Des tribunaux populaires déclarent la dette du tiers-monde hors la loi

7 mai 2001 par Le Monde Économie




La population d’Afrique du Sud doit-elle payer pour une dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
contractée pour l’essentiel durant le régime de l’apartheid ? La démocratie argentine doit-elle continuer à honorer les créances accumulées pendant les années noires de la dictature militaire ? Les créanciers, publics et privés, au nom de la continuité de l’Etat, répondront oui. Les débiteurs, eux, aimeraient que la question soit examinée de plus près. Vladimir Poutine, le président russe, a réussi à faire effacer de près d’un tiers l’ardoise soviétique auprès des banques commerciales Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
. Mais avec le Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, le club des bailleurs publics, le bras de fer n’est pas gagné. Il est, à ce jour, le seul chef d’Etat à s’être aventuré face à ces créanciers étrangers sur le terrain de la « légitimité » de la dette.

On y trouve en effet plus fréquemment des organisations non gouvernementales qui militent pour l’annulation partielle ou totale du fardeau des pays en développement. « Le remboursement de la dette est un obstacle majeur au développement de ces pays. La dette est souvent illégitime car elle a été souscrite par des régimes antidémocratiques ou corrompus. Son remboursement continue d’être exigé malgré les transitions démocratiques », peut-on lire dans le document établi à l’issue de la rencontre Dakar 2000, en décembre, à laquelle participaient une trentaine d’ONG. Faute de pouvoir plaider cette cause devant de « vrais » tribunaux, plusieurs mouvements, notamment en Amérique latine, ont décidé de créer leurs propres « tribunaux populaires ».

Au Brésil, la Conférence nationale des évêques a pris l’initiative en y associant le plus important syndicat local, la CUT (Centrale unifiée des travailleurs), et le Mouvement des sans-terre. Le verdict, rendu en avril 1999, « déclare que la dette extérieure a été contractée en infraction avec la loi nationale et qu’elle a surtout profité aux élites au détriment de la majorité de la population ». Une consultation fut ensuite organisée pour savoir si cette dette devait être répudiée : sur les six millions de Brésiliens interrogés, 90 % répondirent par « oui ».

L’Argentine, un an plus tard, s’est livrée au même exercice. Le verdict fut identique. A chaque fois, le processus est comparable : des ONG, des juristes, des économistes, etc., se réunissent pour procéder à un audit : dans quelle condition a-t-elle été contractée et à quelles fins ? Plusieurs critères permettent, selon ces assemblées, de conclure à l’illégitimité : dettes contractées par des dictateurs, détournées au profit de minorités corrompues, ou encore dettes n’ayant pas - au final - contribué au développement du pays.

Jubilée Sud, qui coordonne les campagnes dans les pays en développement, s’est fixé pour objectif de multiplier les tribunaux nationaux « pour faire évoluer l’approche du problème non plus sous l’angle de la charité mais sous celui de la justice en établissant les chaînes de la responsabilité ». Ce n’est pas la seule initiative pour que soit reposée la question de la dette en termes de droits. Les ONG du Nord proposent la création d’une instance d’arbitrage internationale indépendante qui, pour la première fois, considérerait les responsabilités respectives des débiteurs et des créanciers. Jusqu’à présent, les renégociations de dettes se font exclusivement sous l’autorité des créanciers.

Dans le cadre du programme pour les pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(PPTE) lancé en 1996 par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et le Fonds monétaire international, les institutions ont la haute main sur l’intégralité du processus : montant des allégements, calendrier, liste des engagements auxquels le pays doit souscrire. Kunifert Raffer, juriste à l’université de Vienne, soutient qu’il ne sera pas possible de résoudre la question de la dette - récurrente depuis vingt ans - sans introduire une procédure d’insolvabilité pour les Etats, autrement dit admettre qu’un pays, comme une entreprise ou un particulier aux Etats-Unis, puisse se trouver en situation de faillite.

Les créanciers ne veulent évidemment pas entendre parler d’une telle idée. Pourtant la Cnuced Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Depuis les années 1980, elle est progressivement rentrée dans le rang en se conformant de plus en plus à l’orientation dominante dans des institutions comme la Banque mondiale et le FMI.
Site web : http://www.unctad.org
(Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) réclame dans son rapport annuel publié le 24 avril, et consacré à la prévention des crises financières, « un traitement équilibré entre les débiteurs et les créanciers et reconnaît que, dans certains cas, il faut qu’un Etat puisse se mettre en congé de remboursement ».

Ceux qui défendent, au nom du droit, l’annulation de la dette mettent en avant encore un autre argument : le remboursement de la dette dans les pays pauvres se fait au détriment de l’éducation et de la santé. Ce qui constitue, selon eux, une violation flagrante du pacte des droits économiques et sociaux des Nations unies.

La Mauritanie, par exemple, consacrait en 1998 110 millions de dollars au remboursement de sa dette et seulement 69 à la santé et à l’éducation. L’Afrique du Sud, un des pays les plus touchés par l’épidémie de sida, affecte autant d’argent pour honorer ses créanciers que pour entretenir son système de santé.

Au regard des droits fondamentaux, il y aurait certainement pour des avocats matière à de belles plaidoiries. La Banque mondiale jusqu’à présent fait la sourde oreille à de tels arguments. Même si, depuis plusieurs années, elle insiste sur la nécessité d’instaurer des filets de protection sociale. Son président, James Wolfensohn, lors de l’assemblée de printemps de la Banque, fin avril à Washington, s’est montré catégorique : « Annuler la dette reviendrait à mettre la clé sous la porte », affirme-t-il. Lors du G 8 de Gênes, en juillet, il pourrait être cependant à nouveau pressé de s’expliquer. Les ONG ont choisi cette date pour lancer leur nouvelle bataille sur « le droit de ne plus payer ».

L.C.