4 mai 2018 par Jean Gadrey
Parmi les arguments utilisés par l’oligarchie pour pousser à la libéralisation puis la privatisation des services publics, il y a presque toujours « l’énormité de la dette ».
On oublie de préciser que cette dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
a été délibérément produite par des décisions publiques diverses concernant soit des investissements insensés devenus des boulets (exemple de la SNCF), soit (ou en même temps) l’étranglement financier - l’austérité imposée - induisant un déficit annuel récurrent.
Cela conduit l’organisme public à emprunter, à s’endetter de plus en plus auprès de banques privées, à payer de plus en plus de remboursements annuels, avec un possible effet « boule de neige » (quand on doit emprunter à nouveau pour payer des intérêts devenant élevés à certaines périodes, ce qui n’est pas le cas actuellement, mais pourrait bien le redevenir, on va le voir).
On oublie aussi de nous dire qu’en contraignant des organismes publics à s’endetter faute de financements publics à la hauteur des besoins sociaux qu’ils sont censés couvrir, non seulement on ampute la réponse à ces besoins, mais on met ces organismes entre les mains de banques et de financiers qui vont laisser libre cours à leurs penchants pour la spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
voire à leur appétence pour les paradis fiscaux
Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.
La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
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Je prends ici l’exemple de l’Unédic car on peut s’appuyer sur des analyses récentes de grande qualité.
Rappel : L’Unédic et Pôle Emploi forment ce qu’on appelle l’Assurance chômage, que financent les employeurs du secteur privé. L’Unédic - Union Nationale Interprofessionnelle pour l’Emploi dans l’Industrie et le Commerce - est une association loi 1901. Elle gère l’Assurance chômage à proprement dite tandis que Pôle emploi s’occupe de l’accompagnement et de l’indemnisation des chômeurs.
La dette de l’unedic : d’où vient-elle ?
Dans le cas de l’Unédic, ou assurance chômage, une remarquable étude récente (un « audit citoyen » de 52 pages effectué par un collectif de militants associatifs, syndicaux, etc.) fait le point, chiffres et tableaux à l’appui, et il est fortement conseillé de la consulter car c’est une mine. On y constate que le stock de dette accumulée se montait en 2017 à environ 34 milliards d’euros (chiffre officiel peu transparent), soit autant que le budget annuel en 2017 de l’Unedic et Pôle emploi. Ce chiffre en lui-même n’est pas affolant, mais plus inquiétante est la tendance, puisqu’en 2008 le stock de dette n’était que de 4,9 milliards. Depuis, il a bondi.
Pourquoi cette hausse ? Plusieurs facteurs interviennent mais le plus important est évident : la forte hausse du chômage depuis 2008 n’a pas été accompagnée d’une hausse correspondante des recettes (les cotisations chômage en représentent 98 %). Cela a gonflé le déficit annuel (dépenses d’indemnisation moins recettes), en dépit de mesures restrictives qui n’ont cessé de réduire la proportion de chômeurs indemnisés et le montant de leurs indemnités.
J’ai composé le graphique suivant à partir des données trimestrielles de Pôle Emploi et de la DARES dites données CVS-CJO, pour les seules catégories A, B et C. On passe d’un point bas à 3,06 millions de demandeurs d’emploi au deuxième trimestre 2008 à 5,62 millions au premier trimestre 2018. Soit + 84 %.
De 2008 à 2014 (tableau suivant), le nombre d’inscrits à Pôle Emploi, toutes catégories (A à D), a progressé de 86 %, de 3,3 millions à 6,14 millions (actuellement 6,26 millions). Pendant ce temps, le nombre de chômeurs indemnisés a certes progressé, mais de 38 % seulement. Le pourcentage de chômeurs indemnisés (« taux de couverture ») s’est donc effondré. La seule chose qui n’a pas bougé est le taux de cotisation…
C’est clair : dans une logique néolibérale purement comptable, l’équilibre des comptes de l’Unédic exige, si le chômage progresse fortement, qu’on réduise tout aussi fortement la proportion de chômeurs indemnisés et/ou leurs indemnités. Dans une logique de protection sociale, l’État aurait pour devoir d’augmenter les recettes de l’assurance chômage, d’une façon ou d’une autre. Et de mener des politiques créatrices d’emplois (voir mes billets sur cet enjeu : on peut créer des milliers d’emplois utiles).
