Interview d’Eric Toussaint par Samy Archimède (Le journal des Activités Sociales de l’énergie)
16 mars 2018 par Eric Toussaint , Samy Archimède
Un homme se confrontant à son créancier (CC - Wikimedia)
La dette n’est pas une fatalité, estime Éric Toussaint dans son dernier essai, « Le Système dette ». Alors que le Forum social mondial 2018 s’ouvre au Brésil, l’historien et porte-parole du CADTM international plaide pour un sursaut populaire face aux politiques sociales régressives imposées par les créanciers.
Au cours des deux derniers siècles, certains pays comme le Mexique, les États-Unis ou la Russie ont réussi à faire annuler leur dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Quels enseignements peut-on en tirer ?
L’enseignement à en tirer, c’est qu’une attitude ferme de répudiation des dettes odieuses et illégitimes peut déboucher sur un succès important. En 1861, lorsque le Mexique a répudié une dette considérée comme odieuse, la France de Napoléon III a utilisé ce prétexte pour envoyer un corps expéditionnaire afin d’élargir son empire colonial. Mais la résistance du peuple mexicain a été victorieuse. À cette époque-là, les créanciers n’hésitaient pas à utiliser la force dans des interventions extérieures. Le Mexique a pourtant confirmé son acte de résistance en 1867 et en 1883.
La Russie a suivi la même voie il y a tout juste cent ans.
Oui. En février 1918, les soviets ont répudié une dette contractée par le tsar, notamment auprès de banques françaises comme le Crédit lyonnais qui tirait de la gestion des emprunts russes 30 % de ses revenus. C’était une demande populaire qui a provoqué la fureur de la France. Mais l’attitude très ferme des Soviétiques a été récompensée parce que les créanciers ont, l’un après l’autre, rétabli des relations avec les soviets et leur ont même octroyé des crédits commerciaux pour éviter de perdre ce marché important.
Il n’y a pas de fatalité dans la dette, dites-vous, mais il y a quand même des conditions qui rendent la rébellion plus difficile, comme dans le cas de la Grèce.
La Grèce n’a pas essayé de refuser sa dette et c’est son erreur, je dirais. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, plusieurs pays ont réussi à répudier leurs dettes. Comme la Chine en 1949 ou encore Cuba dix ans plus tard. Ce sont des actes très forts qu’il faut souligner. On croit, à tort, que les créanciers sont tout-puissants. On croit qu’Alexis Tsipras en 2015 n’avait pas d’autre choix que de signer un troisième mémorandum [mesures d’austérité accompagnant un nouveau prêt, ndlr]. En vérité, la Grèce aurait pu suspendre les paiements de sa dette car celle-ci était clairement odieuse et illégitime (voir notre interview de l’économiste Michel Husson en juin 2015).
Une attitude ferme peut-elle suffire à annuler tout ou partie d’une dette ?
Oui, on peut obliger les créanciers à faire des concessions très importantes. Après avoir suspendu le paiement d’une dette identifiée comme odieuse suite à un audit, il y a deux solutions : soit les créanciers font des concessions importantes conduisant à annuler 80 à 90 % de la dette ; soit l’État victime de ses créanciers doit être prêt à répudier cette dette de manière unilatérale en fondant cet acte souverain sur des arguments de droit.
Le problème, c’est que la dette et les politiques néolibérales qui l’accompagnent se fondent très souvent sur des relations de domination économique.
Il est clair que les créanciers mettent une pression très importante. Mais pour moi, ils sont responsables de leur œuvre : même si c’est l’État débiteur qui cherche à emprunter, aucun créancier n’est forcé de prêter. Et lorsqu’il le fait, c’est qu’il y trouve son intérêt. Il faut montrer aux créanciers que leur politique de prêts peut conduire à des violations de droits sociaux, économiques et humains. C’est à eux de payer ces conséquences.
Se soumettre aux exigences des créanciers implique de très fortes réductions des dépenses sociales, la remise en cause de toute une série de droits et des privatisations
Y a-t-il aujourd’hui des pays qui font de la résistance face à leurs créanciers ?
En 2008, le système bancaire de l’Islande, qui avait été privatisé quelques années auparavant par un gouvernement néolibéral, s’est effondré en même temps que Lehman Brothers et bien d’autres banques. Mais sous la pression populaire, le gouvernement a refusé d’indemniser la Grande-Bretagne et les Pays-Bas en considérant que les dettes réclamées par ces créanciers n’étaient pas légitimes. Au départ, c’est le peuple qui s’est rebellé contre son propre gouvernement, en manifestant jour après jour, en exigeant un référendum (voir notre article). Les Islandais ont ainsi obtenu l’annulation de leur dette. À la même époque, un audit de la dette de l’Équateur a été organisé. Là aussi, l’Équateur a affronté ses créanciers de manière victorieuse.
Les résistances islandaise et équatorienne n’ont pas fait tache d’huile ?
Non, aujourd’hui, aucun gouvernement ne fait vraiment de la résistance par rapport à ses créanciers. C’est inquiétant parce que les peuples souffrent du remboursement de la dette. Se soumettre aux exigences des créanciers, cela implique de très fortes réductions des dépenses sociales, la remise en cause de toute une série de droits en matière de retraites, d’allocations chômage, d’accès à la santé et à l’éducation ; et des privatisations. Bref, une panoplie de mesures néolibérales brutales qu’on applique à la Grèce, au Portugal, à l’Irlande, à l’Espagne et à des tas de pays en développement. Le peuple tunisien a renversé Ben Ali en 2011 mais les créanciers ont continué d’exiger un remboursement du nouveau pouvoir. Autre exemple : l’Égypte du dictateur Al-Sissi, dont la France est à la fois un important créancier et un fournisseur d’armes. La liste des peuples qui souffrent d’une dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
est longue. Mais il ne faut pas baisser les bras. Il faut redoubler d’efforts pour que justice soit rendue aux peuples en annulant les dettes odieuses et illégitimes.
Pour aller plus loin
« Le Système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation », d’Éric Toussaint, Les liens qui libèrent, 2017.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
Quand le président Joe Biden affirme que les États-Unis n’ont jamais dénoncé aucune dette, c’est un mensonge destiné à convaincre les gens qu’il n’y a pas d’alternative à un mauvais accord bi-partisan.
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