27 avril 2008 par Olivier Bonfond , Stéphanie Jacquemont
Les chiffres officiels de la pauvreté en Inde pourraient nous laisser croire que le pays est en bonne voie dans la lutte contre la pauvreté. En effet, les statistiques disponibles, qu’elles soient fournies par le gouvernement ou par la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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[1] , montrent une réduction significative de la pauvreté, en particulier depuis le tournant néolibéral entamé au début des années 1990 [2] . Mais plusieurs études mettent en doute la justesse de ces résultats et nous incitent à plus de prudence. Derrière les chiffres se cacherait une réalité autrement plus sombre, que les autorités indiennes et leurs « parrains » occidentaux dissimulent pour ne pas avoir à désavouer leurs politiques. Le « miracle indien » ne serait-il qu’un mirage ?
Le taux de croissance de l’économie indienne, de l’ordre de 7%, pourrait en faire rêver certains. Par ailleurs, selon les sources officielles, la pauvreté aurait diminué dans les zones rurales de 37,3% à 27,4% entre 1994 et 2000. Il est bien sûr tentant pour le gouvernement indien ou pour les institutions internationales, en quête de légitimité, de s’arrêter à ce constat plutôt encourageant. Pourtant, d’autres chiffres, pour peu qu’on prenne le soin de les analyser sérieusement, appellent à plus de réalisme et à moins d’optimisme aveugle. Par exemple, comment ne pas s’interroger sur la vague de suicides dans les campagnes indiennes [3] ?
Mais revenons sur ces chiffres officiels de la pauvreté, et sur la manière douteuse dont ils sont obtenus et interprétés. Dans une étude détaillée [4] sur la pauvreté en Inde, Utsa Patnaik, de l’université de Jawaharlal Nehru de New Dehli, montre comment la définition officielle de la pauvreté a changé depuis 1974, rendant toute conclusion sur son évolution - positive ou négative- fallacieuse. Ainsi, en 1974, le seuil de pauvreté a été fixé à un certain niveau de dépenses alimentaires et non alimentaires permettant d’atteindre l’apport énergétique journalier recommandé (AEJR) [5] , estimé à 2400 kcal par jour et par personne pour les zones rurales et à 2100 kcal pour les zones urbaines. Ce niveau moyen de dépenses, évalué à partir d’un panier type de consommation, constitue depuis lors le seuil de pauvreté en Inde selon les autorités fédérales [6] . Or, chaque année, ce seuil est mis à jour, non pas en considérant les ressources effectivement nécessaires pour atteindre l’AEJR, mais en l’ajustant en fonction de l’indice des prix à la consommation. Et c’est bien là le problème : la mesure « directe » de la pauvreté, définie en 1974 comme le nombre de personnes dont les dépenses ne permettent pas d’acheter suffisamment de nourriture, a cédé la place à une mesure « indirecte » de la pauvreté. Le seuil de pauvreté est donc aujourd’hui calculé d’après un panier de consommation vieux de 33 ans ! Autrement dit, cette méthode ne permet pas de rendre compte des changements structurels de consommation de ces trente dernières années, en particulier pour les ménages les plus pauvres. En effet, l’économie s’est largement monétisée. Une partie des salaires, autrefois payée en céréales ou en repas (évalués au prix de production), est désormais payée en espèces, que les paysans doivent échanger contre de la nourriture vendue à des prix de détail, donc supérieurs. De même, la disparition du droit de glanage, et plus globalement la privatisation de nombreux biens et services (eau, santé, éducation, transports, ..) ont fait apparaître de nouveaux postes de dépenses ou augmenté leur coût.
Tous ces changements ont rendu l’accès à l’AEJR plus coûteux, et le seuil officiel de pauvreté, fixé en 2000 à 328 roupies par mois et par personne pour les campagnes ne permet pas d’atteindre cet AEJR. Bien que les données sur l’apport énergétique réel soient disponibles, les autorités indiennes ont délibérément choisi de les ignorer, et, ce faisant, elles font baisser artificiellement le taux de pauvreté. Utsa Patnaik a quant à elle intégré ces données, reprenant ainsi la définition initiale de la pauvreté (basée sur un AEJR de 2400 kcal). Elle constate que pour l’année 2000, selon les données officielles, il fallait dépenser en moyenne entre 525 et 615 roupies par mois et par personne pour arriver à un apport journalier de 2400 kcal. Or, 74,5% des personnes vivant en zones rurales étaient en dessous de ce niveau de dépenses. Selon ses calculs, la pauvreté dans les campagnes indiennes en 2000 était donc non pas de 27,4% mais de 74,5% !