La dette de l’UNEDIC engraisse la finance et appauvrit les chômeurs et les salariés
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car le vrai néolibéralisme consiste à privilégier les privilégiés, à savoir les très riches et la finance, ce qui est pratiquement la même chose, y compris et surtout sur le dos des salariés et des chômeurs. Or cette dette, comme d’autres composantes de la dette publique, c’est une ressource formidable pour les prêteurs privés, à savoir les banques et la finance. Le mécanisme de ce transfert vers les profits privés est bien décortiqué, exemples à l’appui, dans l’étude sur laquelle je m’appuie.
Je résume : l’UNEDIC s’endette sur les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
(en empruntant à de nombreuses grandes banques privées mondiales, voir un tableau page 24 de l’étude). En 2016, elle a versé 324 millions d’euros en intérêts, soit l’équivalent des indemnités chômage d’environ 30 000 demandeurs d’emplois percevant une indemnité moyenne de 900 euros par mois (pages 6 et 14 de l’étude).
Ainsi, « la dette de l’Unedic est livrée à la finance privée. Elle emprunte à des banques privées qui agissent pour le compte de leurs clients, le plus souvent des fonds de placement, des « hedge funds
Hedge funds
Les hedge funds, contrairement à leur nom qui signifie couverture, sont des fonds d’investissement non cotés à vocation spéculative, qui recherchent des rentabilités élevées et utilisent abondamment les produits dérivés, en particulier les options, et recourent fréquemment à l’effet de levier (voir supra). Les principaux hedge funds sont indépendants des banques, quoique fréquemment les banques se dotent elles-mêmes de hedge funds. Ceux-ci font partie du shadow banking à côté des SPV et des Money market funds.
Un Hedge funds (ou fonds spéculatif) est une institution d’investissement empruntant afin de spéculer sur les marchés financiers mondiaux. Plus un fonds aura la confiance du monde financier, plus il sera capable de prendre provisoirement le contrôle d’actifs dépassant de beaucoup la richesse de ses propriétaires. Les revenus d’un investisseur d’un Hedge funds dépendent de ses résultats, ce qui l’incite à prendre davantage de risques. Les Hedge funds ont joué un rôle d’éclaireur dans les dernières crises financières : spéculant à la baisse, ils persuadent le gros du bataillon (les zinzins des fonds de pension et autres compagnies d’assurance) de leur clairvoyance et crée ainsi une prophétie spéculative auto-réalisatrice.
», des « mutual funds » ou des transnationales plus soucieuses d’un taux de rentabilité à 2 chiffres que du bien commun. On retrouve ces « investisseurs financiers » dans les listes des sociétés présentes dans les paradis judiciaires et fiscaux (source = Wikileaks) ou/et parmi les entreprises qui licencient. » Et pour pouvoir négocier des prêts, l’Unédic se soumet à des agences de notation
Agences de notation
Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite.
, les mêmes que celles qui ont fait parler d’elles en 2008, qu’elle paie un prix d’or (650.000 euros par an) et à des commissaires aux comptes eux aussi grassement rémunérés, dans des conditions qui font soupçonner des conflits d’intérêt.
Alors certes, pour l’instant, les taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
sont bas, mais cela ne durera pas, d’autant que le MEDEF demande qu’on en finisse avec la garantie de l’État, facteur essentiel pour négocier des taux plus bas avec les prêteurs privés.
Je conclus en citant à nouveau cet audit citoyen :
« Comme le précisèrent les rédacteurs des « Jours heureux » en 1945, le texte programme du Conseil National de la Résistance : « La cotisation sociale est un prélèvement sur la richesse créée par le travail dans l’entreprise, qui n’est affecté ni aux salaires ni aux profits, mais mutualisé pour répondre aux besoins sociaux des travailleurs résultant des aléas de la vie, indépendamment de l’État et de la négociation collective et dont le montant est calculé à partir des salaires versés ».
La France consacre ce droit à la protection sociale dans sa Constitution (articles 10 et 11 du préambule de la Constitution de 1946, repris dans la Constitution actuellement en vigueur).
Il revient donc à l’État de garantir les besoins de financement et d’assurer cette redistribution. »
Source : Blog de Jean Gadrey sur Alternatives Économiques
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