Dette financière VS. Dette sociale

12 janvier 2017 par Anouk Renaud , Benjamin Lemoine


Photo by John Towner (CC)

L’histoire de la dette publique n’est pas une histoire de chiffres, d’instruments comptables ou financiers. Non, c’est une histoire avant tout politique. C’est dans cette histoire de la dette publique française que nous plonge Benjamin Lemoine dans son dernier livre. Il nous convie dans les coulisses de l’État, pour ouvrir ce qu’il appelle « la boîte noire » de la dette et nous montrer comment une certaine définition, vision, problématisation et donc gestion de la dette publique s’est aujourd’hui imposée au détriment d’autres. Car derrière la manière de définir une dette, la manière de la calculer, de l’enregistrer dans les comptes de l’État, la manière de l’émettre, la financer… se cachent des enjeux et choix politiques. C’est le cas par exemple de la « dette sociale ». Débusquer ces enjeux pour (re)politiser le débat, voici une des contributions fondamentales du livre de B. Lemoine. Alors, débattons-en !




Extraits de Benjamin LEMOINE, L’ordre de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché
, Éditions La Découverte, Paris, 2016, entre pages 184-289.

 Auprès de qui l’État se sent-il le plus obligé ?

« La production par l’État d’une information exhaustive sur sa situation financière, afin d’entretenir sa réputation, passe par la valorisation d’une partie encore peu visible de son bilan : ses promesses de paiement futur de retraites à ses fonctionnaires. [...] L’enjeu consiste à déterminer si ces engagements constituent une véritable «  dette  » de la puissance publique vis-à-vis de ses fonctionnaires au même titre qu’un contrat d’emprunt d’État souscrit par les créanciers privés. Faut-il inclure, ou ne pas inclure, ces dépenses futures de retraites au passif Passif Partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (capitaux propres apportés par les associés, provisions pour risques et charges, dettes). dans le bilan de l’État [1] et, dès lors, impacter le fameux ratio de dette rapporté au PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
, devenu le point de mire des débats relatifs aux finances publiques ? [...]

« La refonte des méthodes de comptes est comprise [également] comme un moyen d’effectuer de la «  pédagogie  » pour l’action publique : la visibilité accrue des risques futurs quant à la soutenabilité de la dette et des régimes de retraite doit faire progresser l’idée «  que l’allongement de la durée des cotisations de retraites est nécessaire  ». [...] Il s’agit de mettre en scène l’état futur inquiétant des comptes et l’obésité budgétaire des États. [...] En fabriquant des scénarios apocalyptiques, on dessine en creux la bonne voie à suivre. [2] [...]

« Si les dépenses futures de retraites sont considérées comme des dettes, au même titre que les emprunts d’État souscrits auprès des créanciers privés (les bons et obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’État émis par l’Agence France Trésor), alors ces engagements sociaux, ces promesses garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). par les politiques publiques, devraient être tenus aussi fermement que les contrats d’emprunts financiers liant l’État à ses créanciers privés. [...] En cherchant à améliorer la transparence sur ses comptes pour permettre aux créanciers des placements optimaux, l’État pourrait, paradoxalement, servir les bénéficiaires de la dépense sociale qui souhaiteraient graver les engagements de politiques publiques promis par l’État dans le marbre d’un contrat irréversible […] La question posée est la suivante : auprès de qui l’État se sent-il le plus obligé ? […]

 Créanciers privés VS créanciers «  sociaux  » : une nouvelle lutte des classes ?

« Si, pour tirer l’alarme sur les comptes, les agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite. n’hésitaient pas à projeter les dépenses sociales futures comme autant de dettes potentielles, le fait de symétriser juridiquement le niveau d’engagement entre dettes financières et dettes sociales n’est pas sans poser de problème aux professionnels de la finance. [...] En 2010, dans une note de recherche pour la banque Morgan Stanley, Arnaud Marès, ancien responsable de la notation souveraine chez Moody’s [...] évoque très explicitement une lutte des classes entre créanciers privés et créanciers «  sociaux  ». [...]

« Moody’s s’attend à ce que la plupart des pays industrialisés fassent défaut sur leurs promesses de pensions de retraite. Nous sommes arrivés à la conclusion que, sauf quelques rares exceptions, il est quasiment impossible pour chaque grande nation développée de satisfaire les retraites du secteur public (par répartition Retraite par capitalisation
par répartition
Le système de retraite par répartition est basé sur la solidarité inter-générationnelle garantie par l’État : les salariés cotisent pour financer la retraite des pensionnés.
Le système de retraite par capitalisation est basé sur l’épargne individuelle : les salariés cotisent dans un fonds de pension qui investit sur les marchés internationaux et est chargé de leur verser leur retraite à la fin de leur carrière.
) promises, y compris les dépenses de santé pour les seniors, sans des ajustements significatifs sur des prestations futures. Les prestations devront être revues à la baisse [3]. [...]