Les chiffres officiels sont évidemment moins dérangeants. Mieux que cela : ils donnent aux responsables politiques indiens et étrangers une preuve des bienfaits du néolibéralisme et servent à justifier un approfondissement des réformes. Pourtant, ce sont bien ces réformes qui sont à l’origine de la détresse croissante des paysans indiens. Le gouvernement, suivant les prescriptions du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et de la Banque mondiale, a réduit drastiquement ses dépenses pour le développement rural, mais aussi le prix de soutien dont bénéficiait les agriculteurs, et a coupé une grande partie des crédits accordés aux paysans. L’ouverture des marchés a également compromis l’activité de millions de paysans, soumis à une concurrence déloyale. Toutes ces mesures ont abouti à la montée du chômage dans les campagnes, à la diminution du revenu des paysans, à l’augmentation inquiétante du nombre de paysans sans-terre et endettés, et in fine à une augmentation de la pauvreté.
Plus généralement, il s’agit là d’un exemple supplémentaire de l’usage mensonger qui peut être fait des statistiques, que ce soit dans leur méthode de calcul, dans leur interprétation, ou dans le silence coupable qui entoure certaines données. Il en est notamment ainsi des chiffres avancés par les IFIs ou le club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
sur les soi-disant annulations de dettes. En Europe, les chiffres du chômage sont également souvent critiqués pour leur manque de réalisme. L’instrumentalisation des chiffres par les politiciens, donnant à leurs discours une apparente objectivité, est donc malheureusement loin d’être une spécificité indienne. La Banque mondiale, qui utilise une autre méthode de calcul, arrive à des estimations tout aussi aberrantes. Le fameux seuil de pauvreté absolue de 1 dollar par jour est déjà largement discutable et contesté pour son irréalisme, mais le seuil effectivement pris en compte est encore plus choquant. En effet, pour tenir compte des différences de niveau de vie et permettre des comparaisons à l’échelle internationale, il est ajusté selon les pays. On parle alors de seuil de pauvreté en parité de pouvoir d’achat. Le taux de pauvreté avancé par la Banque mondiale, de 30,2% en 2000 en zones rurales (contre 27,4% selon le gouvernement indien) est donc obtenu à partir d’un seuil d’environ 25 cents de dollar par jour !
Cependant, derrière la froideur des chiffres, des millions de vies humaines sont en jeu. Ainsi, en 1997, la Banque mondiale a poussé le gouvernement indien à réformer son système de distribution de nourriture à bas prix (PDS : Public Distribution System). Autrefois universel, ce système ne concerne plus aujourd’hui que les familles considérées comme étant en dessous du seuil de pauvreté. On perçoit ici tout l’intérêt qu’a le gouvernement fédéral, engagé dans un effort de réduction à tout prix de son déficit budgétaire, de sous-estimer le nombre de pauvres pour diminuer le nombre de bénéficiaires du PDS. Cette politique est tout simplement synonyme de condamnation à mort pour des millions d’Indiens qui dépendent de cette aide pour leur survie.
Toute mesure de la pauvreté est bien sûr problématique. Même si les autorités indiennes s’étaient tenues à leur définition de la pauvreté par rapport à une norme nutritionnelle, les chiffres obtenus n’auraient pas pour autant reflété l’ensemble de ce phénomène complexe et multidimensionnel. En ne considérant que les besoins nutritionnels, on ne donne aucune information sur d’autres besoins fondamentaux comme le logement, l’éducation ou la santé. Il s’agit donc d’une définition minimaliste de la pauvreté. De plus, cette estimation ne s’intéresse qu’aux dépenses des ménages, et non à leurs revenus. Or, il faut être conscient que beaucoup de ménages pauvres ont vu leurs revenus diminuer, et qu’ils ont souvent comblé cette baisse en s’endettant et/ou en vendant leurs biens, notamment leurs terres.
Enfin, cette mesure de la pauvreté est une mesure absolue, puisqu’elle ne tient pas compte des inégalités. Celles-ci se sont pourtant fortement accrues, et on est loin de la croissance « pro-pauvre » ou de l’ « effet de ruissellement » [7] auxquels les défenseurs du néo-libéralisme voudraient nous faire croire.
