longtemps, il faut moins de fonctionnaires, il faut moins d’infirmier·es, moins de crèches… Les pays les plus riches de la planète ne devraient plus « vivre au-dessus de leurs moyens », alors même qu’ils n’ont jamais compté autant de milliardaires monopolisant les richesses produites par toutes et tous.

Quand un pays se « serre la ceinture » pour rembourser ses créanciers, c’est la population qui s’appauvrit – de plus en plus d’habitant·es du Nord s’endettent pour étudier, pour payer leurs loyers –, la dette privée qui explose, les femmes et les plus pauvres qui trinquent.

Les secteurs les plus touchés sont ceux qui embauchent proportionnellement plus de femmes que les autres domaines. De plus, la disparition ou dégradation de services publics élémentaires est compensée par leur travail gratuit (garde d’enfants, soins aux personnes âgées). En effet, c’est sur les femmes, et notamment sur les femmes migrantes et racisées, qui se trouvent à l’intersection des groupes sociaux discriminés, que repose la reproduction sociale [1] (ménage, préparation des repas, s’occuper des personnes malades, âgées ou dépendantes, métiers de la santé, de l’enseignement…), que ce soit de manière gratuite ou (sous) rémunérée.

Leur assignation à ces activités par la logique patriarcale signifie qu’en période d’austérité, leurs heures de travail gratuit augmentent, au prix d’une perte ou diminution d’emplois rémunérés ou d’une charge de travail totale augmentée. Alternativement, ce travail est délégué à des personnes encore plus précaires, renforçant ainsi les inégalités de genre, mais aussi entre femmes.

Le système dette creuse les inégalités.

Si la dette financière est l’un des piliers du capitalisme, l’utilisation du concept de dette à d’autres fins pourrait fissurer ce système et provoquer l’effondrement des fragiles fondations qui le soutiennent encore.

Prenons la dette du care. Comme l’expliquent Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen, dans le livre Nos vies valent plus que leurs crédits : Face à la dette, des réponses féministes [2] , la société a une dette envers les personnes qui prodiguent le soin gratuitement ou de façon sous-rémunérée. C’est le cas des femmes, dans la sphère privée comme professionnelle. C’est le cas des personnes racisées, auxquelles sont assignées les tâches de nettoyage de ce qui est considéré « comme ‘sale’ et sous-valorisé dans l’espace public et l’imaginaire collectif » [3] , souvent sans contacts directs avec les bénéficiaires (nettoyer les toilettes, le sol, les locaux avant ou après les horaires d’ouverture). Ce travail est réalisé pour des personnes qui pourraient le prendre en charge, mais qui ne le font pas, augmentant ainsi leur confort et leur temps disponible.

Prendre en compte la dette du care, de laquelle les classes dominantes et les hommes blancs sont débiteur·ices, et sans laquelle le système capitaliste ne peut pas tenir, serait synonyme de revalorisation et de socialisation du soin. En faisant du « prendre soin » une responsabilité collective, nous nous attaquerions à un fondement du système capitaliste. Nous fragiliserions l’un des principaux piliers liant capitalisme, racisme et patriarcat.

Un autre pilier fondateur de l’accumulation capitaliste est l’extractivisme sans limite – c’est-à-dire le pillage violent des ressources des Suds par les multinationales des Nords sans respect des cycles écologiques. Combiné au colonialisme et au néocolonialisme, au libre-échange et au dogme de la croissance – autant d’éléments qui définissent le capitalisme contemporain –, le système extractiviste est en grande partie responsable de la terrible crise écologique et climatique que nous vivons, et qui frappe, en premier lieu, les pays les moins responsables.

Rappelons que les plans d’ajustement structurel, imposés aux pays des Suds par le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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au nom du remboursement de la dette, alimentent ce système extractiviste : pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les gouvernements des pays des Suds se spécialisent dans des monocultures d’exportation, complètement déconnectées des cycles et des rythmes naturels nécessaires à la régénération et à la durabilité de la vie.

Les concepts de dettes écologiques et climatiques, dues aux peuples des Suds pour les pillages évoqués, dues aux populations pauvres et marginalisées telles que les femmes indigènes, dues à la Terre pour les terribles dommages infligés, sont vitaux. Ils permettent de comprendre que les dettes financières réclamées aux pays des Suds par les créanciers des Nords sont illégitimes. Ces dettes doivent être annulées et les dommages, souvent irréversibles, causés par les classes dominantes des Nords (particulièrement par des hommes blancs ultra-riches), doivent être réparés.

En cas d’audit citoyen et féministe de la dette
En cas d’annulation des dettes illégitimes
En cas de prise en compte politique radicale de la dette du care
En cas de prise en compte politique radicale de la dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


- La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

- La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

- Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

- L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.

L’un des principaux piliers du capitalisme serait détruit

Alors, luttons pour abolir le système capitaliste, raciste et patriarcal, pour la prise en compte de la dette écologique, de la dette du care, pour la socialisation du soin, pour l’annulation des dettes des Suds, pour des réparations, pour la protection du vivant et pour la fin du marché tout-puissant.

Luttons contre les dettes illégitimes.

Luttons pour un audit citoyen et féministe de la dette.

Luttons pour la vie.

L’auteur remercie Brigitte Ponet, Jérémie Cravatte, Gilles Grégoire, Camille Bruneau, Christine Pagnoulle, Pablo Laixhay et Éric Toussaint pour leur relecture


Notes

[1Activités rémunérées ou non, qui permettent de produire et de reproduire la vie et la société, elle a notamment comme fonction de reproduire la force de travail dans une société capitaliste. Définition issue de « Nos vies valent plus que leurs crédits : Face aux dettes, des réponses féministes », rédigé par Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen.

[2Camille Bruneau, Christine Vanden Daelen, « Nos vies valent plus que leurs crédits : Face aux dettes, des réponses féministes », Le passager clandestin, Paris, 2022, pp.229-232.

[3Ibid. p.231.

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