« La dette financière est ainsi conçue comme un contrat rigide, quand la dette sociale n’est envisagée que comme un contrat flexible, une «  convention  » sociale et une simple «  promesse  » politique, réversible, sur laquelle il est plus aisé, et surtout nécessaire, pour le souverain de revenir :

« Heureusement pour les gouvernements, le public ne prend généralement pas les défauts sur la dette sociale et les retraites autant au sérieux que la violation de la promesse par un gouvernement sur ses obligations du Trésor (obligations financières). Pourquoi cela semble-t-il tellement n’être qu’une convention sociale [4] ?

« Les professionnels de la finance réaffirment, dans leur intérêt propre, la différence ontologique entre dette sociale des retraites et «  véritable  » dette financière. Soucieux de redifférencier le statut et la nature des dettes, les détenteurs d’obligations du Trésor réhabilitent ainsi le statut d’exception dont doit bénéficier le droit des créanciers financiers de l’État. [...]

  « Si nous avons à choisir entre un défaut au FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et un défaut à notre peuple... »

« Dans une [...] situation d’urgence, où il s’agit de déterminer quelle partie de la dette financière sera ou non remboursée, et quelle partie de l’État social sera ou non démantelé, le débat sur la nature des dettes n’a plus rien de théorique ou de prospectif. [...] Arrivée au pouvoir en janvier 2015, la coalition de Syriza a incarné pendant un temps l’espoir en Grèce d’une rupture avec l’austérité [...].

En avril 2015, les fonds et liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
se faisant tellement rares, les paiements et remboursements auxquels est tenu l’État grec entrent frontalement en concurrence et le gouvernement annonce qu’il serait contraint de prendre la décision sans précédent de manquer un versement au Fonds monétaire international. La Grèce n’a plus assez d’argent pour payer à la fois les 458 millions d’euros au FMI le 9 avril et couvrir les paiements pour les salaires et la Sécurité sociale le 14 du même mois.

Des sources proches du parti de Syriza assuraient à la presse : « Nous sommes un gouvernement de gauche. Si nous avons à choisir entre un défaut au FMI et un défaut à notre peuple, la question ne se posera pas. » [5] À ce moment précis de l’histoire, un parti politique au pouvoir se fait donc le défenseur et le protecteur des dettes sociales. [...] Mais l’expérience Syriza a fait long feu et toutes les dettes, sociales et financières, ne se valent pas encore ni dans le débat public ni aux yeux des autorités. Les gouvernants voient d’ailleurs dans cette mise en équivalence une perte potentielle de souveraineté qui briderait la capacité des dirigeants à revenir sur les « acquis sociaux ». [...]

Pourquoi réserver aux contrats financiers la robustesse d’un paiement et l’irréversibilité d’un droit de propriété quand les prestations sociales pourraient facilement être annulées ou effacées par une nouvelle loi de finances ? »


Pour le CADTM, il y a une différence de nature entre la dette sociale et la dette financière de l’État.

La dette sociale vise à répondre à un droit fondamental reconnu par le droit international :le droit à la santé et à la retraite. Le système des retraites par répartition induit que les retraites d’aujourd’hui sont financées par les cotisations versées aujourd’hui par les employeurs, privés ou publics et les salariés. On ne peut ainsi parler de dette future inscrite ou non au passif de l’État. C’est une dette actuelle, permanente et atemporelle.

La dette financière d’un État (ou dette souveraine) est le produit d’un contrat commercial entre un acteur privé (banque) et une institution publique. Ce contrat commercial comporte un calendrier de remboursement rythmé par des échéances avec un début et une fin.

Entre la dette sociale et la dette financière s’établit une hiérarchie. Si payer la dette financière oblige l’État à amputer ou annihiler la dette sociale, nous nous trouvons dans le cas d’une dette qualifiée d’insoutenable, l’inverse n’est pas vrai.


Cet article est tiré du dernier numéro des Autres Voix de la Planète, le magazine du CADTM.


Notes

[1Le bilan est une « photo » de fin d’année des actifs (ce que la société possède) et passifs (ce que la société doit) d’une société ou une autre entité, ici en l’occurrence de l’État. Source : glossaire du CADTM 

[2Francis CHATEAURAYNAUD et Didier TORNY, Les Sombres Précurseurs. Une sociologique pragmatique de l’alerte et du risque, Éditions de l’EHESS, Paris, 199 ; cité par l’auteur page 278

[3Cité et traduit par l’auteur, page 286

[4Cité et traduit par l’auteur, page 287

[5« Greece draws up drachma plans, prepares to miss IMF payment », The Telegraph, 2 avril 2015 ; cité par l’auteur, page 288

Anouk Renaud

Militante au CADTM Belgique

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Benjamin Lemoine

est chercheur en sociologie au CNRS spécialisé sur la question de la dette publique et des liens entre les États et l’ordre financier.
Il est l’auteur de L’ordre de la dette, Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché (La Découverte, 2016)

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