Il ne faut donc pas se laisser abuser par les chiffres encourageants de la croissance indienne et de l’augmentation du revenu moyen par tête. Les organismes de statistiques nationaux et internationaux, ainsi que les chercheurs indépendants doivent travailler aux moyens de mieux saisir la réalité de la pauvreté. Une mesure plus réaliste comprendrait entre autres, comme le suggère Utsa Patnaik, des critères tels que la possession de biens tangibles, le fait d’habiter ou non dans des logements en dur, la superficie du logement, l’utilisation de l’électricité, etc.
De toute évidence, il faut rejeter le cynisme et l’hypocrisie de ceux qui, n’ayant pas réussi à réduire la pauvreté elle-même, se contentent de réduire les chiffres de celle-ci. Si la Banque mondiale était de bonne foi, elle ne pourrait tranquillement décréter qu’au-delà de 25 cents de dollar par jour, les Indiens ne peuvent plus être considérés comme pauvres et bénéficier de l’aide alimentaire. La mesure de la pauvreté n’est-elle pas d’abord et avant tout une affaire de bon sens ?
[1] Sur les erreurs de la Banque mondiale en matière de chiffres, voir aussi « Erreurs statistiques de la Banque mondiale en Chine : 200 millions de pauvres en plus » par Eric Toussaint dans Banque du Sud et nouvelle crise internationale : Alternatives et résistances au capitalisme néolibéral (chapitre 10) et sur le site du CADTM : http://www.cadtm.org/spip.php?article3032
[2] Alors que la majorité des pays du Sud a commencé à appliquer les politiques néolibérales au début des années 80, le véritable tournant pour l’Inde se situe en septembre 1991. C’est à ce moment que le FMI et la Banque mondiale interviennent pour « l’aider » à surmonter la crise de la balance des paiements et lui imposent un plan d’ajustement structurel.
[3] Selon le gouvernement indien, plus de 145 000 paysans indiens se sont suicidés ces dix dernières années. Dans la plupart des cas, ils étaient surendettés. Voir l’étude publiée en octobre 2006 par VAK (organisation indienne membre du réseau CADTM international) From Debt Trap to Death Trap : An Enquiry into Farmers Suicide et sur le site du CADTM « L’envers des miracles chinois et indien » par Eric Toussaint : http://www.cadtm.org/spip.php?article3036
[4] Utsa Patnaik, « Poverty and neoliberalism in India » New Delhi, décembre 2006 http://www.networkideas.org/featart/jan2007/Neo-Liberalism.pdf
[5] Le seuil de pauvreté officiel pour les zones rurales était alors de 49 roupies par mois et par personne et le taux de pauvreté de 56,4%.
[6] Certains Etats de l’Inde ont défini leur propre seuil de pauvreté, en deçà du niveau national.
[7] En anglais : « trickle down effect ». Pour plus d’infos, voir « Les idées de la Banque mondiale en matière de développement » par Eric Toussaint : http://www.cadtm.org/spip.php?article1890
est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).
Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles
11 juin, par Olivier Bonfond , Laurent Pirnay
22 mars, par Olivier Bonfond
31 août 2023, par Olivier Bonfond
Cycle de formation du CADTM
La dette publique belge avec Olivier Bonfond30 mai 2023, par Olivier Bonfond
3 avril 2023, par Eric Toussaint , Collectif , Olivier Bonfond , Christine Pagnoulle , Paul Jorion , Jean-François Tamellini , Zoé Rongé , Économistes FGTB , Nadine Gouzée
13 mars 2023, par Olivier Bonfond
14 décembre 2022, par Olivier Bonfond
13 janvier 2022, par Olivier Bonfond
31 mars 2021, par Collectif , Olivier Bonfond
5 février 2021, par Eric Toussaint , Olivier Bonfond , Catherine Samary , Thomas Piketty , Laurence Scialom , Aurore Lalucq , Nicolas Dufrêne , Jézabel Couppey-Soubeyran , Gaël Giraud , Esther Jeffers
9 août, par CADTM , Stéphanie Jacquemont
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4 avril 2012, par Stéphanie Jacquemont
6 janvier 2012, par Maria Lucia Fattorelli , Stéphanie Jacquemont
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Interview de Maria Lucia Fattorelli par Stéphanie Jacquemont
Le problème de la dette au Brésil n’a pas été réglé sous Lula, il s’est même aggravé5 janvier 2011, par Maria Lucia Fattorelli , Stéphanie Jacquemont